Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Malgré mon dépit contre toutes ces méchancetés, Brulette prenait si peu de soin de s’en défendre et marquait, par ses soins pour l’enfant, tant de mépris du qu’en dira-t-on, que je commençais à m’y embrouiller moi-même. Qu’est-ce qu’il y avait d’absolument impossible, après tout, à ce que j’eusse été pris pour dupe ? Dans un temps, l’amitié de Brulette pour Joseph m’avait donné de la jalousie. Quelque sage et retenue que soit une fille, quelque honteux que soit un garçon, l’amour et l’ignorance en ont surpris bien d’autres, et il y a des couples si jeunes qu’ils ne connaissent le mal qu’après y être tombés. Pour avoir été sotte une fois, Brulette aurait pu n’en être pas moins, par la suite, une fille de tête, capable de bien cacher son malheur, trop fière pour s’en confesser, et assez juste, nonobstant, pour ne vouloir tromper personne. Était-ce par son commandement que Joseph voulait se rendre digne d’être un beau mari et un bon père de famille ? C’était d’un vouloir sage et patient. M’étais-je trompé en supposant qu’elle avait du goût pour Huriel ? J’en étais bien capable, et quand même ce goût lui serait venu malgré elle, comme elle n’y avait guère cédé, elle n’avait pas grand tort envers Joseph. Enfin, était-ce par devoir de conscience ou par durée d’amitié qu’elle avait marché au secours de ce pauvre malade ? C’était son droit dans les deux cas. Finalement, si elle était mère, elle était bonne mère, encore que son naturel n’y fût peut-être pas porté. Toutes les femmes peuvent avoir des enfants, toutes les femmes ne sont pas curieuses d’enfants pour cela, et Brulette n’en avait que plus de mérite à revenir au sien, en dépit de son goût pour la compagnie et des doutes qu’elle laissait prendre sur la vérité.

Tout bien considéré, je ne voyais, en tout ce que je pouvais supposer de pire, rien qui me fît rabattre de mon amitié pour ma cousine. Seulement, je l’avais vue si diversieuse là-dessus dans ses paroles, que je me trouvais gêné dans ma confiance. Elle savait trop bien user de ruse, s’il était vrai qu’elle aimât Joseph; et si elle ne l’aimait point, elle avait donné trop d’aise et d’oubli à ses esprits pour une personne résolue à faire son devoir.

Si elle n’avait pas été si maltraitée, je me serais ralenti de la fréquenter, tant ces doutes m’avaient ôté de mon assurance avec elle; mais je me commandai, tout au contraire, de l’aller voir journellement et de ne pas lui marquer la moindre méfiance de ses paroles. Cependant j’étais toujours étonné de la peine qu’elle avait à se ranger à son devoir de mère. Malgré le poids de chagrin que je lui sentais sur le cœur, il lui venait, à tout moment, des retours de cette belle jeunesse toujours fleurissante en toute sa personne. Si elle n’étalait plus ni soie ni dentelle, elle n’en avait pas moins toujours ses cheveux lisses, son bas blanc bien tiré, et ses pieds mignons grillaient de sauter quand elle voyait une belle place verte ou entendait un son de musette. Quelquefois, dans la maison, quand une bourrée bourbonnaise lui revenait en mémoire, elle mettait Charlot sur les genoux du grand-père, et me faisait danser avec elle, en chantant, riant et se carrant comme si toute la paroissée eût été encore là pour la regarder; mais, au bout d’un moment, Charlot criait et voulait aller au lit, ou être porté, ou manger sans faim et boire sans soif. Elle le reprenait avec des larmes dans les yeux, comme un chien à qui on remet son collier, et, en soupirant, le berçait ou lui chantait une routine, ou le faisait se pourlicher de quelque galette.

Voyant comme elle regrettait son beau temps, je tâchai de lui offrir ma sœur pour garder son petit, tandis qu’elle irait aux danses de Saint-Chartier. Il faut vous dire qu’en ce temps-là, il y avait, au vieux château dont vous ne voyez plus que la carcasse, une demoiselle vieille, qui était de belle humeur et donnait bal à tout le pays environnant. Bourgeois ou nobles, paysans ou artisans, y allait qui voulait; les salles du château étant si grandes qu’elles ne pouvaient jamais être trop remplies. Et l’on y voyait aller messieurs et dames montés sur leurs chevaux ou bourriques en plein hiver, par des chemins abominables, en bas de soie, boucles d’argent et tignasses poudrées à blanc comme l’étaient souvent de neige les arbres du chemin. On s’y amusait tant, que rien n’arrêtait la compagnie riche et pauvre, qui s’y voyait bien régalée de midi à six heures du soir.

La demoiselle dame de Saint-Chartier, qui avait remarqué Brulette dans les danses sur la place, l’année d’auparavant, et qui était curieuse d’amener de jolies filles à ses bals de jour, la fit demander, et, par mon conseil, elle s’y rendit une fois. Je crus bien faire, car je m’imaginais qu’elle se laissait, trop rabaisser, en ne voulant pas tenir tête aux méchants esprits. Elle avait toujours si bon air et un langage si à propos, qu’il ne me paraissait point possible qu’on n’en revînt pas sur son compte, en la voyant si belle et si bien tenue.

Son entrée à mon bras fit d’abord chuchoter, sans qu’on osât davantage. Je la fis danser le premier, et, comme elle avait une grâce dont personne ne se pouvait défendre, d’autres vinrent l’inviter, qui peut-être furent tentés de lui dire quelque joyeuseté, mais n’osèrent point s’y risquer. Tout allait en douceur, quand des bourgeois arrivèrent dans la salle où nous étions; car les paysans avaient leur bal à part, et ne se confondaient avec les riches que sur la fin, quand les dames, ennuyées d’être quittées de leurs danseurs, se décidaient à se mélanger avec les filles de campagne, lesquelles attiraient mieux gens de toutes sortes par leur franc ramage et leur fraîche santé.

Brulette fut d’abord guignée comme la plus fine pièce de l’étalage, et les bas de soie lui firent tant de fête que les bas de laine n’en pouvaient plus guère approcher; et, par esprit de contradiction, après l’avoir bien déchirée pendant six mois, redevinrent tous jaloux en une heure, c’est-à-dire plus amoureux qu’auparavant; si bien que ce fut comme une rage à qui l’inviterait, et on se serait quasi battu pour lui donner le baiser de l’entrée en danse.

Les dames et demoiselles en bisquèrent, et les femmes de chez nous firent reproche à leurs paroissiens de ne savoir pas mieux garder leur rancune; mais ce fut comme si elles chantaient complies, tant le regard d’une belle a plus de baume que la langue d’une laide n’a de venin.

—    Eh bien, Brulette, lui dis-je en la ramenant chez nous, n’avais-je pas raison de te secouer un peu de tes ennuis ? Tu vois que la partie n’est jamais perdue, quand on sait la jouer franchement.

—    Je t’en remercie, cousin, me dit-elle. Tu es le meilleur de mes amis, et mêmement, je pense, le seul fidèle et sûr que j’aie jamais eu. Je suis contente d’avoir eu raison de mes ennemis, et, à présent, ne m’ennuierai plus à la maison.

—    Diantre ! tu vas vite ! Hier, c’était tout bouderie; aujourd’hui, c’est tout liesse ! Tu vas donc reprendre ton rang de reine du bourg ?

—    Non, dit-elle; tu ne m’entends pas. Voici la dernière fête où j’irai, tant que j’aurai Charlot; car, si tu veux que je te le dise, je ne me suis pas diverti une miette. J’ai fait bon visage pour te contenter, et je suis aise, à présent, d’avoir soutenu l’épreuve; mais, tout le temps que j’ai été là, je n’ai pensé qu’à mon pauvre gars. Je le voyais toujours pleurant et rechignant, quelque amitié qu’on pût lui faire chez toi, et il est si maladroit à se faire comprendre, qu’il se sera ennuyé en ennuyant les autres.

Ces paroles de Brulette me retournèrent le sang. J’avais oublié Charlot en la voyant rire et danser. L’amour dont elle ne se cachait plus pour lui me remit en tête tout ce qui me semblait ses mensonges passés; et je crus aussi pouvoir la regarder comme une affineuse sans pareille, qui se lassait de se contraindre.

—    Tu l’aimes donc de tes entrailles ? lui dis-je, sans trop songer aux paroles que j’employais.

—    Avec mes entrailles ? dit-elle étonnée. Eh bien, peut-être qu’on aime comme cela tous les enfants, quand on réfléchit à ce qu’on leur doit. Je n’ai jamais fait semblant, comme bien des jeunesses que j’ai vues griller pour le mariage, d’avoir l’instinct d’une bonne poule couveuse. J’avais peut-être la tête un peu trop éventée pour mériter d’entrer en famille de bonne heure. Il y en a qui ne peuvent gagner leurs seize ans sans en perdre le dormir. Moi, je gagnerai la vingtaine sans trouver que je suis en retard. Si c’est un tort, il n’y a pas de ma faute. Je suis comme Dieu m’a faite et j’ai marché comme il m’a poussée. À dire vrai, un petit enfant est un rude maître, injuste comme un mari qui serait fol, obstiné comme une bête affamée. J’aime le raisonnement et la justice, et me serais plue en une compagnie douce et sage. J’aime aussi la propreté, et tu m’as souvent raillé de ce qu’un grain de poussière sur le dressoir me tourmentait, et de ce qu’une mouche dans mon verre m’ôtait la soif. Un petit enfant va toujours cherchant la malpropreté, quoi qu’on fasse pour l’en dégoûter. Et puis, j’aime à penser, à songer, à me ressouvenir; et le petit enfant veut qu’on ne songe qu’à lui, et s’ennuie dès que vous ne le regardez plus. Mais tout cela ne fait rien, Tiennet, quand le bon Dieu s’en mêle. Il a inventé une espèce de miracle qui se fait dans nos entendements quand il le faut, et, à présent, je sais une chose à laquelle je ne croyais pas, devant qu’elle m’advînt : c’est que n’importe quel enfant, fût-il laid et méchant, peut bien être mordu par une louve ou piétiné par une chèvre, mais jamais par une femme, et qu’il viendra à la gouverner, à moins qu’elle ne soit faite d’un autre bois que les autres.

Comme elle disait cela, nous entrions chez moi, où Charlot jouait avec les enfants de ma sœur :

—    Oh ! ma foi, vous faites bien d’arriver, dit ma sœur à Brulette; vous avez là le gars le plus farouche qu’il y ait sur terre. Il bat les miens, les mord, les enjure, et il faut avec lui quarante charretées de patience, et de compassion.

Brulette s’approcha, en riant, de Charlot qui jamais ne lui faisait aucune fête, et, le regardant jouer à sa manière; lui dit, comme s’il eût pu l’entendre : J’en étais bien sûre, que tu ne te ferais point aimer chez ces braves gens qui te supportent. Il n’y a donc que moi, mon pauvre chat-huant, qui sois accoutumée à ton bec et à tes griffes !

Quoique Charlot n’eût guère en ce temps-là que dix-huit mois, il eût l’air de comprendre ce que lui disait Brulette; car il se leva, après l’avoir regardée un moment d’un air pensif, puis, sautant après elle, se mit à lui manger les mains de baisers, comme s’il eût voulu la dévorer.

—    Oh ! oh ! dit ma sœur, il a tout de même ses bons moments, à ce qu’il paraît !

—    Ma fine, dit Brulette, j’en suis aussi confondue que vous, car voilà le premier que je lui vois. Et, embrassant Charlot sur ses gros yeux ronds, elle se prit à pleurer de joie et de tendresse.

Je ne sais pourquoi je fus secoué de ce mouvement-là comme si c’était chose merveilleuse. Et, au fait, si ce gars n’était point à elle, Brulette, en ce moment-là, changeait bien devant mes yeux. Cette fille si accrêtée, qu’elle n’eût point voulu traiter le roi de cousin, six mois auparavant, et que, le matin même, toute la jeunesse de l’endroit, bourgeois et paysans, aurait encore servie à genoux, avait mis tant de pitié et de chrétienté dans son cœur qu’elle se trouvait récompensée de toutes ses peines par les premières caresses d’un malplaisant petit bavoux, sans gentillesse et quasi sans connaissance.

J’en eus une larme dans l’œil, en songeant à ce que lui coûtaient ces caresses-là, et, prenant Charlot sur mon épaule, je le reportai avec elle à son logis.

J’eus vingt fois sur le bout de la langue de lui demander la vérité; car, si elle était fautive de Charlot, j’étais tout prêt à lui en remettre le péché, et si, au contraire, elle prenait le fardeau du péché d’une autre, j’avais envie de lui baiser le bout des pieds, comme à la plus douce et patiente gagneuse de paradis.

Mais je n’osais lui faire de questions, et quand je disais mes doutes à ma sœur, laquelle n’a jamais été sotte, elle ne répondait :

—    Si tu n’oses point lui en parler, c’est que tu la sens innocente au fond de ton esprit. Et d’ailleurs, disait-elle encore, une si belle fille aurait fabriqué un plus beau garçon. Il ne lui ressemble non plus qu’une pomme de terre à une rose.

George Sand

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