Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre ou Les mémoires d'une institutrice

Je réfléchissais, lorsqu'un incident tout à fait inattendu vint rompre ma rêverie. Mr Mason, qui grelottait chaque fois qu'on ouvrait une porte, demanda d'autre charbon pour mettre dans le feu, qui avait cessé de flamber, bien qu'un amas de cendres rouges répandit encore une grande chaleur. Le domestique, après avoir apporté le charbon, s'arrêta près de Mme Eshton, et lui dit quelque chose à voix basse; je n'entendis que ces mots : « Une vieille femme très ennuyeuse.

« Dites-lui qu'on la mettra en prison si elle ne veut pas partir, répondit le magistrat.

—    Non, arrêtez, interrompit le colonel Dent, ne la renvoyez pas, Eshton; nous pouvons nous en servir; consultons d'abord les dames. » Et il continua à haute voix : « Mesdames, vous vouliez aller visiter le camp des Bohémiens à la commune de Hay; Sam vient de nous dire qu'une de ces vieilles sorcières est dans la salle des domestiques et demande à être présentée à la société pour dire la bonne aventure; désirez-vous la voir ?

—    Certainement, colonel, s'écria lady Ingram, vous n'encouragerez pas une si grossière imposture; renvoyez cette femme d'une façon ou d'une autre.

—    Mais je ne puis la faire partir, madame, dit Sam, ni les autres domestiques non plus; dans ce moment-ci Mme Fairfax l'engage à se retirer, mais elle s'est assise au coin de la cheminée, et dit que rien ne l'en fera sortir jusqu'au moment où on l'aura présentée ici.

—    Et que veut-elle ? demanda Mme Eshton.

—    Dire la bonne aventure, madame, et elle a juré qu'elle y réussirait.

—    Comment est-elle ? demandèrent les demoiselles Eshton.

—    Oh ! horriblement laide, mesdemoiselles; presque aussi noire que la suie.

—    C'est une vraie sorcière alors, s'écria Frédéric Lynn; qu'on la fasse entrer !

—    Certainement, répondit son frère, ce serait dommage de perdre ce plaisir.

—    Mes chers enfants, y pensez-vous ? s'écria lady Lynn.

—    Je ne supporterai pas une semblable chose, ajouta lady Ingram.

—    En vérité, ma mère ? et pourtant il le faudra, s'écria la voix impérieuse de Blanche, en se tournant sur le tabouret du piano, où jusque-là elle était demeurée silencieuse à examiner de la musique; je suis curieuse d'entendre ma bonne aventure. Sam, faites entrer cette femme.

—    Ma Blanche chérie ! songez…

—    Je sais tout ce que vous pourrez me dire, mais je veux qu'on m'obéisse. Allons, dépêchez-vous, Sam.

—    Oui, oui, oui, s'écrièrent tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles; faites-la entrer, cela nous amusera. »

Le domestique hésita encore un instant.

« Elle a l'air d'une femme si grossière ! dit-il.

—    Allez, » s'écria Mlle Ingram; et Sam partit.

Aussitôt l'animation se répandit dans le salon; un feu roulant de railleries et de plaisanteries avait déjà commencé lorsque Sam rentra.

« Elle ne veut pas venir maintenant, dit-il; elle prétend que ce n'est pas sa mission de paraître ainsi devant un vil troupeau (ce sont ses expressions). Il faut, dit-elle, que je la mène dans une chambre où ceux qui voudront la consulter viendront l'un après l'autre.

—    Vous voyez, ma royale Blanche, elle devient de plus en plus exigeante; soyez raisonnable, mon bel ange.

—    Menez-la dans la bibliothèque, s'écria impérieusement le bel ange. Ce n'est pas ma mission non plus de l'entendre devant un vil troupeau. Je veux l'avoir pour moi seule. Y a-t-il du feu dans la bibliothèque ?

—    Oui, madame; mais elle a l'air si intraitable !

—    Cessez votre bavardage, lourdaud, et obéissez-moi. »

Sam sortit, et le mystère, l'animation, l'attente, s'emparèrent de nouveau des esprits.

« Elle est prête maintenant, dit le domestique en entrant, et désire savoir quelle est la première personne qu'elle va voir.

—    Je crois bien que je ferais mieux de jeter un coup d'œil sur cette sorcière avant de laisser les dames s'entretenir avec elle, s'écria le colonel Dent; dites-lui, Sam, que c'est un monsieur qui va venir. »

Sam sortit et rentra bientôt.

« Elle ne veut pas, dit-elle, recevoir de messieurs; ils n'ont que faire de se déranger. » Puis il ajouta en réprimant avec peine un sourire : « Elle ne veut s'entretenir qu'avec les femmes jeunes et pas mariées.

—    Par Dieu, elle a du goût, » s'écria Henri Lynn.

Mlle Ingram se leva avec solennité.

« J'irai la première, dit-elle d'un ton tragique.

—    Oh ! ma chérie, réfléchissez ! » s'écria sa mère.

Mais Blanche passa silencieusement devant lady Ingram, franchit la porte que le colonel Dent tenait ouverte, et nous l'entendîmes entrer dans la bibliothèque.

Il s'ensuivit un silence relatif; lady Ingram pensa que c'était le cas de joindre les mains, et elle le fit en conséquence; Marie déclara que, quant à elle, elle n'oserait jamais s'aventurer; Amy et Louisa riaient tout bas et semblaient un peu effrayées.

Le temps parut long; un quart d'heure s'écoula sans qu'on entendît ouvrir la porte de la bibliothèque; enfin, Mlle Ingram revint par la salle à manger.

Allait-elle rire et prendre tout cela en plaisanterie ? Tous les yeux se fixèrent sur elle avec curiosité. Elle répondit à ces regards par un coup d'œil froid; elle n'était ni gaie ni agitée; elle s'avança majestueusement vers sa place, et s'assit en silence.

« Eh bien ! Blanche ? dit lord Ingram.

—    Que vous a-t-elle dit, ma sœur ? demanda Marie.

—    Que pensez-vous d'elle ? Est-elle une vraie diseuse de bonne aventure ? s'écrièrent les demoiselles Eshton.

—    Mes bons amis, répondit Mlle Ingram, ne m'accablez pas ainsi de questions ! Vraiment votre curiosité et votre crédulité sont facilement excitées : par l'importance que vous attachez tous, ma mère même, à tout ceci, on croirait que nous avons dans la maison quelque savant génie, ami du diable. J'ai simplement vu une Bohémienne vagabonde qui a étudié la science de la chiromancie; elle m'a dit ce que disent toujours ces gens-là; mais ma fantaisie est satisfaite, et je pense que Mr Eshton fera bien de la jeter en prison demain, comme il l'en a menacée. »

Mlle Ingram prit un livre, se pencha sur sa chaise, et de cette manière coupa court à toute conversation. Je l'examinai une demi-heure environ; pendant ce temps elle ne tourna pas une seule page de son livre; son visage s'obscurcissait, devenait de plus en plus mécontent, et indiquait un évident désappointement. Certainement elle n'avait pas été charmée de ce qu'on lui avait dit; son silence et sa mauvaise humeur prolongée me prouvaient, malgré son indifférence affectée, qu'elle attachait une grande importance aux révélations qui venaient de lui être faites.

Marie Ingram, Amy et Louisa Eshton déclarèrent qu'elles n'oseraient point aller seules, et pourtant elles désiraient voir la sorcière; une négociation fut ouverte par le moyen de l'ambassadeur Sam. Il y eut tant d'allées et venues que le malheureux Sam devait avoir les jambes brisées. Pourtant, après avoir fait bien des difficultés, la rigoureuse sibylle permit enfin aux trois jeunes filles de venir ensemble.

Leur visite ne fut pas aussi tranquille que celle de Mlle Ingram : on entendait de temps en temps des ricanements et des petits cris; au bout de vingt minutes, elles ouvrirent précipitamment la porte, traversèrent la grande salle en courant et arrivèrent tout agitées.

« Ce n'est pas grand-chose de bon, s'écrièrent-elles toutes ensemble; elle nous a dit tant de choses ! elle sait tout ce qui nous concerne ! »

En prononçant ces mots, elles tombèrent essoufflées sur les sièges que les jeunes gens s'étaient empressés de leur apporter.

On leur demanda de s'expliquer plus clairement; elles déclarèrent que la sorcière leur avait répété ce qu'elles avaient fait et dit lorsqu'elles étaient enfants, qu'elle leur avait parlé des livres et des ornements qui se trouvaient dans leurs boudoirs, des souvenirs que leur avaient donnés leurs amis; elles affirmèrent aussi que la sorcière connaissait même leurs pensées, et qu'elle avait murmuré à l'oreille de chacune la chose qu'elle désirait le plus et le nom de la personne qu'elle aimait le mieux au monde.

Ici les jeunes gens demandèrent de plus amples explications sur les deux derniers points : mais les jeunes filles ne purent que rougir, balbutier et sourire; les mères présentèrent des éventails à leurs filles, et répétèrent encore qu'on avait eu tort de ne pas suivre leurs conseils; les vieux messieurs riaient, et les jeunes gens offraient leurs services aux jeunes filles agitées.

Au milieu de ce tumulte et pendant que j'étais absorbée par la scène qui se passait devant moi, quelqu'un me toucha le coude; je me retournai et je vis Sam.

« La sorcière dit qu'il y a dans la chambre une jeune fille à laquelle elle n'a pas encore parlé, et elle a juré de ne pas partir avant de l'avoir vue. J'ai pensé que ce devait être vous, car il n'y a personne autre; que dois-je lui dire ?

—    Oh ! j'irai ! » répondis-je.

J'étais contente de pouvoir satisfaire ainsi ma curiosité, qui venait d'être si vivement excitée. Je sortis de la chambre sans que personne me vît, car tout le monde était occupé des trois tremblantes jeunes filles.

« Si vous désirez, mademoiselle, me dit Sam, je vous attendrai dans la salle, dans le cas où elle vous ferait peur; vous n'auriez qu'à m'appeler et je viendrais tout de suite.

—    Non, Sam, retournez à la cuisine; je n'ai pas peur le moins du monde. »

C'était vrai, je n'avais pas peur; mais tout cela m'intéressait et excitait ma curiosité.

Charlotte Brontë

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