Johann David Wyss

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Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

Dès mon lever, j’allai visiter les deux embarcations, sans réveiller aucun de mes enfants. Je me glissai avec le moins de bruit possible au bas de l’arbre, et je trouvai là vie et activité.

Les deux chiens, pressentant que j’allais faire une course, sautaient autour de moi et m’accablaient de caresses. Le coq battait des ailes en criant, et les poules accouraient au-devant de moi. L’âne seul était encore étendu tout de son long, et visiblement peu disposé à la course matinale que j’avais projetée. Je l’éveillai et l’attelai à la claie, sans y joindre la vache, que je ne voulais pas fatiguer avant qu’elle eût donné son lait du matin; et, accompagné des chiens, je me rendis vers la côte, flottant entre la crainte et l’espoir. Je vis avec plaisir, en arrivant, que les masses de plomb auxquelles j’avais fixé mes embarcations avaient été suffisantes pour les défendre contre la marée montante; le flot les avait un peu dérangées, mais elles étaient en bon état. Je me hâtai de charger modérément la claie, et je repris le chemin de Falken-Horst, où j’arrivai quand le soleil était déjà assez élevé; cependant tout le monde dormait encore.

Je poussai un cri perçant, comme un cri de guerre, pour réveiller les dormeurs : ma femme fut la première à sortir du lit, et fut tout étonnée de trouver le jour si avancé.

« Ce sont ces matelas, dit-elle, qui nous ont fait si bien dormir. En vérité, ils ont une influence magique, car mes enfants ne sont pas disposés à les quitter.

—    Debout ! debout ! criai-je alors aux petits paresseux qui s’étiraient; la paresse est un ennemi auquel il ne faut pas céder, car tous ces délais sont autant de victoires pour elle : méfiez-vous, mes enfants, de la propension à la mollesse; il faut, dans un homme, de la vigueur et de l’énergie pour le faire triompher des obstacles et lui permettre de se passer des autres. » Fritz fut le premier, Ernest le dernier à sortir du lit, selon leur habitude.

Quand toute la famille fut sur pied, nous fîmes un déjeuner rapide, et nous nous acheminâmes tous vers la côte pour opérer le déchargement du radeau; nous fîmes successivement deux voyages avec la claie, et, au second, j’attelai la vache pour soulager un peu notre âne. En quittant le rivage, je m’aperçus pour la première fois que la marée montait; je dis en conséquence adieu à mes autres enfants, et je montai avec Fritz dans le bateau de cuves pour attendre qu’il fût à flot. Jack me témoigna un tel désir d’être de ce voyage, que je consentis à le laisser monter avec nous.

Nous ne tardâmes pas à nous trouver à flot. Encouragé par la beauté du temps, je résolus de faire un autre voyage au vaisseau. Arrivés à la baie du Salut, le courant nous y porta avec sa rapidité accoutumée; néanmoins, comme nous remarquâmes que l’heure était déjà avancée, nous nous dispersâmes pour tâcher de faire quelque butin; car j’avais averti mes enfants que nous remettrions à la voile avant que le vent qui s’élève chaque soir de la côte eût eu le temps de nous saisir. Jack revint bientôt, rapportant avec lui une brouette qu’il assurait devoir être commode pour transporter les pommes de terre à Falken-Horst. Fritz revint ensuite sans rien rapporter; mais son air joyeux m’annonçait qu’il était content de ses recherches : en effet, il me dit qu’il avait trouvé au milieu d’un enclos de planches une pinasse démontée, accompagnée de deux petits canons pour l’armer.

Plein de joie à cette heureuse nouvelle, je quittai tout pour le suivre, et je m’assurai bientôt que mon fils ne s’était pas trompé; mais je compris que nous aurions bien de la peine pour la mettre en état de voguer.

Pour cette fois je laissai les choses dans l’état où elles se trouvaient, et, comme le temps pressait, je chargeai mes fils de placer sur le radeau quelques ustensiles de ménage, une grande chaudière de cuivre, des plateaux de fer, des râpes à tabac, un tonneau de poudre, un autre de pierre à feu; trois brouettes, des courroies pour les porter; et, sans prendre le temps de manger, nous remîmes à la voile en diligence.

Nous arrivâmes heureusement près de la côte; mais quel fut notre étonnement en apercevant au bord de l’eau, rangés de front, une quantité de petits hommes habillés de blanc ! Ils nous paraissaient immobiles, les bras tantôt pendants, tantôt tendus vers nous, comme s’ils eussent voulu nous témoigner leur affection.

« Ce sont des Lilliputiens, s’écria Jack; mais ils me semblent un peu plus gros que ceux dont j’ai lu la description. »

Fritz se moqua un peu de son frère, et lui apprit que ces Lilliputiens n’avaient jamais existé; il ajouta que ces animaux devaient être des oiseaux, car il voyait bien que ce que nous prenions pour des bras étaient leurs ailes.

Sa conjecture fut reconnue juste, et il se trouva que c’était une bande de pingouins manchots. Nous étions arrivés à peu de distance du bord, quand soudain, sans me prévenir, Jack l’étourdi sauta dans l’eau et courut à terre; puis, avant que les imbéciles d’oiseaux songeassent à s’enfuir, il leur distribua une volée de coups de bâton qui en abattit une demi-douzaine. Les autres prirent la fuite.

Fritz n’était pas content de ce que son frère l’avait ainsi empêché de tirer; mais je me moquai de sa manie meurtrière, et je ris de bon cœur de l’exploit de Jack, tout en le grondant de l’imprudence avec laquelle il s’était jeté dans l’eau.

Nous nous occupâmes ensuite à débarquer notre cargaison; mais, comme le soleil était déjà bien bas, nous primes chacun une brouette, que nous chargeâmes, selon nos forces respectives, de râpes à tabac et de plaques en fer, sans oublier les pingouins de Jack, puis nous nous remîmes en marche.

Quand nous arrivâmes à Falken-Horst, les deux dogues arrivèrent les premiers à notre rencontre, et la joie avec laquelle ils nous accueillirent se manifesta si vivement, qu’ils renversèrent plusieurs fois le pauvre Jack, dont les faibles mains distribuaient à tort et à travers à ses amis d’inutiles coups de poing. Cette lutte, dans laquelle Jack était loin d’avoir l’avantage, nous amusa quelque temps. Ma femme accourut aussitôt, et fut très contente de la découverte des brouettes.

Cependant quelques-uns de nos pingouins, que le bâton de Jack avait seulement étourdis, avaient commencé à se remuer. J’ordonnai de les attacher par la patte à l’une de nos oies, pour les habituer à la vie de basse-cour. L’expédient ne plut ni aux uns ni aux autres, et nos pauvres bêles ne comprenaient absolument rien à cet arrangement.

Ma femme me montra alors une bonne provision de pommes de terre qu’elle avait recueillies pendant notre absence, et Ernest et Franz un énorme monceau de la racine qu’Ernest avait découverte la veille, et que j’avais prise avec raison pour du manioc. Je donnai à chacun la part d’éloges due à son activité.

« Ce sera bien mieux encore, dit alors le petit Franz, quand tu verras un jour, en revenant du vaisseau, un beau champ de maïs, de courges, de melons.

—    Oh ! le petit bavard, dit ma femme. Oui, mon ami, nous avons semé toutes ces graines dans les trous de pommes de terre. »

Johann David Wyss

Les robinsons suisses

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