Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

J'arrivai à Gateshead à peu près à cinq heures du soir, le premier du mois de mai.

Je m'arrêtai d'abord devant la loge : elle me parut très propre et très gentille; les fenêtres étaient ornées de petits rideaux blancs; le parquet bien ciré; la grille, la pelle et les pincettes reluisaient, et le feu brillait dans la cheminée; Bessie, assise devant le foyer, nourrissait son dernier-né; Robert et sa sœur jouaient tranquillement dans un coin.

« Dieu vous bénisse, je savais bien que vous viendriez ! s'écria Mme Leaven en me voyant entrer.

—    Oui, Bessie, répondis-je après l'avoir embrassée. J'espère que je ne suis pas arrivée trop tard. Comment va Mme Reed ? elle vit encore, n'est-ce pas ?

—    Oui, elle vit, et même elle a plus qu'hier le sentiment de ce qui se passe autour d'elle; le médecin dit qu'elle pourra traîner une semaine ou deux; mais il ne pense pas qu'elle guérisse.

—    A-t-elle parlé de moi dernièrement !

—    Elle parlait de vous ce matin, et désirait vous voir arriver; mais elle dort maintenant, ou du moins elle dormait il y a dix minutes. Elle est ordinairement plongée dans une sorte de léthargie pendant toute l'après-midi et ne se réveille que vers six ou sept heures : voulez-vous vous reposer ici une heure, mademoiselle ? et alors je monterai avec vous. »

Robert entra à ce moment; Bessie posa son enfant endormi dans un berceau, afin d'aller souhaiter la bienvenue à son mari; ensuite elle me pria de retirer mon chapeau et de prendre un peu de thé, car, disait-elle, j'étais pâle et j'avais l'air fatiguée. Je fus heureuse d'accepter son hospitalité, et quand elle me débarrassa de mes vêtements de voyage, je restai aussi tranquille que lorsqu'elle me déshabillait dans mon enfance.

Le souvenir du passé me revint lorsque je la vis s'agiter autour de moi, apporter son plus beau plateau et ses plus belles porcelaines, couper des tartines, griller des gâteaux pour le thé, et de temps en temps donner une petite tape à Robert ou à sa sœur, comme elle le faisait autrefois pour moi; Bessie avait conservé son caractère vif, de même que son pas léger et son joli regard.

Quand le thé fut pris, je voulus m'approcher de la table; mais elle m'ordonna de rester tranquille avec le ton absolu que je connaissais bien; elle voulut me servir au coin du feu; elle plaça devant moi un petit guéridon avec une tasse et une assiette de pain rôti : c'est ainsi qu'elle m'installait autrefois sur une chaise et m'apportait quelques friandises dérobées pour moi. Je souris et je lui obéis comme jadis.

Elle me demanda si j'étais heureuse à Thornfield et quel genre de caractère avait ma maîtresse. Quand je lui dis que je n'avais qu'un maître, elle me demanda s'il était beau et si je l'aimais; je lui répondis qu'il était plutôt laid, mais que c'était un vrai gentleman, qu'il me traitait avec bonté et que j'étais satisfaite; puis je lui décrivis la joyeuse société qui venait d'arriver au château. Bessie écoutait tous ces détails avec intérêt : c'était justement le genre qui lui plaisait.

Une heure fut bientôt écoulée. Bessie me rendit mon chapeau, et je sortis avec elle de la loge pour me rendre au château; il y avait neuf ans, elle m'avait également accompagnée pour descendre cette allée que maintenant je remontais.

Par une matinée sombre et pluvieuse du mois de janvier, j'avais quitté cette maison ennemie, le cœur aigri et désespéré, me sentant réprouvée et proscrite, pour me rendre dans la froide retraite de Lowood, si éloignée et si inconnue; ce même toit ennemi reparaissait à mes yeux; mon avenir était encore douteux et mon cœur encore souffrant; j'étais toujours une voyageuse sur la terre : mais j'avais plus de confiance dans mes forces et moins peur de l'oppression; mes anciennes blessures étaient complètement guéries et mon ressentiment éteint.

« Vous irez d'abord dans la salle à manger, me dit Bessie en marchant devant moi; les jeunes dames doivent y être. »

Une minute après, j'étais entrée. Depuis le jour où j'avais été introduite pour la première fois devant Mr Brockelhurst, rien n'avait été changé dans cette salle à manger : j'aperçus encore devant le foyer le tapis sur lequel je m'étais tenue; jetant un regard vers la bibliothèque, je crus distinguer les deux volumes de Berwick à leur place ordinaire, sur le troisième rayon, et au-dessus le Voyage de Gulliver et les Contes arabes; les objets inanimés n'étaient pas changés, mais il eût été difficile de reconnaître les êtres vivants.

Je vis devant moi deux jeunes dames : l'une, presque aussi grande que Mlle Ingram, très mince, à la figure jaune et sévère, avait quelque chose d'ascétique qu'augmentait encore l'extrême simplicité de son étroite robe de laine noire, de son col empesé, de ses cheveux lissés sur les tempes; enfin elle portait pour tout ornement un chapelet d'ébène, au bout duquel pendait un crucifix. Je compris que c'était Éliza, quoique ce visage allongé et décoloré ressemblât bien peu à celui que j'avais connu.

L'autre était bien certainement Georgiana; mais non pas la petite fée de onze ans que je me rappelais svelte et mince : c'était une jeune fille très grasse et dans tout l'éclat de sa beauté; jolie poupée de cire aux traits beaux et réguliers, aux yeux bleus et languissants, aux boucles blondes. Sa robe était noire comme celle de sa sœur, mais elle en différait singulièrement par la forme; elle était ample et élégante : autant l'une affichait le puritanisme, autant l'autre annonçait le caprice.

Dans chacune des sœurs il y avait un des traits de la mère, mais un seul : l'aînée, maigre et pâle, avait les yeux de Mme Reed; la plus jeune, nature riche et éblouissante, avait le contour des joues et du menton de sa mère. Chez Georgiana, ces contours étaient plus doux que chez Mme Reed; néanmoins ils donnaient une expression de dureté à toute sa personne, qui, à part cela, était si souple et si voluptueuse.

Lorsque j'entrai, les deux jeunes filles se levèrent pour me saluer; elles m'appelèrent Mlle Eyre. Le bonjour d'Éliza fut court et sec; elle ne me sourit même pas; elle se rassit, et, fixant les yeux sur le feu, sembla m'oublier. Georgiana, après m'avoir demandé comment je me portais, me fit quelques questions sur mon voyage, sur le temps, et d'autres lieux communs semblables; sa voix était traînante; elle me jetait de temps en temps un regard de côté pour m'examiner des pieds à la tête, passant des plis de mon manteau noir à mon chapeau, que ne relevait aucun ornement. Les jeunes filles ont un remarquable talent pour vous montrer qu'elles vous trouvent dépourvue de charme; le dédain du regard, la froideur des manières, la nonchalance de la voix, expriment assez leurs sentiments, sans qu'il leur soit nécessaire de se compromettre par une positive impertinence.

Mais un sourire de dédain, soit franc, soit caché, ne me faisait plus la même impression qu'autrefois; lorsque je me trouvai entre mes deux cousines, je fus étonnée de voir combien je supportais facilement la complète indifférence de l'une et l'attention mi-railleuse de l'autre; Éliza ne pouvait me mortifier ni Georgiana me déconcerter. Le fait est que j'avais à penser à autre chose; les sensations qu'elles pouvaient éveiller en moi n'étaient rien auprès des puissantes émotions qui, depuis quelque temps, avaient remué mon âme; j'avais éprouvé des douleurs et des joies bien vives auprès de celles qu'auraient excitées les demoiselles Reed. Aussi restai-je parfaitement insensible à leurs grands airs.

« Comment va Mme Reed ? demandai-je bientôt en regardant tranquillement Georgiana, qui jugea convenable de relever la tête, comme si j'avais pris une liberté à laquelle elle ne s'attendait pas.

—    Mme Reed ? ah ! vous voulez parler de maman; elle va mal; je ne pense pas que vous puissiez la voir aujourd'hui.

—    Je vous serais bien obligée si vous vouliez monter lui dire que je suis arrivée. »

Georgiana tressaillit, et ouvrit ses grands yeux bleus.

« Je sais qu'elle désire beaucoup me voir, ajoutai-je, et je ne voudrais pas la faire attendre plus qu'il n'est absolument nécessaire.

—    Maman n'aime pas à être dérangée le soir, » répondit Éliza.

Au bout de quelques minutes, je me levai, je retirai mon chapeau et mes gants tranquillement et sans y être invitée, puis je dis aux deux jeunes filles que j'allais chercher Bessie qui devait être dans la cuisine, et la prier de s'informer si Mme Reed pouvait me recevoir. Je partis, et ayant trouvé Bessie, je lui dis ce que je désirais; ensuite je me mis à prendre des mesures pour mon installation. Jusque-là l'arrogance m'avait toujours rendue craintive; un an auparavant, si j'avais été reçue de cette façon, j'aurais pris la résolution de quitter Gateshead le lendemain même : mais maintenant je voyais bien que c'eût été agir follement; j'avais fait un voyage de cent milles pour voir ma tante, et je devais rester avec elle jusqu'à son rétablissement ou sa mort. Quant à l'orgueil et à la folie de ses filles, je devais ne pas y penser et conserver mon indépendance. Je m'adressai à la femme de charge; je lui demandai de me préparer une chambre, et je lui dis que je resterais probablement une semaine ou deux; je me rendis dans ma chambre, après y avoir fait porter ma malle, et je rencontrai Bessie sur le palier.

« Madame est réveillée, me dit-elle; je l'ai informée de votre arrivée; suivez-moi, et nous verrons si elle vous reconnaîtra. »

Je n'avais pas besoin qu'on me montrât le chemin de cette chambre où jadis j'avais été si souvent appelée, soit pour être châtiée, soit pour être réprimandée; je passai devant Bessie et j'ouvris doucement la porte. Comme la nuit approchait, on avait placé sur la table une lumière voilée par un abat-jour; je vis le grand lit à quatre colonnes, les rideaux couleur d'ambre, comme autrefois, la table de toilette, le fauteuil, le marchepied sur lequel on m'avait tant de fois forcée à m'agenouiller pour demander pardon de fautes que je n'avais pas commises. Je jetai les yeux sur un certain coin, comptant presque y voir se dessiner le mince contour d'une verge, jadis redoutée, qui, pendue au mur, semblait guetter le moment où elle pourrait s'agiter comme un petit lutin et frapper mes mains tremblantes ou mon cou contracté; je tirai les rideaux du lit, et je me penchai sur les oreillers entassés.

Je me rappelais la figure de Mme Reed, et je me mis à chercher dans le lit l'image qui m'était familière. Heureusement que le temps tarit les désirs de vengeance et assoupit la colère et la haine; lorsque j'avais quitté cette femme, mon cœur était plein d'aversion et d'amertume, et maintenant que je revenais vers elle, je ne sentais en moi que de la pitié pour ses grandes souffrances, le désir de pardonner toutes les injures, de me réconcilier avec elle et de presser amicalement ses mains.

Mme Reed avait toujours le même visage sombre et impitoyable; je revis ces yeux que rien ne pouvait adoucir, ces sourcils arqués, impérieux et despotiques. Que de fois, en me regardant, ils avaient exprimé la menace et la haine ! et, en la contemplant, je me rappelai les terreurs et les tristesses de mon enfance; pourtant, me baissant vers elle, je l'embrassai; elle me regarda « Est-ce Jane Eyre ? demanda-t-elle.

—    Oui, ma tante; comment êtes-vous, chère tante ? »

Charlotte Brontë

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