Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Nous partîmes dès le lendemain matin pour établir à nos jeunes arbres des tuteurs avec des bambous. Nous emmenâmes la claie chargée de morceaux de fer pointus pour creuser la terre, et nous laissâmes au logis la bonne mère et son petit Franz, en leur donnant commission de nous préparer un bon dîner pour le retour et de faire fondre de la cire pour nos bougies. Le buffle resta à l’écurie : je voulais que sa blessure fût entièrement cicatrisée avant de le soumettre au travail, et déjà quelques poignées de sel nous avaient obtenu son amitié. D’ailleurs la vache suffisait pour traîner notre léger fardeau de bambous.

Nous trouvâmes nos arbres couchés par le vent tous du même côté. Des bambous furent plantés et attachés solidement aux arbres avec une espèce de liane qui croissait aux environs, et leur fournirent ainsi l’appui dont ils avaient besoin. Mes trois fils aînés, qui étaient avec moi, travaillaient avec beaucoup de zèle, et la nature même de notre occupation donnait lieu à des questions que j’accueillais avec beaucoup de plaisir; elles avaient toutes rapport à l’agriculture et à la botanique. Elles furent même si nombreuses, qu’elles finirent par m’embarrasser; mais je compris que le moment était favorable pour leur donner des renseignements utiles : aussi je m’empressai d’y répondre autant que mes connaissances me le permirent.

FRITZ. « Les arbres dont nous nous occupons sont-ils des sauvageons, ou des sujets greffés ?

JACK. Des sauvageons ? Ne vas-tu pas nous faire croire qu’il y a des arbres sauvages comme des buffles sauvages, et qu’il en existe d’autres dont les branches se courbent complaisamment pour nous laisser cueillir leurs fruits, comme un animal domestique obéit à la voix de son maître ?

ERNEST. Tu as voulu faire là de l’esprit, et, mon pauvre Jack, tu n’as rencontré qu’une sottise. Sans doute il n’y a pas là d’arbres dont les branches se courbent à la voix de l’homme; mais crois-tu que tous les êtres obéissent de la même manière ? Alors mon père devrait, quand tu es désobéissant, te passer une corde sous le nez comme il a fait au buffle.

MOI. Sans doute, il y a des arbres sauvages que l’on soumet à un genre d’éducation qui leur est propre, et qui a pour but de modifier la nature de leurs produits. Approchez, regardez cette branche : il vous est aisé de voir qu’elle a été insérée dans celle-ci; la sève de cette branche s’est répandue dans l’arbre entier, et le sauvageon est devenu un bel et bon arbre.

ERNEST. C’est ce qu’on appelle enter ou greffer.

MOI. Oui, c’est bien cela; mais ces deux manières subissent des modifications suivant la nature de l’arbre auquel on les applique. Ainsi on ente en écusson ou en œillet : les uns avec un bouton non enveloppé, les autres avec une branche; mais souvenez-vous que dans ces associations de divers produits de la nature, il faut toujours observer cette règle générale : que les contraires ne s’allient point, et que les arbres que l’on marie doivent être de même nature. Ainsi, on ne greffera point des pommes sur un cerisier, parce que l’un de ces fruits est à noyau, et l’autre à pépins. Quant aux arbres qui viennent ici sans culture, tels que les palmiers, les cocotiers et les goyaviers, la Providence a sans doute voulu par ce bienfait dédommager les pays chauds de plusieurs grands inconvénients.

ERNEST. Comment a-t-on pu avoir l’idée première de la greffe, et d’où a-t-on tiré les premières bonnes branches pour les insérer dans celles des sauvageons ?

MOI. Ta question est très sensée, et prouve que tu apportes une grande attention à mes explications. Les bons arbres fruitiers sont originaires de quelques pays où ils portent naturellement des fruits aussi exquis que l’art et les soins en peuvent produire chez nous. Ces arbres ont été arrachés jeunes de leur sol natal et transplantés en Europe, où ils ont servi à greffer les sauvageons; car le sol d’Europe est si peu propre à produire naturellement de bons fruits, que le meilleur arbre fruitier sortant de sa propre semence redevient sauvage et a besoin d’être greffé. Des jardiniers rassemblent à cet effet dans des enclos une quantité de jeunes arbrisseaux; on appelle ces enclos des pépinières, et c’est là qu’on va chercher les boutures dont on a besoin.

ERNEST. Mais sait-on bien exactement quelle est l’origine de nos fruits d’Europe, et par quels emprunts faits à l’Asie ou à l’Amérique l’homme est parvenu à les perfectionner ?

MOI. Oui, à peu près, et je puis sur ce point satisfaire ta curiosité. »

Je pris de là occasion d’apprendre à mes enfants l’origine de la plupart des fruits d’Europe; je leur appris que tous nos fruits à coquille, tels que la noix, l’amande, la châtaigne, sont originaires de l’Orient, que la cerise vient du Pont, la pêche de la Perse, l’orange de la Médie, etc.

Ces explications étaient entrecoupées d’exclamations assez comiques, qui décelaient la prédilection de chacun pour tel ou tel fruit. Je craignais d’abord de fatiguer l’attention ou la mémoire de mes enfants; mais ils me conjurèrent de continuer, m’assurant qu’ils étaient bien loin d’oublier ou de confondre.

« Heureux les pays ! » s’écria Fritz en s’arrêtant devant les orangers, les citronniers, les pistachiers et toute la belle plantation dont nous avions environné Zelt-Heim, qui se trouvaient alors en plein rapport; « heureux les pays où croissent de tels arbres !

—    Sans doute, lui répondis-je, ces pays ont bien quelque droit à être appelés fortunés; mais les chaleurs qui les brûlent et les dessèchent ne rendent que trop nécessaires les fruits acides qui les enrichissent. Ainsi l’orange et le citron appartiennent aux latitudes brûlantes d’où l’on tira les fruits, tous cultivés avec succès, apportés en Europe, en Espagne, en France, en Italie. C’est à Malte surtout que le climat leur a été favorable. Les olives viennent de la Palestine; c’est Hercule, suivant la mythologie, qui les apporta le premier en Europe, et qui les planta sur le mont Olympe, d’où elles se répandirent dans toute la Grèce. Les figues sont originaires de la Lydie, et les abricots d’Arménie. Les prunes sont dues à la Syrie, et viennent directement de Damas. Ce sont les croisés qui en ont apporté en Europe les principales espèces, quoique quelques-unes puissent bien être européennes. La poire est un fruit de la Grèce; le mûrier est dû à l’Asie, et le cognassier passe pour venir de l’île de Crète. C’est l’arbre sur lequel le poirier se greffe avec le plus de succès. »

Ces instructions produisirent d’autant plus d’effet sur l’esprit attentif de mes enfants, qu’ils en avaient autour d’eux l’application immédiate. À midi notre travail fut terminé; nous revînmes à Falken-Horst avec un appétit prodigieux; notre bonne ménagère l’avait prévu, et nous trouvâmes un macaroni au fromage de Hollande, accompagné du chou du palmier, qui fut trouvé délicieux. Ernest, qui nous l’avait procuré, fut bien remercié.

Après le repas, nous allâmes rendre visite au buffle; il commençait à s’habituer à son nouveau genre de vie; le sel que nous lui donnions y contribuait beaucoup; au lieu de ruer comme les jours précédents à notre approche, il étendait vers nous sa langue raboteuse pour obtenir quelque parcelle de cette friandise. J’espérai alors qu’à l’aide de bons traitements j’obtiendrais de ce robuste animal des secours qui nous seraient bien utiles.

Après cette visite, ma femme me rappela un projet que j’avais formé depuis longtemps, mais dont l’exécution présentait de grandes difficultés : c’était de substituer un escalier solide à l’échelle de corde, qui l’avait toujours fort effrayée. Nous ne montions dans notre chambre que le soir; mais le mauvais temps pouvait nous forcer à résider tout à fait dans le château aérien; nous avions besoin alors de descendre fréquemment, et l’échelle de corde pouvait donner lieu à des accidents déplorables; car mes étourdis la franchissaient avec l’agilité d’un chat, au risque de se rompre vingt fois le cou.

L’élévation de l’appartement ne permettait guère de songer à placer cette construction en dehors de l’arbre; il aurait fallu pour cela des poutres trop hautes, et par conséquent trop pesantes pour être facilement remuées. Je savais que le figuier était creux, et la malheureuse aventure de mon petit Franz m’avait appris qu’il renfermait un essaim d’abeilles. Je résolus cependant de sonder sa cavité et de m’assurer de son étendue. Mes fils prirent aussitôt chacun une hache, et, s’élevant le long de la voûte de racines, ils se mirent à frapper sur divers points en même temps, pour juger au son jusqu’où allait la cavité; mais le bruit donna l’éveil à l’essaim, et Jack, qui s’était, grâce à ses habitudes d’étourdi, posé précisément en face de l’ouverture, eut la figure et les mains horriblement criblées de piqûres. Je me hâtai de frotter ses plaies avec de la terre délayée dans l’eau, et ce remède fit cesser la douleur. Fritz ne fut guère plus heureux. Ernest seul dut à sa nonchalance habituelle d’en être préservé : il arriva le dernier, et s’enfuit aussitôt qu’il aperçut le danger. Cet événement imprévu interrompit les travaux de sondage, et je m’occupai immédiatement du moyen de faire sortir l’essaim hors de l’arbre en lui construisant une ruche. La voûte fut faite avec une grande calebasse; je la couvris d’un toit de paille pour la mettre à l’abri, et je la scellai de mon mieux sur une grande planche, au moyen de la terre humide, en ne réservant qu’une petite ouverture destinée à servir d’entrée. Je me trouvai seul pour accomplir tous ces préparatifs : les piqûres qu’ils avaient reçues avaient mis mes fils à peu près hors de combat. Mais en attendant que les grandes douleurs fussent passées, je préparai du tabac, une pipe, un morceau de terre glaise, des ciseaux et des marteaux. Puis, quand mes enfants furent disposés à m’aider, je commençai à boucher l’ouverture avec de la terre glaise, en n’y laissant que juste de quoi passer le tuyau de ma pipe, que j’avais bien bourrée et allumée. Je me mis ensuite à fumer. Au commencement on entendit un bruit épouvantable dans le creux de l’arbre; mais peu à peu il se calma, et tout devint silencieux; je retirai ma pipe sans qu’il parût une seule abeille. Alors, aidé de Fritz, nous commençâmes, avec un ciseau et une hache, à détacher de l’arbre, un peu au-dessus des abeilles, un morceau carré d’environ trois pieds. Avant de le détacher entièrement, je recommençai ma fumigation; puis enfin je me hasardai à examiner l’intérieur de l’arbre. Nous fûmes saisis d’admiration à l’aspect de ces travaux immenses : il y avait une telle quantité de miel et de cire, que je craignais de ne pas avoir assez de vases pour les contenir. Tout l’intérieur de l’arbre était plein de rayons; je les détachai avec précaution, et les déposai à mesure dans des calebasses que m’apportaient mes enfants. Les rayons supérieurs, où les abeilles s’étaient rassemblées en pelotons, furent placés dans la nouvelle ruche.

Je remplis un tonnelet de miel, après en avoir réservé quelques rayons pour notre repas. Je fis couvrir avec soin ce baril de voiles et de planches, afin que les abeilles, attirées par l’odeur, ne vinssent pas le visiter. Je proposai aussi, afin de les écarter de leur ancienne demeure, d’allumer dans l’intérieur de l’arbre quelques poignées de tabac.

Mon idée eut un plein succès. Dès qu’elles furent en état de voler, et qu’elles voulurent se rendre à l’arbre, l’odeur les en chassa bien vite, et avant le soir elles s’accoutumèrent à leur nouvelle résidence. Comme la journée s’était avancée dans ces diverses occupations, nous remîmes au lendemain les travaux préparatoires de l’escalier. Je proposai à tout le monde de veiller cette nuit-là pour préparer notre provision de miel. Nous allâmes cependant faire un petit somme pour ne pas trop nous fatiguer, et nous fûmes réveillés à l’entrée de la nuit. Nous nous mîmes promptement à l’ouvrage; le tonnelet de miel fut vidé dans un chaudron; à l’exception de quelques rayons, le reste, mêlé à un peu d’eau, fut mis sur un feu doux et réduit en une masse liquide que nous passâmes à travers un sac en la pressant, et que nous versâmes de nouveau dans la tonne, qui resta debout toute la nuit. Le matin, la cire s’était séparée et élevée au-dessus du miel en un disque dur et solide, et au-dessous restait le miel le plus appétissant qu’on pût voir. La tonne fut soigneusement refermée et mise au frais dans une fosse, que nous nous promîmes bien d’aller souvent visiter.

Johann David Wyss

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