Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Cependant ma vue s’éclaircit peu à peu, et mes pieds, que la souleur tenait comme chevillés en terre, me permirent de suivre le grand bûcheux qui m’entraînait du côté des loges. Je fus alors bien étonné de voir que nous étions seuls avec sa fille, Joseph, Brulette et les trois ou quatre anciens qui avaient assisté au combat. Tout le reste du monde s’était ensauvé sitôt qu’on avait vu prendre les bâtons, afin de n’avoir point à témoigner en justice si l’affaire tournait mal. Les gens des bois ne se trahissent point les uns les autres, et pour n’avoir point à être appelés et tourmentés par les hommes de loi, ils s’arrangent pour ne rien savoir et n’avoir rien à dire. Le grand bûcheux parla aux anciens dans leur langage, et je les vis retourner sur le lieu du combat, sans pouvoir m’imaginer ce qu’ils y voulaient faire; je suivis Joseph et les femmes, et nous revînmes aux loges sans nous dire un mot les uns aux autres.

Quant à moi, j’avais été si secoué en moi-même, que je ne me sentais point en train de causer. Quand nous fûmes rentrés en la loge, nous étions tous si blêmes que nous nous fîmes quasiment peur. Le grand bûcheux, qui nous avait rejoint, s’assit, l’air pensif et les yeux fichés en terre. Brulette, qui avait fait un grand effort pour ne questionner personne, fondit en larmes dans un coin; Joseph, comme accablé de fatigue et de souci, s’étendit de son long sur le lit de fougère. Thérence seule allait et venait pour préparer la couchée; mais elle avait les dents serrées, et quand elle faisait effort pour parler, il semblait qu’elle fût devenue bègue.

Mais, au bout de quelques moments donnés à la réflexion ou à l’inquiétude, le grand bûcheux se leva, et nous regardant tous :

—    Eh bien, mes enfants, nous dit-il, qu’est-ce qu’il y a donc ? Une leçon a été donnée, en toute justice, à un mauvais homme, connu dans tous ses passages pour quelque méchante action, et qui avait abandonné sa femme, laquelle en est morte de misère et de chagrin. Il y a longtemps que ce Malzac déshonorait le corps des muletiers, et s’il fût mort, personne ne l’eût pleuré. Faut-il que nous soyons tristes et tourmentés pour quelques bons coups que mon fils Huriel lui a portés en franche bataille ? Pourquoi pleurez-vous, Brulette ? Avez-vous le cœur si doux que vous plaigniez le vaincu ? et ne jugez-vous point que mon fils a bien fait de venger votre honneur et le sien ? Il m’avait tout raconté, et je savais que, par prudence pour vous, il n’avait pas voulu punir sur l’heure le méfait de son confrère. Il aurait même souhaité que Tiennet n’en parlât point et n’y fût pour rien. Mais moi, qui ne voulais point de manquement à la vérité, j’ai laissé parler Tiennet comme il a cru devoir faire. Je suis content qu’il n’ait pas pu s’exposer dans une bataille très dangereuse pour celui qui n’en connaît point les feintes. Je suis content aussi que la bonne chance ait été pour mon fils; car, entre un homme juste et un mauvais chrétien, j’aurais pris parti dans mon cœur pour le juste, encore qu’il n’eût point été le sang de mon sang et la chair de ma chair. Par ainsi, remercions Dieu, qui a bien jugé, et lui demandons d’être toujours pour nous, en ceci et en toutes choses.

Et le grand bûcheux se mit à genoux, et fit avec nous la prière du soir, dont chacun se sentit réconforté et tranquillisé; puis, on se sépara de bonne amitié pour prendre du repos.

Je ne fus pas longtemps sans entendre que le grand bûcheux, dont je partageais toujours la chambrette, dormait dur, malgré un peu d’angoisse dans ses rêvasseries. Mais, dans la loge des filles, j’entendais toujours pleurer Brulette, qui en était malade et ne se pouvait remettre; et comme elle parlait avec Thérence, j’approchai mon oreille tout près de la cloison, non point par curiosité, mais par souci de sa peine.

—    Allons, allons, rentrez vos pleurs et vous endormez, disait Thérence d’un ton décidé. Les larmes ne servent de rien, et, je vous l’ai dit, il faut que j’y aille; si vous réveillez mon père, qui ne le sait point blessé, il voudra y aller, et ça peut le compromettre dans une mauvaise affaire, au lieu que moi, je n’y risque rien.

—    Vous me faites peur, Thérence; comment irez-vous toute seule trouver ces muletiers ? Tenez, ils m’effrayent toujours beaucoup, et pourtant j’y veux aller avec vous. Je le dois, puisque c’est moi qui suis la cause de la bataille. Nous appellerons Tiennet…

—    Non pas ! non pas ! ni vous, ni lui ! Les muletiers ne regretteront pas Malzac s’il en meurt; bien au contraire : mais s’il avait été mis à mal par quelqu’un qui ne fût pas de leur corps, et surtout par un étranger, à l’heure qu’il est votre ami Tiennet serait en mauvaise passe. Laissez-le donc dormir; c’est assez qu’il ait voulu s’en mêler, pour qu’il fasse bien, à présent, de se tenir tranquille. Quant à vous, Brulette, sachez bien que vous y seriez mal reçue, puisque vous n’avez pas, comme moi, un intérêt de famille qui vous y attire, et où personne, chez eux, ne s’avisera de me contrecarrer. Ils me connaissent tous, et ne craignent pas que je sois de trop dans leurs secrets.

—    Mais, croyez-vous donc les trouver encore dans la forêt ? Votre père n’a-t-il pas dit qu’ils s’en allaient dans le haut pays et ne passeraient pas la nuit dans les environs ?

—    Il faut toujours qu’ils y restent le temps de panser les blessés; mais si je ne les trouvais plus, je serais tranquille; car ce serait la preuve que mon frère n’a que peu de mal, et qu’il aurait pu se mettre en route avec eux tout de suite.

—    Est-ce que vous l’avez vue, cette blessure ? dites, ma chère Thérence, ne me cachez rien !

—    Je ne l’ai pas vue : on ne voyait rien; il disait n’avoir reçu aucun mauvais coup et ne pensait point à lui-même : mais, regardez, Brulette, et ne vous écriez pas; voilà le mouchoir dont je lui ai essuyé la figure et que je croyais mouillé de sa sueur. J’ai vu, en arrivant ici, qu’il était tout trempé de son sang, et il m’a fallu du courage pour retenir mon saisissement devant mon père, qui était bien assez soucieux, et devant Joseph, qui est bien assez malade.

Il se fit un silence, comme si Brulette, en regardant ou en prenant le mouchoir, eût été suffoquée; puis, Thérence lui dit :

—    Rendez-le-moi; il faut que je le lave dans le premier ruisseau que je rencontrerai.

—    Ah ! dit Brulette, laissez-le-moi garder; je le tiendrai bien caché.

—    Non, mon enfant, répondit Thérence; si les gens de justice avaient l’éveil de quelque bataille, ils viendraient tout bousculer ici, et mêmement fouiller les personnes. Ils sont devenus très tracassiers depuis quelque temps, et voudraient nous faire renoncer à nos coutumes, qui se perdent bien assez d’elles-mêmes sans qu’ils y mettent la main.

—    Hélas ! dit Brulette, ne serait-il pas à souhaiter que la coutume de batailles aussi dangereuses fût ôtée de votre pays ?

—    Oui, mais cela dépend de bien des choses auxquelles les juges du roi ne peuvent ou ne veulent rien. Il faudrait qu’ils rendissent la justice, et ils ne la rendent guère qu’à ceux qui ont le moyen de la payer. En est-il autrement dans vos pays ? Vous n’en savez rien, mais je gage bien que c’est comme chez nous. Seulement, les Berrichons ont le sang très lourd et ils patientent avec le mal qu’on peut leur faire, sans s’exposer à en chercher un pire. Ici, ce n’est point de même. L’homme qui vit dans les forêts, s’il ne se défendait point des méchants comme des loups et des autres mauvaises bêles, ne pourrait point exister. Est-ce que, par hasard, vous blâmeriez mon frère d’avoir demandé justice devant son monde, d’une injure et d’une menace qu’il avait été forcé d’endurer devant vous ? Il y a peut-être bien eu un peu de votre faute, dans la rancune qu’il en avait gardée; songez à cela, Brulette, avant de l’accuser. Si vous n’aviez pas marqué tant de chagrin et de dépit pour les insultes de ce muletier, il les aurait peut-être oubliées pour sa part, car il n’y a pas homme plus doux qu’Huriel et plus enclin à pardonner; mais vous vous teniez pour offensée, il vous avait promis réparation, il vous l’a baillée bonne. Ce n’est pas un reproche que je vous fais, ni à lui non plus; j’aurais peut-être été aussi chatouilleuse que vous, et, quant à lui, il a fait son devoir.

—    Non, non, dit Brulette se remettant à pleurer, il ne me devait point de s’exposer pour moi comme il l’a fait, et j’ai eu tort de lui montrer ma fierté. Je ne me le pardonnerai jamais, et, s’il lui arrive malheur d’une manière ou de l’autre, votre père et vous, qui avez été si bons pour moi, ne pourrez non plus me faire grâce.

—    Ne vous tourmentez pas de cela, répondit Thérence. Arrive ce que Dieu voudra, vous n’aurez point de reproche de nous. Je vous connais à présent, Brulette, et je sais que vous méritez l’estime. Allons, essuyez vos larmes, et tâchez de vous reposer. J’espère que je n’aurai pas de mauvaises nouvelles à vous rapporter, et je suis sûre que mon frère sera consolé et guéri à moitié, si vous me permettez de lui dire le chagrin que vous cause son mal.

—    Je pense, dit Brulette, qu’il y sera moins sensible qu’à votre amitié, et qu’il n’y a point de femme au monde qu’il puisse aimer autant qu’une sœur si bonne et d’un si grand courage. C’est pourquoi, Thérence, je me reproche de vous avoir demandé votre gage de première communion, et s’il lui prenait envie de le ravoir, je pense que vous feriez bien de le lui rendre, puisque vous l’avez à votre collier.

—    À la bonne heure, Brulette, dit Thérence, et pour cette parole, je vous embrasse. Dormez en paix, je pars !

—    Je ne dormirai pas, répondit Brulette, je prierai Dieu de vous assister jusqu’à ce que je vous voie de retour.

J’entendis Thérence sortir doucement de sa loge, et j’en fis autant, une minute après. Je ne pouvais point m’accommoder la conscience de l’idée que cette belle jeunesse allait ainsi s’exposer toute seule aux dangers de la nuit, et que, par crainte pour moi-même, je ne ferais pas ce qui était en moi pour lui porter assistance. Les gens qu’elle allait trouver ne me paraissaient pas si commodes et si bons chrétiens qu’elle le disait, et d’ailleurs, ils n’étaient peut-être pas les seuls à battre les bois à cette heure. Notre danse avait attiré des gredots, et l’on sait que tous ceux qui demandent la charité ne la font pas aux autres quand l’occasion du mal leur est belle. Et puis, je ne sais pas pourquoi la figure rouge et luisante du frère carme, qui avait si bien fêté mon vin, me revenait en mémoire. Il m’avait semblé ne pas baisser souvent les yeux quand il passait auprès des filles, et je ne savais point ce qu’il était devenu dans la bagarre.

Mais comme Thérence avait témoigné à Brulette ne vouloir point de ma compagnie pour aller trouver les muletiers, souhaitant ne pas lui déplaire, je me déterminai de la suivre à portée de l’ouïe, sans me montrer à elle, si elle n’avait pas occasion de crier à l’aide. À cette fin, je lui laissai donc prendre environ une minute d’avance, mais pas davantage, encore que j’eusse aimé à tranquilliser Brulette en lui disant mon dessein; j’aurais craint de me retarder et de perdre la piste de la belle des bois.

Je la vis traverser la clairière et entrer dans le taillis qui descendait vers le lit d’un ruisseau, non loin des loges. J’y entrai après elle, par le même sentier, et, comme il s’y trouvait beaucoup de crochets, je la perdis bien vite de vue; mais j’entendais le petit bruit de son pas, qui, de temps en temps, cassait une branche morte par terre, ou faisait rouler un petit caillou.

Il me sembla qu’elle marchait vite, et j’en fis autant pour ne me point trop laisser dépasser. Deux ou trois fois, je me crus si près d’elle, que je me détardai un peu pour ne pas me faire voir. J’arrivai ainsi à l’une des routes tracées dans le bois; mais l’ombrage de la futaie y régnait si dru, que j’eus beau regarder à ma droite et à ma gauche, je pus rien voir qui me fît connaître quel côté elle avait pris.

J’écoutai, l’oreille penchée vers la terre, et j’entendis, dans la sente qui continuait de l’autre côté du chemin, le même bruit de branches qui m’avait déjà servi. Je me hâtai d’aller par là, jusqu’à un autre chemin qui me conduisit au ruisseau, et là, je commençai à croire que je n’étais plus sur la trace de Thérence, car le ruisseau était large et vaseux, et quand je l’eus passé, en y enfonçant beaucoup, je ne trouvai plus aucune trace frayée. Il n’y a rien qui trompe comme les sentiers des bois : en des endroits, les arbres se trouvent plantés de manière qu’on croit avoir trouvé une allée; ou bien les animaux, en allant boire à quelque mare, ont battu un passage; mais tout à coup, on se trouve pris dans des ronces si méchantes, ou enfoncé dans un terrain, si mouvant, que rien ne sert de s’y obstiner. On n’y entrerait que pour s’y égarer de plus en plus.

Cependant, je m’y entêtai, parce que j’entendais toujours du bruit devant moi, et même ce bruit devint si certain que je me mis de courir, me déchirant aux épines et m’enfonçant au plus épais : mais une manière de grognement sauvage que j’entendis me fit connaître que ce que je poursuivais était un sanglier, qui commençait à s’ennuyer de moi et à m’avertir qu’il en avait assez.

N’ayant qu’un bâton pour défense, et ne connaissant d’ailleurs point la manière d’avoir raison d’une pareille bête, je quittai la partie, et revins sur mes pas, un peu inquiet que ce sanglier ne s’imaginât, par honnêteté, de me vouloir faire la conduite.

Par bonheur, il n’y songea point, et je remontai jusqu’au premier chemin, d’où, à tout hasard, je tirai du côté qui conduisait à l’entrée du bois de Chambérat, où nous avions fait la fête.

Encore que dérouté, je ne voulus point renoncer à mon idée, car Thérence pouvait aussi bien que moi faire rencontre d’une bête sauvage, et je ne pense point qu’elle sût des paroles pour s’en faire écouter.

Je connaissais déjà assez la forêt pour ne m’y point perdre longtemps, et je gagnai l’endroit de la danse. Il me fallut quelques moments pour m’assurer que c’était bien la même clairière, car j’avais compté y retrouver ma ramée que je n’avais pas pris le temps d’enlever, non plus que les ustensiles dont je l’avais garnie, et j’en trouvai la place aussi nette que si elle n’y eut jamais été.

Cependant, en y regardant bien, je reconnus l’endroit où j’avais enfoncé les pieux, et celui où les pieds des danseurs avaient brûlé le gazon.

Je voulus me remettre en route vers le côté par où les muletiers avaient emmené Huriel et emporté Malzac; mais j’eus beau chercher à m’en souvenir, j’avais été si empêché de mes esprits dans ce moment-là, que je ne pus m’en faire une idée. Force me fut d’aller à l’aventure, et je marchai ainsi toute la nuit, bien las, comme vous pouvez croire, m’arrêtant souvent pour écouter, et n’entendant que les chevêches qui criaient dans les arbres, ou quelque pauvre lièvre qui avait plus peur de moi que moi de lui.

George Sand

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