Charlotte Brontë | |
Page: .37./.95. Charlotte BrontëJane Eyre ou Les mémoires d'une institutriceÉtais-je endormie ou éveillée ? Avais-je rêvé, et mon rêve continuait-il encore ? La voix de la vieille femme était changée; son accent, ses gestes, m'étaient aussi familiers que ma propre figure; je connaissais son langage aussi bien que le mien; je me levai, mais je ne partis pas. Je la regardais; j'attisai le feu pour la mieux voir, mais elle ramena son chapeau et son mouchoir plus près de son visage et me fit signe de m'éloigner; la flamme éclairait la main qu'elle étendait; mes soupçons étaient éveillés; j'examinai cette main : ce n'était pas le membre flétri d'une vieille femme, mais une main potelée, souple, et des doigts ronds et doux; un large anneau brillait au petit doigt. Je m'avançai pour la regarder, et j'aperçus une pierre que j'avais vue cent fois déjà; je contemplai de nouveau la figure, qui ne se détourna plus de moi; au contraire, le chapeau avait été jeté en arrière, ainsi que le mouchoir, et la tête était dirigée de mon côté. « Eh bien, Jane, me reconnaissez-vous ? demanda la voix familière. — Retirez ce manteau rouge, monsieur, et alors… — Il y a un nœud, aidez-moi. — Cassez le cordon, monsieur. — Eh bien donc ! loin de moi, vêtements d'emprunt ! et Mr Rochester s'avança, débarrassé de son déguisement. — Mais, monsieur, quelle étrange idée avez-vous eue là ? — J'ai bien joué mon rôle; qu'en pensez-vous ? — Il est probable que vous vous en êtes fort bien acquitté avec les dames. — Et pas avec vous ? — Avec moi, vous n'avez pas joué le rôle d'une Bohémienne. — Quel rôle ai-je donc joué ? suis-je resté moi-même ? — Non, vous avez joué un rôle étrange; vous avez cherché à me dérouter; voua avez dit des choses qui n'ont pas de sens, pour m'en faire dire également; c'est tout au plus bien de votre part, monsieur. — Me pardonnez-vous ? Jane. — Je ne puis pas vous le dire avant d'y avoir pensé; si, après mûre réflexion, je vois que vous ne m'avez pas fait tomber dans de trop grandes absurdités, j'essayerai d'oublier : mais ce n'était pas bien à vous de faire cela. — Oh ! vous avez été très sage, très prudente et très sensible. » Je réfléchis à tout ce qui s'était passé et je me rassurai; car j'avais été sur mes gardes depuis le commencement de l'entretien : je soupçonnais quelque chose; je savais que les Bohémiennes et les diseuses de bonne aventure ne s'exprimaient pas comme cette prétendue vieille femme; j'avais remarqué sa voix feinte, son soin à cacher ses traits; j'avais aussitôt pensé à Grace Poole, cette énigme vivante, ce mystère des mystères; mais je n'avais pas un instant songé à Mr Rochester. « Eh bien ! me dit-il, à quoi rêvez-vous ? Que signifie ce grave sourire ? — Je m'étonne de ce qui s'est passé, et je me félicite de la conduite que j'ai tenue, monsieur; mais il me semble que vous m'avez permis de me retirer. — Non, restez un moment, et dites-moi ce qu'on fait dans le salon. — Je pense qu'on parle de la Bohémienne. — Asseyez-vous et racontez-moi ce qu'on en disait. — Je ferais mieux de ne pas rester longtemps, monsieur, il est près de onze heures; savez-vous qu'un étranger est arrivé ici ce matin ? — Un étranger ! qui cela peut-il être ? je n'attendais personne. Est-il parti ? — Non; il dit qu'il vous connaît depuis longtemps et qu'il peut prendre la liberté de s'installer au château jusqu'à votre retour. — Diable ! a-t-il donné son nom ? — Il s'appelle Mason, monsieur; il vient des Indes Occidentales, de la Jamaïque, je crois. » Mr Rochester était debout près de moi; il m'avait pris la main, comme pour me conduire à une chaise : lorsque j'eus fini de parler, il me serra convulsivement le poignet; ses lèvres cessèrent de sourire; on eût dit qu'il avait été subitement pris d'un spasme. « Mason, les Indes Occidentales ! dit-il du ton d'un automate qui ne saurait prononcer qu'une seule phrase; Mason, les Indes Occidentales ! » répéta-t-il trois fois. Il murmura ces mêmes mots, devenant de moment en moment plus pâle; il semblait savoir à peine ce qu'il faisait. « Êtes-vous malade, monsieur ? demandai-je. — Jane ! Jane ! j'ai reçu un coup, j'ai reçu un coup ! et il chancela. — Oh ! appuyez-vous sur moi, monsieur. — Jane, une fois déjà vous m'avez offert votre épaule; donnez-la moi aujourd'hui encore. — Oui, monsieur, et mon bras aussi. » Il s'assit et me fit asseoir à côté de lui; il prit ma main dans les siennes et la caressa en me regardant; son regard était triste et troublé. « Ma petite amie, dit-il, je voudrais être seul avec vous dans une île bien tranquille, où il n'y aurait plus ni trouble, ni danger, ni souvenirs hideux. — Puis-je vous aider, monsieur ? je donnerais ma vie pour vous servir. — Jane, si j'ai besoin de vous, ce sera vers vous que j'irai. Je vous le promets. — Merci, monsieur; dites-moi ce qu'il y a à faire, et j'essayerai du moins. — Eh bien, Jane, allez me chercher un verre de vin dans la salle à manger. On doit être à souper; vous me direz si Mason est avec les autres et ce qu'il fait. J'y allai et je trouvai tout le monde réuni dans la salle à manger pour le souper, ainsi que me l'avait annoncé Mr Rochester. Mais personne ne s'était mis à table; le souper avait été arrangé sur le buffet, les invités avaient pris ce qu'ils voulaient et s'étaient réunis en groupe, portant leurs assiettes et leurs verres dans leurs mains. Tout le monde riait; la conversation était générale et animée. Mr Mason, assis près du feu, causait avec le colonel et Mme Dent; il semblait aussi gai que les autres. Je remplis un verre de vin; Mlle Ingram me regarda d'un air sévère; elle pensait probablement que j'étais bien audacieuse de prendre cette liberté; je retournai ensuite dans la bibliothèque. L'extrême pâleur de Mr Rochester avait disparu; il avait l'air triste, mais ferme; il prit le verre de mes mains et s'écria : « À votre santé, esprit bienfaisant ! » Après avoir bu le vin, il me rendit le verre et me dit : « Eh bien, Jane, que font-ils ? — Ils rient et ils causent, monsieur. — Ils n'ont pas l'air grave et mystérieux, comme s'ils avaient entendu quelque chose d'étrange ? — Pas le moins du monde; ils sont au contraire pleins de gaieté. — Et Mason ? — Rit comme les autres. — Et si, au moment où j'entrerai dans le salon, tous se précipitaient vers moi pour m'insulter, que feriez-vous, Jane ? — Je les renverrais de la chambre, si je pouvais, monsieur. » Il sourit à demi. « Mais, continua-t-il, si, quand je m'avancerai vers mes convives pour les saluer, ils me regardent froidement, se mettent à parler bas et d'un ton railleur; si enfin ils me quittent tous l'un après l'autre, les suivrez-vous, Jane ? — Je ne pense pas, monsieur; je trouverai plus de plaisir à rester avec vous. — Pour me consoler ? — Oui, monsieur; pour vous consoler autant qu'il serait en mon pouvoir. — Et s'ils lançaient sur vous l'anathème, pour m'être restée fidèle ? — Il est probable que je ne comprendrais rien à leur anathème, et en tout cas je n'y ferais point attention. — Alors vous pourriez braver l'opinion pour moi ? — Oui, pour vous, ainsi que pour tous ceux de mes amis qui, comme vous, sont dignes de mon attachement. — Eh bien, retournez dans le salon; allez tranquillement vers Mr Mason et dites-lui tout bas que Mr Rochester est arrivé et désire le voir; puis vous le conduirez ici et vous nous laisserez seuls. — Oui, monsieur. » Je fis ce qu'il m'avait demandé; tout le monde me regarda en me voyant passer ainsi au milieu du salon; je m'acquittai de mon message envers Mr Mason, et, après l'avoir conduit à Mr Rochester, je remontai dans ma chambre. Il était tard et il y avait déjà quelque temps que j'étais couchée lorsque j'entendis les habitants du château rentrer dans leurs chambres; je distinguai la voix de Mr Rochester qui disait : « Par ici, Mason; voilà votre chambre. » Il parlait gaiement, ce qui me rassura tout à fait, et je m'endormis bientôt. Charlotte BrontëJane EyrePage: .37./.95. |