Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

J'avais oublié de fermer mon rideau et de baisser ma jalousie; la nuit était belle, la lune pleine et brillante, et, lorsque ses rayons vinrent frapper sur ma fenêtre, leur éclat, que rien ne voilait, me réveilla. J'ouvris les yeux et je regardai cette belle lune d'un blanc d'argent et claire comme le cristal : c'était magnifique, mais trop solennel; je me levai à demi et j'étendis le bras pour fermer le rideau.

Mais, grand Dieu ! quel cri j'entendis tout à coup !

Un son aigu, sauvage, perçant, qui retentit d'un bout à l'autre de Thornfield, venait de briser le silence et le repos de la nuit.

Mon pouls s'arrêta; mon cœur cessa de battre; mon bras étendu se paralysa. Mais le cri ne fut pas renouvelé; du reste, aucune créature humaine n'aurait pu répéter deux fois de suite un semblable cri; non, le plus grand condor des Andes n'aurait pas pu, deux fois de suite, envoyer un pareil hurlement vers le ciel : il fallait bien se reposer, avant de renouveler un tel effort.

Le cri était parti du troisième; il sortait de la chambre placée au-dessus de la mienne. Je prêtai l'oreille, et j'entendis une lutte, une lutte qui devait être terrible, à en juger d'après le bruit; une voix à demi étouffée cria trois fois de suite :

« Au secours ! au secours ! Personne ne viendra-t-il ? » continuait la voix; et pendant que le bruit des pas et de la lutte continuait à se faire entendre, je distinguai ces mots : « Rochester, Rochester, venez, pour l'amour de Dieu ! »

Une porte s'ouvrit; quelqu'un se précipita dans le corridor; j'entendis les pas d'une nouvelle personne dans la chambre où se passait la lutte; quelque chose tomba à terre, et tout rentra dans le silence.

Je m'étais habillée, bien que mes membres tremblassent d'effroi. Je sortis de ma chambre; tout le monde s'était levé, on entendait dans les chambres des exclamations et des murmures de terreur; les portes s'ouvrirent l'une après l'autre, et le corridor fut bientôt plein; les dames et les messieurs avaient quitté leurs lits.

« Eh ! qu'y a-t-il ? disait-on. Qui est-ce qui est blessé ? Qu'est-il arrivé ? Allez chercher une lumière. Est-ce le fou, ou sont-ce des voleurs ? Où faut-il courir ?

Sans le clair de lune on aurait été dans une complète obscurité; tous couraient çà et là et se pressaient l'un contre l'autre, quelques-uns sanglotaient, d'autres tremblaient; la confusion était générale.

« Où diable est Rochester ? s'écria le colonel Dent; je ne puis pas le trouver dans son lit.

—    Me voici, répondit une voix; rassurez-vous tous, je viens. »

La porte du corridor s'ouvrit et Mr Rochester s'avança avec une chandelle; il descendait de l'étage supérieur; quelqu'un courut à lui et lui saisit le bras : c'était Mlle Ingram.

« Quel est le terrible événement qui vient de se passer ? dit-elle; parlez et ne nous cachez rien.

—    Ne me jetez pas par terre et ne m'étranglez pas ! répondit-il; car les demoiselles Eshton se pressaient contre lui, et les deux douairières, avec leurs amples vêtements blancs, s'avançaient à pleines voiles. Il n'y a rien ! s'écria-t-il; c'est bien du bruit pour peu de chose; mesdames, retirez-vous, ou vous allez me rendre terrible. »

Et, en effet, son regard était terrible; ses yeux noirs étincelaient; faisant un effort pour se calmer, il ajouta :

« Une des domestiques a eu le cauchemar, voilà tout; elle est irritable et nerveuse; elle a pris son rêve pour une apparition ou quelque chose de semblable, et a eu peur. Mais, maintenant, retournez dans vos chambres; je ne puis pas aller voir ce qu'elle devient, avant que tout soit rentré dans l'ordre et le silence. Messieurs, ayez la bonté de donner l'exemple aux dames; mademoiselle Ingram, je suis persuadé que vous triompherez facilement de vos craintes; Amy et Louisa, retournez dans vos nids comme deux petites tourterelles; mesdames, dit-il, en s'adressant aux douairières, si vous restez plus longtemps dans ce froid corridor, vous attraperez un terrible rhume. »

Et ainsi, tantôt flattant et tantôt ordonnant, il s'efforça de renvoyer chacun dans sa chambre. Je n'attendis pas son ordre pour me retirer; j'étais sortie sans que personne me remarquât, je rentrai de même.

Mais je ne me recouchai pas; au contraire, j'achevai de m'habiller. Le bruit et les paroles qui avaient suivi le cri n'avaient probablement été entendus que par moi; car ils venaient de la chambre au-dessus de la mienne, et je savais bien que ce n'était pas le cauchemar d'une servante qui avait jeté l'effroi dans toute la maison : je savais que l'explication donnée par Mr Rochester n'avait pour but que de tranquilliser ses hôtes. Je m'habillai pour être prête en tout cas; je restai longtemps assise devant la fenêtre, regardant les champs silencieux, argentés par la lune, et attendant je ne sais trop quoi. Il me semblait que quelque chose devait suivre ce cri étrange et cette lutte.

Pourtant le calme revint; tous les murmures s'éteignirent graduellement, et, au bout d'une heure, Thornfield était redevenu silencieux comme un désert; la nuit et le sommeil avaient repris leur empire.

La lune était au moment de disparaître; ne désirant pas rester plus longtemps assise au froid et dans l'obscurité, je quittai la fenêtre, et, marchant aussi doucement que possible sur le tapis, je me dirigeai vers mon lit pour m'y coucher tout habillée; au moment où j'allais retirer mes souliers, une main frappa légèrement à ma porte.

« A-t-on besoin de moi ? demandai-je.

—    Êtes-vous levée ? me répondit la voix que je m'attendais bien à entendre, celle de Mr Rochester.

—    Oui, monsieur.

—    Et habillée ?

—    Oui.

—    Alors, venez vite. »

J'obéis. Mr Rochester était dans le corridor, tenant une lumière à la main.

« J'ai besoin de vous, dit-il, venez par ici; prenez votre temps et ne faites pas de bruit. »

Mes pantoufles étaient fines, et sur le tapis on n'entendait pas plus mes pas que ceux d'une chatte. Mr Rochester traversa le corridor du second, monta l'escalier, et s'arrêta sur le palier du troisième étage, si lugubre à mes yeux; je l'avais suivi et je me tenais à côté de lui.

« Avez-vous une éponge dans votre chambre ? me demanda-t-il très bas.

—    Oui, monsieur.

—    Avez-vous des sels volatiles ?

—    Oui.

—    Retournez chercher ces deux choses. »

Je retournai dans ma chambre; je pris l'éponge et les sels, et je remontai l'escalier; il m'attendait et tenait une clef à la main. S'approchant de l'une des petites portes, il y plaça la clef; puis, s'arrêtant, il s'adressa de nouveau à moi, et me dit :

« Pourrez-vous supporter la vue du sang ?

—    Je le pense, répondis-je; mais je n'en ai pas encore fait l'épreuve. »

Lorsque je lui répondis, je sentis en moi un tressaillement, mais ni froid ni faiblesse.

« Donnez-moi votre main, dit-il; car je ne peux pas courir la chance de vous voir vous évanouir. »

Je mis mes doigts dans les siens.

« Ils sont chauds et fermes. » dit-il; puis, tournant la clef, il ouvrit la porte.

Je me rappelai avoir vu la chambre où me fit entrer Mr Rochester, lorsque Mme Fairfax m'avait montré la maison. Elle était tendue de tapisserie; mais cette tapisserie était alors relevée dans un endroit et mettait à découvert une porte qui, autrefois, était cachée; la porte était ouverte et menait dans une chambre éclairée, d'où j'entendis sortir des sons ressemblant à des cris de chiens qui se disputent. Mr Rochester, après avoir posé la chandelle à côté de moi, me dit d'attendre une minute, et il entra dans la chambre; son entrée fut saluée par un rire bruyant qui se termina par l'étrange « ah ! ah ! » de Grace Poole. Elle était donc là, et Mr Rochester faisait quelque arrangement avec elle; j'entendis aussi une voix faible qui parlait à mon maître. Il sortit et ferma la porte derrière lui.

« C'est ici. Jane, » me dit-il.

Et il me fit passer de l'autre côté d'un grand lit dont les rideaux fermés cachaient une partie de la chambre; un homme était étendu sur un fauteuil placé près du lit. Il paraissait tranquille et avait la tête appuyée; ses yeux étaient fermés. Mr Rochester approcha la chandelle, et, dans cette figure pâle et inanimée, je reconnus Mr Mason; je vis également que le linge qui recouvrait un de ses bras et un de ses côtés était souillé de sang.

« Prenez la chandelle ! » me dit Mr Rochester, et je le fis; il alla chercher un vase plein d'eau, et me pria de le tenir; j'obéis.

Il prit alors l'éponge, la trempa dans l'eau, et inonda ce visage semblable à celui d'un cadavre. Il me demanda mes sels et les fit respirer à Mr Mason, qui, au bout de peu de temps, ouvrant les yeux, fit entendre une espèce de grognement; Mr Rochester écarta la chemise du blessé, dont le bras et l'épaule étaient enveloppés de bandages, et il étancha le sang qui continuait à couler.

« Y a-t-il un danger immédiat ? murmura Mr Mason.

—    Bah ! une simple égratignure ! ne soyez pas si abattu, montrez que vous êtes un homme. Je vais aller chercher moi-même un chirurgien, et j'espère que vous pourrez partir demain matin. Jane ! continua-t-il.

—    Monsieur ?

—    Je suis forcé de vous laisser ici une heure ou deux; vous étancherez le sang comme vous me l'avez vu faire, quand il recommencera à couler; s'il s'évanouit, vous porterez à ses lèvres ce verre d'eau que vous voyez là, et vous lui ferez respirer vos sels; vous ne lui parlerez sous aucun prétexte, et vous, Richard, si vous prononcez une parole, vous risquez votre vie; si vous ouvrez les lèvres, si vous remuez un peu, je ne réponds plus de rien. »

Le pauvre homme fit de nouveau entendre sa plainte; il n'osait pas remuer. La crainte de la mort, ou peut-être de quelque autre chose, semblait le paralyser. Mr Rochester plaça l'éponge entre mes mains, et je me mis à étancher le sang comme lui; il me regarda faire une minute et me dit :

« Rappelez-vous bien : ne dites pas un mot ! »

Puis il quitta la chambre.

J'éprouvai une étrange sensation lorsque la clef cria dans la serrure et que je n'entendis plus le bruit de ses pas.

J'étais donc au troisième, enfermée dans une chambre mystérieuse, pendant la nuit, et ayant devant les yeux le spectacle d'un homme pâle et ensanglanté; et l'assassin était séparé de moi par une simple porte; voilà ce qu'il y avait de plus terrible : le reste, je pouvais le supporter; mais je tremblais à la pensée de voir Grace Poole se précipiter sur moi.

Et pourtant il fallait rester à mon poste, regarder ce fantôme, ces lèvres bleuâtres auxquelles il était défendu de s'ouvrir; ces yeux tantôt fermés, tantôt errant autour de la chambre, tantôt se fixant sur moi, mais toujours sombres et vitreux; il fallait sans cesse plonger et replonger ma main dans cette eau mêlée de sang et laver une blessure qui coulait toujours. Il fallait voir la chandelle, que personne ne pouvait moucher, répandre sur mon travail sa lueur lugubre. Les ombres s'obscurcissaient sur la vieille tapisserie, sur les rideaux du lit, et flottaient étrangement au-dessus des portes de la grande armoire que j'avais en face de moi; cette armoire était divisée en douze panneaux, dans chacun desquels se trouvait une tête d'apôtre enfermée comme dans une châsse; au-dessus de ces douze têtes on apercevait un crucifix d'ébène et un Christ mourant.

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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