Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

L’hiver passa et le printemps vint, sans que Brulette voulût retourner à aucun divertissement. Elle n’y sentait même plus de regret, ayant compris qu’il ne tiendrait qu’à elle de se rendre encore maîtresse des cœurs, mais disant que tant d’amitiés d’hommes et de femmes l’avaient trahie, qu’elle n’en estimait plus le nombre et se tiendrait dorénavant à la qualité. La pauvre enfant ne savait pas encore tout le mal qu’on lui avait fait. Tous l’avaient décriée; aucun n’avait eu le courage de l’insulter. Quand on la regardait, on trouvait l’honnêteté écrite sur sa figure; quand elle avait le dos tourné, on se vengeait, par des paroles, de l’estime dont on n’avait pu se défendre, et on lui jappait de loin aux jambes, comme font les chiens couards qui n’osent sauter à la figure.

Le père Brulet se faisait vieux, devenait un peu sourd, et pensait plus souvent en lui-même, comme font les personnes d’âge, qu’il ne s’attentionnait aux paroles du monde. Le père et la fille n’avaient donc pas tout le chagrin qu’on eût souhaité leur faire, et mon père, à moi, ainsi que le restant de la famille, qui étaient chrétiennement sages, me donnaient le conseil et l’exemple de ne point leur en tourmenter l’esprit, disant que la vérité se ferait jour et qu’un temps viendrait où les mauvaises langues seraient punies.

Le temps, qui est aussi un grand balayeur, commençait à emporter de lui-même cette méchante poussière. Brulette eût méprisé d’en tirer vengeance et n’en voulut jamais avoir d’autre que de recevoir très froidement les avances qui lui furent faites pour revenir en ses bonnes grâces. Il se trouva, comme il arrive toujours, qu’elle eut des amis parmi ceux qu’elle n’avait pas eu pour galants, et ces amis, sans intérêt et sans dépit, la défendirent au moment qu’elle n’y comptait pas. Je ne parle pas de la Mariton, qui lui était comme une mère, et qui, dans son cabaret, faillit, plus d’une fois, jeter les pots à la tête des buveurs, quand ils se permettaient de chanter la Josette, mais de personnes qu’on ne pouvait accuser d’aller à l’aveugle et qui firent honte aux affronteurs.

Brulette s’était donc rangée, avec peine d’abord, mais peu à peu avec contentement, à une vie plus tranquille que par le passé. Elle était fréquentée de personnes plus raisonnables et venait souvent à la maison avec son Charlot qui, l’hiver passé, perdit les rougeurs de sa mine échauffée et prit une humeur plus avenante. L’enfant n’était pas tant laid que bourru, et quand la douceur et l’amitié de Brulette l’eurent, à fine force, apprivoisé, on s’aperçut que ses gros yeux noirs ne manquaient pas d’esprit, et que, quand sa grande bouche voulait bien rire, elle était plus drôle que vilaine. Il avait passé par une gourme dont Brulette, autrefois si dégoûtée, l’avait pansé et soigné si bravement, qu’il était devenu l’enfant le plus sain, le plus ragoûtant et le plus proprement tenu qu’il y eût dans le bourg. Il avait bien toujours la mâchoire trop large et le nez trop court pour être joli, mais comme la santé est le principal chez un marmot, on ne se pouvait défendre de s’écrier sur sa grosseur, sa force et son air décidé.

Mais ce qui rendait Brulette encore plus fière de son œuvre, c’est que Charlot devenait tous les jours plus mignon de ses paroles et plus franc de son cœur. Quand elle l’avait pris en garde, les premiers mots qu’il sût dire étaient des jurons à faire reculer un régiment; mais elle lui avait fait oublier tout cela et lui avait appris de jolies prières et un tas d’amusettes et de disettes gentilles qu’il arrangeait à sa mode et qui réjouissaient tout le monde. Il n’était pas né câlin et ne caressait pas volontiers le premier venu, mais il avait pour sa mignonne, comme il appelait Brulette, une attache si violente, que quand il avait fait quelque sottise, comme de couper son tablier pour se faire des cravates, ou de mettre son sabot dans le pot à la soupe, il venait au-devant des reproches et lui serrait le cou si fort pour l’embrasser qu’elle n’avait pas le courage de lui faire la morale.

Au mois de mai, nous fûmes invités à la noce d’une cousine qui se mariait au Chassin et qui envoya, dès la veille, une charrette pour nous amener, faisant dire à Brulette que si elle ne venait avec Charlot, elle lui enchagrinerait son jour de mariage.

Le Chassin est un joli endroit sur la rivière du Gourdon, à environ deux lieues de chez nous. Le pays rappelle un si peu le Bourbonnais; et Brulette, qui était petite mangeuse, quitta le bruit de la noce et s’en alla promener au dehors pour désennuyer Charlot :

—    Mêmement, me dit-elle, je voudrais le conduire en quelque ombrage tranquille, car c’est l’heure où il fait son somme, et le bruit de la noce l’en empêche. S’il y manque, il sera mal à son aise et greugnoux jusqu’au soir.

Comme il faisait grand chaud, je lui fis offre de la conduire dans un petit bois anciennement cultivé en garenne, qui joute le château ruiné, et qui, bien clos encore d’épines et de fossés, est un endroit bien abrité et retiré :

—    Allons-y, dit-elle. Le petit dormira sur moi, et tu retourneras te divertir.

Quand nous y fûmes, je la priai de me laisser avec elle.

—    Je ne suis plus si curieux de noces que j’étais, lui dis-je, et je m’amuserai autant, sinon mieux, à causer avec toi. On s’ennuie quand on n’est pas dans son endroit et qu’on n’a rien à faire, et tu t’ennuierais là; ou bien tu y serais peut-être accostée de quelque monde qui, ne te connaissant point, te donnerait une autre sorte d’ennui.

—    À la bonne heure, répondit-elle; mais je vois bien, mon pauvre cousin, que je te suis toujours un embarras; et cependant, tu t’y donnes de si grand-patience et de si bon cœur que je ne sais point m’en déshabituer. Il faudra pourtant bien que ça vienne, car te voilà dans l’âge de t’établir, et la femme que tu auras me verra peut-être d’un mauvais œil, comme font tant d’autres, et ne voudra point croire que je mérite ton amitié et la sienne.

—    C’est trop tôt pour t’en tourmenter, lui dis-je en arrangeant le gros Charlot sur ma blouse que j’étendis sur le gazon, tandis qu’elle s’asseyait à côté de lui pour lui virer les mouches : je ne songe point au mariage, et s’il m’arrive de m’engager dans ce chemin-là, je te jure que ma femme fera bon ménage avec toi, ou que je ferai mauvais ménage avec elle. Il faudrait qu’elle eût le cœur planté de travers pour ne point reconnaître que j’ai pour toi la plus honnête de toutes les amitiés, et pour ne pas comprendre que, t’ayant suivie dans tes joies et dans tes peines, je me suis accoutumé à ta compagnie comme si toi et moi ne faisions qu’un. Mais toi, cousine, ne songes-tu pas au mariage et as-tu donc fait la croix sur ce chapitre-là ?

—    Oh ! quant à moi, Tiennet, je crois que oui, n’en déplaise à la volonté du bon Dieu ! me voilà bientôt fille majeure, et je crois qu’à attendre l’envie du mariage, je l’ai laissée passer sans y prendre garde.

—    C’est plutôt maintenant qu’elle commence peut-être, ma mignonne. Le goût du divertissement te quitte, l’amour des enfants t’est venu, et je te vois t’accommoder de la vie tranquille du ménage; mais il n’en est pas moins vrai que tu es toujours dans ton printemps, comme voilà la terre en fleurs. Tu sais que je ne t’en conte plus; ainsi tu peux me croire quand je te dis que tu n’as jamais été si jolie, encore que tu sois devenue un peu pâle, comme était la belle Thérence des bois. Mêmement, tu as pris un petit air triste comme le sien, qui se marie assez bien avec tes coiffes unies et tes robes grises. Enfin, je crois que ton dedans a changé et que tu vas devenir dévote, si tu n’es amoureuse.

—    Ne me parle pas de cela, mon cher ami, s’écria Brulette. J’aurais pu me tourner vers l’amour ou vers le ciel, il y a un an. Je me sentais, comme tu dis, changée en dedans; mais me voilà attachée aux peines de ce monde, sans y trouver ni la douceur de l’amour, ni la force de la religion. Il me semble que je suis liée à un joug et que je pousse en avant, de ma tête, sans savoir quelle charrue je traîne derrière moi. Tu vois que je n’en suis pas plus triste et que je n’en veux pas mourir; mais je confesse que j’ai regret à quelque chose dans ma vie, non point à ce qui a été, mais à ce qui aurait pu être.

—    Voyons, Brulette, lui dis-je en m’asseyant auprès d’elle et lui prenant la main, c’est peut-être l’heure de la confiance. Tu peux, à présent, me dire tout sans crainte de ma jalousie ou de mon chagrin. Je me suis guéri de souhaiter autre chose que ce que tu peux me bailler. Baille-la-moi, cette chose qui m’est bien due, baille-moi la confidence de tes peines.

Brulette devint rouge, fit un effort pour parler, mais ne put dire un mot. On aurait cru que je la forçais de se confesser à elle-même et qu’elle s’en était si bien défendue qu’elle n’en savait plus le moyen.

Elle leva ses beaux yeux sur le pays que nous avions devant nous, car nous nous étions placés au bout du bois, sur un herbage en terrasse qui surmontait un joli vallon tout bosselé en tertres couverts de cultures.

Au-dessous de nos pieds coulait la petite rivière, et, de l’autre côté, le terrain se relevait tout droit sous une belle futaie de chênes peu étendue, mais si foisonnante en grands arbres qu’on eût dit d’un coin de la forêt de l’Alleu. Je vis dans les yeux de Brulette à quoi elle pensait, et, lui reprenant sa main, qu’elle m’avait retirée pour se prendre le cœur, comme une personne qui souffre de ce côté-là :

—    Est-ce Huriel ou Joseph ? lui dis-je d’un ton où je ne mettais ni moquerie ni malice.

—    Ce n’est pas Joseph ! répondit-elle vivement.

—    Alors, c’est Huriel; mais es-tu libre de suivre ton inclination ?

—    Comment aurais-je de l’inclination, répondit-elle en rougissant toujours plus, pour quelqu’un qui n’a sans doute jamais songé à moi ?

—    Ça n’est pas une raison !

—    Si fait, je te dis.

—    Eh non, je te jure. J’en ai bien eu pour toi !

—    Mais tu t’en es corrigé.

—    Et toi, tu, te corriges à grand-peine; ce qui veut dire que tu en es encore malade. Mais Joseph ?

—    Eh bien, quoi, Joseph ?

—    Tu ne t’es donc jamais engagée à lui ?

—    Tu le sais bien !

—    Mais… Charlot ?

—    Eh bien, quoi, Charlot ?’

George Sand

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