Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Je tressaillis en entendant ce nom.

« Ah ! ah ! pensai-je, il y a bien vraiment quelque chose d'infernal dans tout ceci.

—    N'ayez pas peur, continua l'étrange Bohémienne, Mme Poole est une femme sûre, discrète et tranquille; on peut avoir confiance en elle. Mais pendant que vous êtes assise au coin de votre fenêtre, ne pensez-vous qu'à votre future école ! Parmi tous ceux qui occupent les chaises ou les divans du salon, n'y en a-t-il aucun qui ait pour vous un intérêt actuel ? n'étudiez-vous aucune figure ? N'y en a-t-il pas une dont vous suivez les mouvements, au moins avec curiosité ?

—    J'aime à observer toutes les figures et toutes les personnes.

—    Mais n'en remarquez-vous pas une plus particulièrement, ou même deux ?

—    Oh ! si, et bien souvent; lorsque les regards ou les gestes de deux personnes semblent raconter une histoire, j'aime à les regarder.

—    Quel est le genre d'histoire que vous préférez !

—    Oh ! je n'ai pas beaucoup de choix; elles roulent presque toutes sur le même thème : l'amour, et promettent le même dénouement : le mariage.

—    Et aimez-vous ce thème monotone ?

—    Peu m'importe; cela m'est assez indifférent.

—    Cela vous est indifférent ? Quand une femme jeune, belle, pleine de vie et de santé, charmante de beauté, douée de tous les avantages du rang et de la fortune, sourit à un homme, vous…

—    Eh bien !

—    Vous pensez peut-être…

—    Je ne connais aucun des messieurs ici; c'est à peine si j'ai échangé une parole avec l'un d'eux, et quant à ce que j'en pense, c'est facile à dire : quelques-uns me semblent dignes, respectables et d'un âge mur; d'autres jeunes, brillants, beaux et pleins de vie; mais certainement tous sont bien libres de recevoir les sourires de qui leur plaît, sans que pour cela je désire un seul instant être à la place des jeunes filles courtisées.

—    Vous ne connaissez pas les messieurs qui demeurent au château ? Vous n'avez pas échangé un seul mot avec eux, dites-vous ? Oserez-vous me soutenir que vous n'avez jamais parlé au maître de la maison ?

—    Il n'est pas ici.

—    Remarque profonde, ingénieux jeu de mots ! il est parti pour Millcote ce matin, et sera de retour ce soir ou demain; est-ce que cette circonstance vous empêcherait de le connaître ?

—    Non, mais je ne vois pas le rapport qu'il y a entre Mr Rochester et ce dont vous me parliez tout à l'heure.

—    Je vous parlais des dames qui souriaient aux messieurs, et dernièrement tant de sourires ont été versés dans les yeux de Mr Rochester, que ceux-ci débordent comme des coupes trop pleines. Ne l'avez-vous pas remarqué ?

—    Mr Rochester a le droit de jouir de la société de ses hôtes.

—    Je ne vous questionne pas sur ses droits; mais n'avez-vous pas remarqué que, de tous ces petits drames qui se jouaient sous vos yeux, celui de Mr Rochester était le plus animé ?

—    L'avidité du spectateur excite la flamme de l'acteur. »

En disant ces mots, c'était plutôt à moi que je parlais qu'à la Bohémienne; mais la voix étrange, les manières, les discours de cette femme, m'avaient jetée dans une sorte de rêve; elle me lançait des sentences inattendues l'une après l'autre, jusqu'à ce qu'elle m'eût complètement déroutée. Je me demandais quel était cet esprit invisible qui, pendant des semaines, était resté près de mon cœur pour en étudier le travail et en écouter les pulsations.

« L'avidité du spectateur ? répéta-t-elle; oui, Mr Rochester est resté des heures prêtant l'oreille aux lèvres fascinantes qui semblaient si heureuses de ce qu'elles avaient à communiquer, et Mr Rochester paraissait satisfait de cet hommage, et reconnaissant de la distraction qu'on lui accordait. Ah ! vous avez remarqué cela ?

—    Reconnaissant ! je ne me rappelle pas avoir jamais vu sa figure exprimer la gratitude.

—    Vous l'avez donc analysée ? qu'exprimait-elle alors ? »

Je ne répondis pas.

« Vous y avez vu l'amour, n'est-ce pas ? et, regardant dans l'avenir, vous avez vu Mr Rochester marié et sa femme heureuse ?

—    Non pas précisément; votre science vous fait quelquefois défaut.

—    Alors, que diable avez-vous vu ?

—    N'importe; je venais vous interroger et non pas me confesser; c'est une chose connue que Mr Rochester va se marier.

—    Oui, avec la belle Mlle Ingram.

—    Enfin !

—    Les apparences, en effet, semblent toutes annoncer ce mariage, et ce sera un couple parfaitement heureux, bien que, avec une audace qui mériterait un châtiment, vous sembliez en douter; il aimera cette femme noble, belle, spirituelle, accomplie en un mot. Quant à elle, il est probable qu'elle aime Mr Rochester, ou du moins son argent; je sais qu'elle considère les domaines de Mr Rochester comme dignes d'envie, quoique, Dieu me le pardonne, je lui ai dit tout à l'heure sur ce sujet quelque chose qui l'a rendue singulièrement grave; les coins de sa bouche se sont abaissés d'un demi pouce. Je conseillerai à son triste adorateur de faire attention; car si un autre vient se présenter avec une fortune plus brillante et moins embrouillée, c'en est fait de lui.

—    Je ne suis pas venue pour entendre parler de la fortune de Mr Rochester, mais pour connaître ma destinée, et vous ne m'en avez encore rien dit.

—    Votre destinée est douteuse; quand j'examine votre figure, un trait en contredit un autre. La fortune a mis en réserve pour vous une riche moisson de bonheur; je le sais, je le savais avant de venir ici : car je l'ai moi-même vue faire votre part et la mettre de côté. Il dépend de vous d'étendre la main et de la prendre; et j'étudie votre visage pour savoir si vous le ferez. Agenouillez-vous encore sur le tapis.

—    Ne me gardez pas trop longtemps ainsi; le feu me brûle. »

Je m'agenouillai. Elle ne s'avança pas vers moi, mais elle se contenta de me regarder, en s'appuyant le dos sur sa chaise; puis elle se mit à murmurer :

« Voilà des yeux remplis de flamme et qui scintillent comme la rosée; ils sont doux et pleins de sentiment : mon jargon les fait sourire; ainsi donc ils sont susceptibles : les impressions se suivent rapidement dans leur transparent orbite; quand ils cessent de sourire, ils deviennent tristes : une lassitude, dont ils n'ont même pas conscience, appesantit leurs paupières; cela indique la mélancolie résultant de l'isolement : ils se détournent de moi, ils ne veulent pas être examinés plus longtemps; ils semblent nier, par leur regard moqueur, la vérité de mes découvertes, nier leur sensibilité et leur tristesse; mais cet orgueil et cette réserve me confirment dans mon opinion. Les yeux sont favorables.

« Quant à la bouche, elle se plaît quelquefois à rire; elle est disposée à raconter tout ce qu'a conçu le cerveau, mais elle reste silencieuse sur ce qu'a éprouvé le cœur; elle est mobile et flexible, et n'a jamais été destinée à l'éternel silence de la solitude; c'est une bouche faite pour parler beaucoup, sourire souvent, et avoir pour interlocuteur un être aimé. Elle aussi est propice.

« Dans le front seulement, je vois un ennemi de l'heureuse destinée que j'ai prédite. Ce front a l'air de dire : « Je peux vivre seule, si ma dignité et les circonstances l'exigent; je n'ai pas besoin de vendre mon âme pour acheter le bonheur; j'ai un trésor intérieur, né avec moi, qui saura me faire vivre si les autres joies me sont refusées, ou s'il faut les acheter à un prix que je ne puis donner; ma raison est ferme et tient les rênes; elle ne laissera pas mes sentiments se précipiter dans le vide; la passion pourra crier avec fureur, en vraie païenne qu'elle est; les désirs pourront inventer une infinité de choses vaines, mais le jugement aura toujours le dernier mot, et sera chargé de voter toute décision. L'ouragan, les tremblements de terre et le feu pourront passer près de moi; mais j'écouterai toujours la douce voix qui interprète les volontés de la conscience. »

Le front a raison, continua la Bohémienne, et sa déclaration sera respectée; oui, j'ai fait mon plan et je le crois bon : car, en le formant, j'ai écouté le cri de la conscience et les conseils de la raison. Je sais combien vite la jeunesse se fanerait et la fleur périrait, si dans la coupe de joie se trouvait mélangée une seule goutte de honte ou de remords !

« Je ne veux ni sacrifice, ni ruine, ni tristesse; je désire élever et non détruire; mériter la reconnaissance, et non pas faire couler le sang et les larmes. Ma moisson sera douée, et se fera au milieu de la joie et des sourires ! Mais je m'égare dans un ravissant délire. Oh ! je voudrais prolonger cet instant indéfiniment, mais je n'ose pas; jusqu'ici, je me suis entièrement dominé; j'ai agi comme j'avais dessein d'agir; mais, si je continuais, l'épreuve pourrait être au-dessus de mes forces. Debout, mademoiselle Eyre, et laissez-moi; la comédie est jouée ! »

Charlotte Brontë - traduction: Mme Lesbazeilles Souvestre

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

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