Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

J'ai dit que j'aimais le maître de Thornfield. Je ne pouvais pas faire taire ce sentiment, uniquement parce que Mr Rochester ne prenait plus garde à mol, parce qu'il pouvait passer des heures près de moi sans tourner une seule fois les yeux de mon côté, parce que je voyais toute son attention reportée sur une grande dame qui aurait craint de laisser le bas de sa robe m'effleurer en passant, qui, lorsque son œil noir et impérieux s'arrêtait par hasard de mon côté, détournait bien vite son regard d'un objet si indigne de sa contemplation. Je ne pouvais pas cesser de l'aimer parce que je sentais qu'il épouserait bientôt cette jeune fille, parce que je lisais chaque jour dans la tenue de Mlle Ingram son orgueilleuse sécurité, parce qu'enfin, à chaque heure, je découvrais chez Mr Rochester une sorte de courtoisie qui, bien qu'elle se fit rechercher plutôt qu'elle ne recherchait elle-même, était captivante dans son insouciance et irrésistible même dans son orgueil.

Toutes ces choses ne pouvaient ni bannir, ni même refroidir l'amour; mais elles pouvaient créer le désespoir et engendrer la jalousie, si toutefois ce sentiment était possible entre une femme dans ma position et une jeune fille dans la position de Mlle Ingram. Non, je n'étais pas jalouse, ou du moins c'était très rare; ce mal ne saurait exprimer ma souffrance : Mlle Ingram était au-dessous de ma jalousie; elle était trop inférieure pour l'exciter. Pardonnez-moi cette apparente absurdité; je veux dire ce que je dis : elle était brillante, mais non pas remarquable; elle était belle, possédait certains talents, mais son esprit était pauvre et son cœur sec. Aucune fleur sauvage ne s'était épanouie sur ce sol; aucun fruit naturel n'y avait mûri; elle n'était ni bonne ni originale; elle répétait de belles phrases apprises dans des livres, mais elle n'avait jamais une opinion personnelle. Elle affectait le sentiment, et ne connaissait ni la sympathie ni la pitié; il n'y avait en elle ni tendresse ni franchise; sa nature se manifestait quelquefois par la manière dont elle laissait percer son antipathie contre la petite Adèle. Lorsque l'enfant s'approchait d'elle, elle la repoussait en lui donnant quelque nom injurieux; d'autres fois, elle lui ordonnait de sortir de la chambre, et la traitait toujours avec aigreur et dureté. Je n'étais pas seule à étudier ses manifestations de son caractère : Mr Rochester, l'époux futur, exerçait une incessante surveillance; cette conscience claire et parfaite des défauts de sa bien-aimée, cette complète absence de passion à son égard, étaient pour moi une torture sans cesse renaissante.

Je voyais qu'il allait l'épouser pour des raisons de famille, ou peut-être pour des raisons politiques, parce que son rang et ses relations lui convenaient. Je sentais qu'il ne lui avait pas donné son amour, et qu'elle n'était pas propre à gagner jamais ce précieux trésor; là était ma plus vive souffrance; c'était là ce qui nourrissait constamment ma fièvre : elle ne pouvait pas lui plaire.

Si elle eût gagné la victoire, si Mr Rochester eût été sincèrement épris d'elle, j'aurais voilé mon visage; je me serais tournée du côté de la muraille et je serais morte pour eux, au figuré s'entend. Si Mlle Ingram avait été une femme bonne et noble, douée de force, de ferveur et d'amour, j'aurais eu à un moment une lutte douloureuse contre la jalousie et le désespoir, et alors brisée un instant, mais victorieuse enfin, je l'aurais admirée; j'aurais reconnu sa perfection et j'aurais été calme pour le reste de ma vie; plus sa supériorité eût été absolue, plus mon admiration eût été profonde. Mais voir les efforts de Mlle Ingram pour fasciner Mr Rochester, la voir échouer toujours et ne pas même s'en douter, puisqu'elle croyait au contraire que chaque coup portait; m'apercevoir qu'elle s'enorgueillissait de son succès, alors que cet orgueil la faisait tomber plus bas encore aux yeux de celui qu'elle voulait séduire; être témoin de toutes ces choses, incessamment irritée et toujours forcée de me contraindre, voilà ce que je ne pouvais supporter.

Chaque fois qu'elle manquait son but, je voyais si bien par quel moyen elle aurait pu réussir ! Chacune de ces flèches lancées contre Mr Rochester et qui retombaient impuissantes à ses pieds, je savais que, dirigées par une main plus sûre, elles auraient pu percer jusqu'au plus profond de ce cœur orgueilleux; elles auraient pu amener l'amour dans ces sombres yeux, et adoucir cette figure sardonique; et, même sans aucune arme. Mlle Ingram eût pu remporter une silencieuse victoire.

« Pourquoi n'a-t-elle aucune influence sur lui, pensais-je, elle qui peut l'approcher sans cesse ? Non, elle ne l'aime pas d'une véritable affection; sans cela elle n'aurait pas besoin de ces continuels sourires, de ces incessants coups d'œil, de ces manières étudiées, de ces grâces multipliées : il me semble qu'il lui suffirait de s'asseoir tranquillement près de lui, de parler peu et de regarder moins encore, et elle arriverait plus directement à son cœur. J'ai vu sur les traits de Mr Rochester une expression bien plus douce que celle qu'excitent chez lui les avances de Mlle Ingram, mais alors cette expression lui venait naturellement et n'était pas provoquée par des manœuvres calculées : il suffisait d'accepter ses questions, d'y répondre sans prétention, de lui parler sans grimace : alors il devenait plus doux et plus aimable, et vous échauffait de sa propre chaleur; comment fera-t-elle pour lui plaire lorsqu'ils seront mariés ? Je ne crois pas qu'elle le puisse; et pourtant ce ne serait pas difficile, et une femme pourrait être bien heureuse avec lui. »

Rien de ce que j'ai dit jusqu'ici ne peut faire supposer que je blâmais Mr Rochester de se marier par intérêt et pour des convenances. Je fus étonnée lorsque je découvris son intention; je ne croyais pas qu'il pût être influencé par de tels motifs dans le choix d'une femme : mais plus je considérais l'éducation, la position des deux époux futurs, moins je me sentais portée à les blâmer d'agir d'après des idées qui devaient leur avoir été inspirées dès leur enfance; dans leur classe, tous avaient les mêmes principes, et je comprenais qu'ils ne pussent pas voir les choses sous le même aspect que moi. Il me semblait qu'à sa place je n'aurais voulu prendre pour femme qu'une jeune fille aimée. « Mais les avantages d'une telle union, pensais-je, sont si évidents que tout le monde les verrait comme moi, s'il n'y avait pas quelque autre raison que je ne puis pas bien comprendre. »

Là, comme toujours, j'étais indulgente pour Mr Rochester; j'oubliais ses défauts que j'avais jadis étudiés avec tant de soin. Autrefois, je m'étais efforcée de voir tous les côtés de son caractère, d'examiner ce qu'il y avait en lui de bon et de mauvais, afin que mon jugement fût équitable; mais je n'apercevais plus que le bon.

Le ton de sarcasme qui, quelques semaines auparavant, m'avait repoussée, la dureté qui m'avait révoltée, m'impressionnaient tout différemment : j'y trouvais une sorte d'âcreté savoureuse, un sel piquant qui semblait préférable à la fadeur; cette expression sinistre, douloureuse, fine ou désespérée, qu'un observateur attentif eût pu voir briller de temps en temps dans ses yeux, mais qui disparaissait avant qu'on eût pu en mesurer l'étrange profondeur; cette vague expression qui me faisait trembler comme si, marchant sur des montagnes volcaniques, le sol avait tout à coup frémi sous mes pas; cette expression que je contemplais quelquefois tranquille et le cœur gonflé, mais sans jamais sentir mes nerfs se paralyser, au lieu de désirer la fuir, j'aspirais à la deviner. Je trouvais Mlle Ingram heureuse, parce que je me disais qu'un jour elle pourrait regarder dans l'abîme, en explorer les secrets, en analyser la nature.

Pendant que je ne pensais qu'à mon maître et à sa future épouse, que je ne voyais qu'eux, que je n'entendais que leurs discours, que je ne faisais attention qu'à leurs mouvements, les autres invités de Mr Rochester étaient également occupés de leur intérêt et de leur plaisir. Lady Lynn et lady Ingram continuaient leurs solennelles conférences, baissaient leurs deux turbans l'un vers l'autre et agitaient leurs quatre mains avec surprise, mystère ou horreur, selon le sujet de leur commérage; la douce Mme Dent causait avec la bonne Mme Eshton, et toutes deux me souriaient de temps en temps, ou m'adressaient une parole aimable. Sir George Lynn, le colonel Dent et Mme Eshton discutaient sur la politique, la justice ou les affaires du comté; lord Ingram babillait avec Amy Eshton; Louisa jouait ou chantait avec un des messieurs Lynn, et Mary Ingram écoutait avec indolence les galants propos de l'autre. Quelquefois tous, comme par un consentement mutuel, suspendaient leur conversation pour observer les principaux acteurs : car après tout, Mr Rochester et Mlle Ingram, puisqu'elle était intimement liée à lui, étaient la vie et l'âme de toute la société; si Mr Rochester s'absentait une heure seulement, l'engourdissement s'emparait aussitôt de ses hôtes; et lorsqu'il rentrait, un nouvel élan était donné à la conversation, qui reprenait sa vivacité.

Le besoin de sa présence se fit particulièrement sentir un jour où il fut appelé à Millcote pour ses affaires; il ne devait revenir que tard.

Le temps était humide; on s'était proposé d'aller voir un camp de Bohémiens arrivés dernièrement dans une commune au delà de Hay; mais la pluie força d'abandonner ce projet; plusieurs messieurs partirent visiter les étables, les plus jeunes allèrent jouer au billard avec quelques dames. Lady Ingram et Lady Lynn se mirent tranquillement aux cartes; Blanche Ingram, après avoir fatigué par son silence dédaigneux Mme Dent et Mme Eshton, qui voulaient l'associer à leur conversation, se mit à fredonner une romance sentimentale en s'accompagnant du piano; puis elle alla chercher un roman, se jeta d'un air indifférent sur le sofa, et se prépara à charmer par une amusante fiction les heures de l'absence. Toute la maison était silencieuse; de temps en temps seulement on entendait de joyeux éclats de rire dans la salle de billard.

La nuit approchait; on avait déjà sonné la cloche pour avertir que l'heure de s'habiller était venue, quand la petite Adèle, agenouillée à mes pieds devant la fenêtre du salon, s'écria :

« Voilà Mr Rochester qui revient. »

Je me retournai; Mlle Ingram se leva, et tout le monde regarda vers la fenêtre, car au même instant on entendit des piétinements et un bruit de roues dans l'allée du château; on vit avancer une chaise de poste.

« Pourquoi revient-il en voiture ? dit Mlle Ingram; il est parti sur son cheval Mesrour, et Pilote l'accompagnait; qu'a-t-il pu faire du chien ? »

En disant ces mots, elle approcha sa grande taille et ses amples vêtements si près de la fenêtre, que je fus obligée de me jeter brusquement en arrière : dans son empressement, elle ne m'avait pas remarquée; mais lorsqu'elle me vit, elle releva dédaigneusement sa lèvre orgueilleuse et alla vers une autre fenêtre. La chaise de poste s'arrêta. Le conducteur sonna et un monsieur descendit en habit de voyage. Au lieu de Mr Rochester, j'aperçus un étranger, grand et aux manières élégantes.

« Mon Dieu, que c'est irritant ! s'écria Mlle Ingram; et vous, insupportable petit singe, ajouta-t-elle en s'adressant à Adèle, qui vous a perchée sur cette fenêtre pour donner de faux renseignements ? »

Elle jeta un regard mécontent sur moi, comme si j'étais cause de cette méprise.

On entendit parler dans la grande salle, et le nouveau venu fut introduit; il salua lady Ingram, parce qu'elle lui parut la dame la plus âgée de la société.

« Il paraît que j'ai mal choisi mon moment, madame, dit-il; mon ami Mr Rochester est absent; mais je viens d'un long voyage, et je compte assez sur notre ancienne amitié pour m'installer ici jusqu'à son retour. »

Ses manières étaient polies; son accent avait quelque chose de tout particulier; il ne me semblait ni étranger ni Anglais; il pouvait avoir le même âge que Mr Rochester, de trente à quarante ans. Si son teint n'avait pas été si jaune, le nouveau venu aurait été beau, surtout au premier coup d'œil; en regardant de plus près, on trouvait dans sa figure quelque chose qui déplaisait; ou plutôt il lui manquait ce qu'il faut pour plaire; ses traits étaient réguliers, mais mous; ses yeux grands et bien fendus, mais inanimés. Telle fut du moins l'impression qu'il me produisit.

La cloche dispersa les invités, et ce ne fut qu'après le dîner que je revis l'étranger; ses manières n'étaient plus gênées, mais sa figure me plut moins encore qu'avant; ses traits étaient à la fois immobiles et désordonnés; ses yeux erraient sur tous les objets, sans même en avoir conscience; son regard était étrange. Bien que sa figure fût assez belle et assez aimable, elle me repoussait; ce visage ovale manquait de puissance; cette petite bouche vermeille, de fermeté; il n'y avait rien de pensif dans ce front bas; ces yeux bruns et troubles n'exprimaient jamais le commandement.

Assise à ma place ordinaire, je pouvais le voir facilement, car il était éclairé en plein par les candélabres de la cheminée; il s'était placé dans le fauteuil le plus près du feu, et s'avançait de plus en plus vers la flamme, comme s'il avait froid. Je le comparai à Mr Rochester; il me semble qu'entre un jars bien lisse et un faucon sauvage, entre une douce brebis et son gardien, le dogue à la peau rude et à l'œil aiguisé, la différence ne doit pas être beaucoup plus grande.

Il avait parlé de Mr Rochester comme d'un ancien ami; curieuse amitié ! Preuve évidente de la vérité de l'ancien dicton : les extrêmes se touchent.

Deux ou trois messieurs l'entouraient, et j'entendais de temps en temps des fragments de leur conversation; d'abord je ne pus pas bien comprendre. Louisa Eshton et Mary Ingram, qui étaient assises près de moi, m'empêchaient de tout entendre; elles aussi parlaient de l'étranger; toutes les deux le trouvaient très beau; Louisa prétendait que c'était une charmante créature et qu'elle l'adorait; Marie faisait remarquer son nez délicat et sa petite bouche, qui lui semblaient d'une beauté idéale.

« Comme son front est doux ! s'écria Louisa; son visage n'a aucune de ces irrégularités que je déteste tant; quelle tranquillité dans son œil et dans son sourire ! »

À mon grand contentement, Mr Henry Lynn les appela à l'autre bout de la chambre pour leur parler de l'excursion projetée à la commune de Hay.

Je pus alors concentrer toute mon attention sur le groupe placé près du feu; j'appris que le nouveau venu s'appelait Mr Mason, qu'il venait de débarquer en Angleterre, et qu'il arrivait d'un pays chaud; je m'expliquai alors la couleur de sa figure, son empressement à s'approcher du feu, et je compris pourquoi il portait un manteau même à la maison. Les mots Jamaïque, Kingston, villes espagnoles, m'indiquèrent qu'il avait résidé aux Indes Occidentales. Je ne fus pas peu étonnée lorsque j'appris que c'était là qu'il avait vu Mr Rochester pour la première fois, et il dit que son ami n'aimait pas les brûlantes chaleurs, les ouragans et les saisons pluvieuses de ces pays. Je savais par Mme Fairfax que Mr Rochester avait voyagé, mais je croyais qu'il s'était borné à visiter l'Europe. Jusque-là, pas un mot n'avait pu me faire supposer qu'il eût erré sur des rives éloignées.

Charlotte Brontë

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