Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Au premier chant du coq, je sautai hors de mon lit et descendis de l’arbre pour dépouiller notre kangourou et partager les chairs, moitié pour être mangées sans retard, moitié pour être salées. Il était temps d’arriver; car nos chiens y avaient tellement pris goût, qu’ils avaient déjà arraché la tête, et qu’ils se préparaient à partager la proie tout entière. Je saisis aussitôt un bâton, et je leur en appliquai deux ou trois coups qui les firent fuir en hurlant sous les buissons. Je commençai aussitôt mes fonctions de boucher; mais, comme je n’étais pas fort expert, je me couvris tellement de sang, que je fus obligé d’aller me laver et changer d’habit avant de me représenter devant mes enfants. Nous déjeunâmes, et j’ordonnai alors à Fritz de tout préparer pour aller à Zelt-Heim prendre le bateau de cuves, et de m’accompagner au vaisseau. Quand il s’agit de partir, nous appelâmes en vain Jack et Ernest pour leur dire adieu. Inquiet, je demandai à ma femme où ils pouvaient être. Elle me répondit qu’ils étaient sans doute allés chercher des pommes de terre, et me fit remarquer qu’ils avaient emmené Turc avec eux. Je l’engageai à les gronder quand ils reviendraient.

Un peu rassuré, je me mis en marche avec Fritz; nous arrivâmes, sans rien rencontrer, au pont du ruisseau, et là, à notre grand étonnement, nous vîmes sortir de derrière un buisson, en poussant de grands cris, nos deux petits polissons. Ils avaient compté de cette manière nous forcer à les emmener avec nous; mais, comme j’avais dessein de prendre dans le vaisseau tout ce que j’en pourrais enlever, je me refusai absolument à ce qu’ils me demandaient, et je leur recommandai de se rendre sur-le-champ auprès de leur mère, pour lui annoncer de ma part ce que je n’avais pas eu le courage de lui dire en partant : c’est que je passerais la nuit sur le vaisseau.

Ils nous quittèrent un peu confus; pour nous, nous montâmes dans le bateau de cuves, et, à l’aide du courant, nous atteignîmes en peu d’instants les débris du navire. Aussitôt arrivé, je résolus de multiplier nos moyens de transport; car notre bateau de cuves me semblait insuffisant pour l’immense quantité d’objets que je voulais enlever.

Notre bateau n’ayant pas assez d’espace ni de solidité pour transporter une charge considérable, je voulus construire un radeau qui pût y suppléer. Nous eûmes bientôt trouvé un nombre suffisant de tonnes d’eau qui me parurent très bonnes pour ma construction. Nous les vidâmes aussitôt, puis nous les rebouchâmes avec soin, et nous les rejetâmes dans la mer après les avoir attachées fortement avec des cordes et des crampons aux parois du vaisseau qui étaient les plus solides; cela fait, nous établîmes sur ces tonnes un plancher très fort, auquel nous fîmes, avec d’autres planches, un rebord d’un pied de hauteur tout autour pour assurer sa charge, et nous eûmes ainsi un très beau radeau, qui pouvait contenir trois fois la charge de notre bateau de cuves.

Cette construction avait employé toute notre journée, et il commençait à faire nuit quand elle fut terminée. Tout ce que nous pûmes faire, ce fut de chercher quelques vivres pour manger, et puis nous passâmes la nuit sur les matelas du capitaine, où nous fîmes un si bon somme, qu’oubliant les dangers dont la mer nous menaçait, nous ne nous réveillâmes pas avant le lendemain matin.

Dieu eut notre première pensée lorsque nos yeux furent ouverts; nous le remerciâmes de l’excellente nuit qu’il nous avait procurée, et nous procédâmes ensuite au chargement de notre radeau. D’abord nous vidâmes complètement la chambre que nous avions habitée avant le naufrage, puis celle même où nous venions de passer la nuit. Nous nous emparâmes des portes et des fenêtres, de leurs serrures, et de trois ou quatre caisses de bons habits appartenant aux officiers. Je trouvai d’autres caisses qui me firent bien plus de plaisir : c’étaient celles du charpentier et de l’armurier. Toutes ces boîtes furent déposées sur le radeau. La chambre du capitaine était pleine d’une foule d’objets précieux qu’il destinait sans doute aux riches colons de la mer du Sud, en échange de leurs produits. Je ne permis à Fritz d’y prendre que deux montres que j’avais promises à ses frères, et quelques paquets de couverts de fer, qui devaient mettre fin au scrupule qu’avait ma femme de se servir de ceux d’argent du capitaine. Ce que nous trouvâmes de plus précieux fut une caisse remplie de jeunes arbres fruitiers d’Europe, soigneusement empaquetés dans de la paille et de la mousse. Je revis avec attendrissement ces pommiers, ces poiriers et ces châtaigniers, productions de ma chère patrie, et que j’espérais, avec l’aide de Dieu, naturaliser sous ce ciel étranger. Nous prîmes encore une quantité de barres de fer, de plomb en saumon, de meules à aiguiser, de roues de char, de pelles, de socs de charrue, des paquets de fil de fer et de laiton, des sacs pleins de graines d’avoine et de vesce; nous trouvâmes enfin un petit moulin à bras démonté, mais dont toutes les pièces, soigneusement numérotées, pouvaient être aisément reconstruites. Comment choisir parmi tous ces trésors ? Les laisser sur le vaisseau, c’était nous exposer à les voir disparaître au premier coup de mer. Nous nous décidâmes à abandonner tous les objets de luxe, et nous complétâmes le chargement avec des armes et des munitions. J’ajoutai encore un grand filet de pêche tout neuf, la boussole du navire, et une superbe montre marine, qui devait nous servir à régler les nôtres. Fritz trouva dans un coin un harpon et un dévidoir à corde, qu’il fixa au devant du radeau pour harponner, disait-il, les gros poissons que nous pourrions rencontrer. Quoiqu’il soit très rare d’en rencontrer si près des côtes, je lui permis cette fantaisie.

Il était près de midi quand le chargement fut terminé, et nos deux embarcations étaient remplies jusqu’au bord. Nous coupâmes enfin la corde qui les retenait près du navire, et, poussés par un vent favorable, nous primes le chemin de la côte. Fritz, ayant aperçu un corps noir qui flottait à la surface de l’onde, me pria de l’examiner avec ma lunette et de lui dire ce que c’était. Je reconnus facilement une tortue de la grande espèce, endormie et se laissant aller au gré des flots. Pour satisfaire Fritz, qui me priait instamment de l’accoster, je dirigeai le bateau vers elle. La voile, en se déployant, me cachait le corps de mon fils, de manière que je ne pouvais apercevoir ses mouvements; mais le sifflement du dévidoir, et la rapide impulsion que notre bateau reçut tout d’un coup, me firent comprendre qu’il avait jeté son harpon sur la tortue.

« Au nom du Ciel ! lui criai-je, coupe la corde, imprudent; je ne suis plus maître du radeau, nous allons chavirer.

—    Touchée ! touchée ! criait mon jeune fou plein de joie, elle ne nous échappera pas. »

Je laissai la voile et courus à l’avant du navire, une hache à la main, pour couper moi-même la corde; mais Fritz me fit remarquer que nous ne courions encore aucun danger, et me pria d’attendre. J’y consentis, tout en me tenant toujours prêt à couper la corde à la première apparence de péril. La tortue, exaltée par la douleur, nous entraînait avec une effrayante rapidité, et j’avais toutes les peines du monde à maintenir notre embarcation en équilibre. Je remarquai tout à coup que l’animal faisait un coude et cherchait à regagner la haute mer; je déployai aussitôt la voile, et cette résistance parut si forte à la pauvre bête, qu’elle reprit le chemin de terre; mais, au lieu de suivre le courant qui portait au vaisseau, elle le traversa et nous entraîna à gauche, vers la hauteur de Falken-Horst.

Nous traversâmes assez heureusement les écueils qui bordent toute la côte; enfin le bateau vint échouer sur un banc de sable, et par bonheur resta droit. Je sautai aussitôt dans l’eau, et courus à la tortue, qui se cachait dans le sable, et d’un coup de hache je lui coupai la tête. Fritz poussa alors un cri de joie, et tira son coup de fusil en l’air pour faire venir les nôtres. Ils accoururent, en effet, et nous accablèrent de caresses. Quand ils virent toutes nos richesses, ils s’extasièrent, puis ils coururent admirer la tortue, que Fritz avait frappée au cou.

Quand la curiosité fut satisfaite, je priai ma femme et mes fils d’aller aussitôt à Falken-Horst chercher la claie et nos deux bêtes de trait, afin de mettre dès le soir une bonne partie de notre butin à l’abri. Un orage ou simplement une forte marée eût suffi pour engloutir ces richesses si précieuses et si laborieusement acquises. Le reflux avait laissé nos embarcations presque à sec. Nous roulâmes sur la côte quelques masses de plomb et nos plus grosses barres de fer, auxquelles nous attachâmes les cordes des radeaux. Cette amarre me parut assez solide pour le moment. La claie arriva enfin; nous ne la chargeâmes que de la tortue et de quelques objets moins pesants, car j’estimai que cette bête pouvait bien peser à elle seule trois quintaux.

Chemin faisant, nous racontâmes ce que nous avions vu au vaisseau, et Fritz parla de la caisse de bijoux : tous mes enfants regrettaient que nous ne l’eussions pas apportée.

« Mes bons amis, leur dis-je, il faut abandonner ici certains préjugés que vous avez apportés d’Europe. Par exemple, l’or et les bijoux, vous devez le comprendre, sont loin d’avoir par eux-mêmes la valeur que nous leur attribuons ordinairement. C’est le luxe et le commerce qui en font tout le prix.

Ma femme nous apprit alors que le petit Franz avait découvert, à ses dépens, un essaim d’abeilles, et que par conséquent nous allions avoir du miel. Tout en plaignant le pauvre petit et en nous félicitant de sa découverte, nous arrivâmes près de notre château aérien. Là commença un nouveau travail pour décharger et surtout pour ouvrir notre grosse tortue. Je la retournai sur le dos, et à force de soins et de précaution, je parvins à séparer la carapace du plastron, sans les briser ni l’un ni l’autre, le découpai ensuite autant de chair qu’il nous en fallait pour un repas, et je priai notre ménagère de nous la faire cuire sans autre assaisonnement qu’un peu de sel. Les pattes, les entrailles et la tête furent jetées aux chiens, et le reste destiné à être conservé dans la saumure. Ma femme voulut jeter la graisse verdâtre qui pendait tout autour; mais je lui appris que c’était la partie la plus exquise de cet animal, et elle consentit enfin à vaincre sa répugnance.

« Maintenant, papa, s’écrièrent à la fois mes enfants, donnez-nous cette belle écaille.

—    Elle n’est pas à moi, leur répondis-je; elle est à Fritz, qui seul en disposera : d’ailleurs qu’en voulez-vous faire ? »

L’un, c’était Jack, la destinait à lui servir de bouclier; l’autre, Franz, de petit bateau.

« Pour moi, dit Fritz, je compte en faire un bassin pour recevoir l’eau du ruisseau qui coule auprès de nous.

—    Bien, mon enfant ! toi seul as pensé au bien général : c’est ainsi qu’il faut agir. Nous placerons ton bassin aussitôt que nous aurons rencontré de la terre glaise, qui d’ailleurs ne saurait manquer ici.

—    Elle est toute trouvée, s’écria aussitôt Jack; c’est moi qui l’ai découverte ce matin en tombant dessus…

—    À tel point, ajouta la mère, que j’ai été obligée de faire une lessive de ses vêtements.

—    Eh bien, hâtez-vous donc de poser votre bassin, dit Ernest; je viendrai y faire rafraîchir les racines que j’ai trouvées ce matin aussi. Elles sont très sèches et ressemblent assez aux grosses raves : je les crois bonnes a manger, car notre cochon s’en régalait avec beaucoup de plaisir; mais je n’ai pas osé y goûter avant de vous les avoir montrées. »

Je le louai de sa prudence, et je lui demandai à voir ces racines. Je reconnus avec joie que c’étaient des racines de manioc.

« Prises dans l’état naturel, elles peuvent être nuisibles, lui dis-je; mais, cuites et préparées, elles servent à faire une sorte de gâteau qui remplace fort bien le pain : ainsi réjouis-toi de cette découverte, mon enfant. »

Cependant la claie était déchargée; nous reprîmes le chemin de la mer, tandis que ma femme et Franz restaient pour préparer le dîner. En cheminant, j’appris à mes enfants que la tortue qui fournit la belle écaille employée dans les arts, et qu’on appelle caret, n’a pas une chair bonne à manger, et que celle que nous avions tuée ne pouvait, en revanche, fournir des écailles pareilles. Nous chargeâmes cette fois la claie en partie de nos effets, ainsi que du moulin à bras, que la découverte du manioc nous rendait maintenant doublement précieux.

Lorsque nous revînmes au logis, le repas était prêt; mais, avant de nous mettre à table, ma femme me prit à part, et me dit : « Vous me semblez bien fatigués; aussi je vais vous faire goûter d’un nectar qui sans nul doute vous rendra vos forces. »

En disant ces mots, elle me conduisit derrière notre arbre; là je trouvai caché dans un buisson, pour le tenir frais, un petit tonneau.

« Voilà ma trouvaille, » dit-elle. Je goûtai et bus avec délices, car c’était de l’excellent vin des Canaries. Elle l’avait trouvé le matin en se promenant au bord de la mer avec Ernest. Celui-ci l’avait mis en perce, et nous avait gardé le secret assez fidèlement pour nous laisser le plaisir de la surprise. La soupe de tortue fut trouvée délicieuse; mes enfants, qui avaient paru d’abord assez peu alléchés par la graisse verte, n’en eurent pas plutôt goûté, qu’ils ne se firent pas prier pour en reprendre, et ma femme elle-même avoua qu’elle s’était trompée. Ce fut un des meilleurs repas de ma vie.

Tout le monde reçut ensuite un verre de bon vin, qui nous ranima tellement, que nous trouvâmes des forces pour hisser dans notre demeure aérienne les matelas que nous avions apportés. Enfin nous remerciâmes Dieu de cette journée de bénédiction, et nous nous étendîmes avec bonheur sur nos lits, ou un doux sommeil vint bientôt fermer nos yeux.

Johann David Wyss

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