Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Malzac, c’était le nom de notre ennemi (et il avait une langue aussi mauvaise que celle d’un aspic), porta sa plainte le premier, prétendit qu’il avait honnêtement invité la Berrichonne, qu’en l’embrassant il n’avait fait qu’user du droit et de la coutume de la bourrée, et que deux galants de cette fille, à savoir Huriel et moi, l’avions pris en traître et mauvaisement frappé.

—    Le fait est faux, répondis-je, et c’est à mon grand regret que je n’ai point roué de coups celui qui vous parle; mais la vérité est que je suis arrivé trop tard pour le prendre soit en franchise, soit en trahison, et qu’on m’a retenu la main au moment que j’allais cogner. Je vous dis la chose comme elle est; mais lâchez-moi, et je ne le ferai point mentir !

—    Et quant à moi, dit Huriel, je l’ai pris au collet comme on prend un lièvre, mais sans le frapper, et ce n’est pas ma faute si ses habits n’ont pas garanti sa peau; mais je lui dois une meilleure leçon et ne suis venu ici, ce soir, que pour en trouver l’occasion. Or donc, je demande à maître Archignat, mon chef, ainsi qu’à maître Bastien, mon père, d’être entendu sur l’heure ou après la fête, et de me faire justice si mon droit est reconnu bon.

Là-dessus arriva le frère capucin, qui voulut prêcher la paix chrétienne; mais il avait trop fêté le vin bourbonnais pour mener bien subtilement sa langue, et il ne put se faire entendre dans le bruit.

—    Silence ! cria le grand bûcheux d’une voix qui eût couvert le tonnerre du ciel. Écartez-vous tous, et laissez-nous régler nos affaires; vous pouvez écouter, mais non point prendre voix à ce chapitre. Ici, tous les muletiers, pour Malzac et Huriel. Ici moi et les anciens de la forêt, servant de parrains et juges à ce garçon du Berry. Parle, Tiennet, et porte ta plainte. Quelles raisons avais-tu d’en vouloir à ce muletier ? Si c’est pour avoir tenté d’embrasser ta payse, à la danse, je sais que c’est la coutume en ton endroit comme chez nous. Ça ne suffirait donc pas pour avoir eu même l’intention de frapper un homme. Dis-nous le sujet de ton dépit contre lui; c’est par là qu’il faut commencer.

Je ne me fis point prier pour parler, et, malgré que l’assemblée des muletiers et des anciens me causât un peu de trouble, je sus assez bien dérouiller ma langue pour raconter, comme il faut, l’histoire du bois de la Roche, et invoquer le témoignage du chef Archignat lui-même, à qui je rendis justice, peut-être un peu meilleure qu’il ne la méritait; mais je voyais bien que je ne devais point jeter de blâme sur lui, pour me l’avoir favorable, et je lui montrai en cela que les Berrichons ne sont pas plus sots que d’autres, ni plus aisés à mettre dans leur tort.

Tous les assistants qui, déjà, faisaient bonne estime de Brulette et de moi, réprouvèrent la conduite de Malzac; mais le grand bûcheux réclama encore le silence, et s’adressant à maître Archignat, lui demanda s’il y avait du faux dans mon rapport.

Ce grand compère rouge était un homme fin et prudent. Il avait la figure aussi blanche qu’un linge, et, quelque dépit qu’on lui pût causer, il ne paraissait pas avoir une goutte de sang de plus ou de moins dans le corps. Ses yeux vairons étaient assez doux et n’annonçaient point la fausseté; mais sa bouche, qui était à moitié cachée sous sa barbe de renard, souriait de temps en temps d’un air sot qui cachait mal un bon fonds de malice. Il n’aimait point Huriel, mais il faisait tout comme, et il passait pour se conduire en homme juste. Au fond, c’était le plus grand pillard qu’il y eût, et sa conscience mettait les intérêts de sa confrérie au-dessus de tout. On l’avait pris pour chef à cause de la froideur de son sang, qui lui permettait d’opérer par la ruse, et par là d’éviter à sa bande les querelles, voire les procédures, où il passait pour être aussi clerc qu’un procureur.

Il ne répondit rien à la question du grand bûcheux, et on n’eût su dire si c’était bêtise ou prudence, car tant plus il avait l’esprit éveillé, tant plus il se donnait l’air d’un homme endormi, qui rêvasse en lui-même et n’entend point ce qu’on lui demande.

Il se contenta de faire un signe à Huriel, comme pour lui demander si le témoignage qu’il allait faire serait conforme au sien; mais Huriel qui, sans être sournois, était aussi bien avisé que lui, répondit :

—    Maître, vous avez été invoqué comme témoin par ce garçon. S’il vous plaît de lui donner raison, je n’ai pas à vous confirmer dans la vérité de vos paroles, et s’il vous convient de lui donner tort, les coutumes de ma confrérie me défendent de vous porter un démenti. Personne, ici, n’a rien à voir dans nos affaires, et si Malzac a été blâmable, je sais d’avance que vous l’aurez blâmé. Mais il s’agit pour moi d’une autre affaire. Dans la question que nous avons eue ensemble devant vous au bois de la Roche, et dont je ne suis point appelé à dire le motif, Malzac m’a, par trois fois, dit que je mentais, et menacé personnellement. Je ne sais si vous y avez fait attention, mais je le déclare par serment; et comme je m’en trouve offensé et déshonoré, je réclame le droit de bataille, selon la coutume de notre ordre.

Archignat consulta tout bas les autres muletiers, et il paraît que tous approuvèrent Huriel, car ils se formèrent en rond, et le chef dit un seul mot : « Allez ! » Sur quoi Malzac et Huriel se mirent en présence.

Je voulais m’y opposer, disant que c’était à moi de venger ma cousine, et que la plainte que j’avais portée était d’une plus grande conséquence que celle d’Huriel; mais Archignat me repoussa, en disant :

—    Si Huriel est battu, tu te présenteras après lui; mais si c’est Malzac qui a le dessous, il faudra bien que tu te contentes de ce que tu auras vu faire.

—    Que les femmes se retirent ! cria le grand bûcheux; elles sont de trop ici.

Et en disant cela, il était pâle; mais il ne reculait point devant le danger que son fils pouvait courir.

—    Qu’elles se retirent si elles veulent, dit Thérence, qui était aussi pâle, mais aussi ferme que lui; moi, je dois être là pour mon frère, s’il y a du sang à arrêter.

Brulette, plus morte que vive, suppliait Huriel et moi de ne pas donner suite à la querelle; mais il était trop tard pour l’écouter. Je la confiai à Joseph, qui l’emmena à distance, et, posant ma veste, je me tins prêt à venger Huriel, s’il avait le dessous.

Je ne savais point quel serait le combat et je regardai bien, pour n’être pas pris au dépourvu quand mon tour viendrait. On avait allumé deux torchères de résine et mesuré, avec des pas, la place dont les deux combattants ne devaient point sortir. On leur donna à chacun un bâton de courza noueux et court, et le grand bûcheux assista maître Archignat dans toutes ces préparations, avec une tranquillité qu’il n’avait guère dans le cœur et qui faisait de la peine à voir.

Malzac, petit et maigre, n’était pas aussi fort qu’Huriel, mais il était plus vif de ses mouvements et connaissait mieux la bataille; car Huriel, encore qu’adroit au bâton, était d’un naturel si bon, qu’il avait eu bien peu souvent l’occasion de s’en servir.

Voilà ce qu’il me fut dit pendant qu’ils commençaient à se tâter, et j’avoue que le cœur me battait fort, autant de crainte pour Huriel que de colère contre son ennemi.

Pendant deux ou trois minutes, qui me parurent des heures d’horloge, aucun coup ne porta, étant bien paré de part et d’autre; enfin, on commença à entendre que le bois ne frappait plus toujours le bois, et le bruit sourd que faisaient ces bâtons sur les corps qu’ils rencontraient me donnait, chaque fois, comme une sueur froide. Dans notre pays, on ne se bat jamais comme cela, dans les règles, avec d’autres armes que les poignets, et je confesse que je n’avais pas l’esprit endurci à l’idée des têtes fendues et des mâchoires brisées. Jamais temps ne m’a paru plus long et souffrance pire que dans cette occasion-là. Avoir Malzac si adroit, je tremblais de peur pour moi aussi peut-être; mais, en même temps, j’avais tant de rage de ne pouvoir m’en mêler, que, si on ne m’eût retenu, je me serais jeté au milieu.

La chose me faisait dégoût, malice et pitié, et pourtant, j’ouvrais la bouche et les yeux pour n’en rien perdre, car le vent secouait les torches, et, par moments, on ne voyait quasi plus rien qu’un moulinet blanchâtre autour des batailleurs; mais, voilà que l’un des deux fit entendre un soupir comme celui d’un arbre cassé en deux par un coup de vent, et roula dans la poussière.

Lequel était-ce ? Je ne voyais plus, j’avais des orblutes dans les yeux; mais j’entendis la voix de Thérence qui disait :

—    Dieu soit béni, mon frère a gagné !

Je recommençai à voir clair. Huriel était debout et attendait, en franc compagnon, que l’autre se relevât, sans pourtant l’approcher, dans la crainte d’une trahison dont il le savait bien capable.

Mais Malzac ne se releva point, et Archignat, faisant défense à personne de bouger, l’appela par trois fois. Il n’en eut point de réponse et s’avança jusqu’à lui, disant :

—    Malzac, c’est moi, ne touchez point !

Malzac ne parut pas en avoir grande envie, car il ne se mut non plus qu’une pierre; et le chef, se penchant sur lui, le toucha le regarda, et, appelant, par leurs noms, deux muletiers, leur dit :

—    C’est partie perdue pour lui; faites ce qui est à faire.

Aussitôt ils le prirent par les pieds et la tête, et s’en allèrent, toujours courant, suivis des autres muletiers, qui s’enfoncèrent dans la forêt, défendant à tout ce qui n’était pas de leur bande de s’enquérir du résultat de l’affaire. Maître Archignat les suivit le dernier, après avoir parlé dans l’oreille du grand bûcheux, qui lui répondit seulement :

—    Ça suffit, adieu !

Thérence s’était attachée à son frère et lui essuyait la sueur de la figure avec son mouchoir, lui demandant s’il était blessé, et le voulant retenir pour l’examiner; mais il lui parla aussi dans l’oreille, et au premier mot, elle lui répondit :

—    Oui, oui… adieu !

Alors Huriel prit le bras de maître Archignat, et tous deux disparurent aussitôt dans l’ombre, car, du pied, en se sauvant, ils renversèrent les torches, et je me sentis comme, quand, d’un mauvais rêve tout plein de bruits et de clartés, on s’éveille dans le silence et l’épaisseur de la nuit.

George Sand

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