Charlotte Brontë

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Les jours se passaient joyeusement à Thornfield, et l'activité régnait désormais dans le château; quelle différence entre cette quinzaine et les trois mois de tranquillité, de monotonie et de solitude que j'avais passés dans ces murs ! On avait chassé les sombres pensées et oublié les tristes souvenirs; partout et toujours il y avait de la vie et du mouvement; on ne pouvait pas traverser le corridor, silencieux autrefois, ni entrer dans une des chambres du devant, jadis inhabitées, sans y rencontrer une piquante femme de chambre ou un mirliflore de valet.

La cuisine, la salle des domestiques, la grande salle du château, étaient également animées; et le salon ne restait silencieux et vide que lorsqu'un ciel bleu et un beau soleil de printemps invitaient les hôtes du château à faire une petite promenade sur les terres de Mr Rochester. Tout à coup le beau temps cessa et fut remplacé par des pluies continuelles; mais rien ne put détruire la gaieté qui régnait à Thornfield, et quand il fut impossible de chercher des distractions au dehors, les plaisirs qu'offrait le château devinrent plus animés et plus variés.

Lorsque les hôtes de Mr Rochester déclarèrent qu'il fallait chercher des amusements nouveaux, je me demandai ce qu'ils pourraient inventer. On avait parlé de charades; mais, dans mon ignorance, je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. On appela les domestiques pour retirer les tables de la salle à manger; les lumières furent disposées différemment, et les chaises placées en cercle vis-à-vis de l'arche. Pendant que Mr Rochester et ses hôtes examinaient les préparatifs, les dames montaient et descendaient les escaliers en appelant leurs femmes de chambre. On demanda Mme Fairfax pour savoir ce qu'il y avait dans le château en fait de châles, de robes, de draperies de toute espèce; les jupes de brocart, les robes de satin, les coiffures de dentelle renfermées dans les armoires du troisième furent descendues par les femmes de chambre; on choisit ceux des vêtements qui pouvaient servir, et on les porta dans le boudoir attenant au salon.

Mr Rochester appela les dames autour de lui, afin de choisir celles qui feraient partie de sa charade.

« Mlle Ingram est certainement pour moi, » dit-il, après avoir nommé les deux demoiselles Eshton et Mme Dent.

Il se tourna vers moi; je me trouvais près de lui au moment où il rattachait le bracelet de Mme Dent. « Voulez-vous jouer ? » me demanda-t-il. Je secouai la tête; je craignais qu'il n'insistât, mais il n'en fit rien, et me permit de retourner tranquillement à ma place ordinaire.

Il se retira derrière le rideau avec ceux qui faisaient partie de la même charade que lui; le reste de la compagnie, présidé par le colonel Dent, s'assit sur les chaises devant l'arche. Mr Eshton m'ayant remarquée, demanda tout bas si l'on ne pourrait pas me faire une place; mais lady Ingram répondit aussitôt :

« Non, elle a l'air trop stupide pour comprendre ce jeu. »

Au bout de quelque temps, on sonna une cloche, et le rideau fut tiré. Sous l'arche apparaissait sir George Lynn, enveloppé d'un long vêtement blanc; un livre était ouvert sur une table placée devant lui; Amy Eshton, assise à ses côtés, était enveloppée dans le manteau de Mr Rochester, et tenait un livre à la main. Quelqu'un d'invisible fit retentir joyeusement la cloche; Adèle, qui avait demanda à être avec son tuteur, bondit sur le théâtre et répandit autour d'elle le contenu d'une corbeille de fleurs qu'elle portait dans ses bras; alors apparut la belle Mlle Ingram, vêtue de blanc, enveloppée d'un long voile et le front orné d'une couronne de roses. Mr Rochester marchait à côté d'elle, et tous deux s'approchèrent de la table; ils s'agenouillèrent; Mme Dent et Louisa Eshton, également habillées de blanc, se placèrent derrière eux. Alors commença une cérémonie dans laquelle il était facile de reconnaître la pantomime d'un mariage. Lorsque tout fut fini, le colonel Dent, après avoir un instant consulté ses voisins, s'écria :

« Mariée ! »

Mr Rochester s'inclina, et le rideau tomba. Un temps assez long s'écoula avant qu'on recommençât, et lorsque le rideau fut tiré de nouveau, je m'aperçus que le théâtre avait été préparé avec plus de soin que précédemment. Le salon, comme je l'ai déjà dit, était de deux marches plus élevé que la salle à manger; on avait placé sur la plus haute de ces marches un grand bassin de marbre que je reconnus pour l'avoir vu dans la serre, où il était ordinairement entouré de plantes rares et rempli de poissons rouges; vu sa taille et son poids, on devait avoir eu beaucoup de peine à le transporter. Mr Rochester, enveloppé dans des châles et portant un turban sur la tête, était assis à côté du bassin; ses yeux noirs et son teint basané s'harmonisaient bien avec son costume; on eût dit un émir de l'Orient; puis je vis s'avancer Mlle Ingram; elle aussi portait un costume oriental : une écharpe rouge était nouée autour de sa taille; un mouchoir brodé retombait sur ses tempes; ses bras bien modelés semblaient supporter un vase gracieusement posé sur sa tête; son attitude, son teint, ses traits, toute sa personne enfin, rappelaient quelque belle princesse israélite du temps des patriarches; et c'était bien là en effet ce qu'elle voulait représenter.

Elle se pencha vers le bassin comme pour remplir la cruche qu'elle portait, et allait la poser de nouveau sur sa tête, lorsque l'homme couché se leva et s'approcha d'elle; il sembla lui faire une demande. Aussitôt elle souleva sa cruche pour lui donner à boire; alors l'étranger prit une cassette cachée sous ses vêtements, l'ouvrit et montra à la jeune fille des bracelets et des boucles d'oreilles magnifiques. Celle-ci manifesta son étonnement et son admiration; l'étranger s'agenouilla près d'elle et mit la cassette à ses pieds; mais les regards et les gestes de la belle israélite exprimèrent l'incrédulité et le ravissement; cependant l'inconnu, s'avançant vers elle, attacha les bracelets à ses bras et les boucles à ses oreilles : C'étaient Eliézer et Rebecca; les chameaux seuls manquaient au tableau.

Mr Dent et ses compagnons se consultèrent de nouveau; mais il paraît qu'ils ne purent pas s'entendre sur le mot, car le colonel demanda à voir le dernier tableau avant de se décider. On baissa de nouveau le rideau.

Lorsqu'il fut tiré pour la troisième fois, on ne vit qu'une partie du salon; le reste était caché par des tentures sombres et grossières; le bassin de marbre avait été enlevé, et à la place on apercevait une table et une chaise de cuisine; ces objets étaient éclairés par une faible lueur provenant d'une lanterne; toutes les bougies avaient été éteintes.

Au milieu de cette triste scène était assis un homme; ses mains jointes retombaient sur ses genoux et ses yeux se fixaient à terre; je reconnus Mr Rochester, malgré sa figure grimée, ses vêtements en désordre (une des manches de son habit pendait, séparée de son bras, comme si elle eût été déchirée dans une lutte), sa contenance désespérée, ses cheveux rudes et hérissés; il remua, et on entendit un bruit de fer, car ses mains étaient enchaînées.

« Bridewelll ! s'écria aussitôt le colonel Dent. Et ce fut pour moi le signal que la charade était finie.

Lorsque les acteurs eurent repris leur costume ordinaire, ils rentrèrent dans la salle à manger; Mr Rochester conduisait Mlle Ingram; elle le complimentait sur la manière dont il avait joué.

« Savez-vous, dit-elle, que c'est dans votre dernier rôle que je vous préfère ? si vous étiez né quelques années plus tôt, vous auriez fait un galant bandit.

—    Ai-je bien fait disparaître le fard de mon visage ? demanda-t-il en se tournant vers elle.

—    Oui, malheureusement, car il vous allait bien.

—    Alors, vous aimeriez un héros de grands chemins ?

—    Oui, c'est ce que je préférerais après un bandit italien; et ce dernier ne pourrait être surpassé que par un pirate d'Orient.

—    Eh bien, qui que je sois, rappelez-vous que vous êtes ma femme; nous avons été mariés il y a une heure, en la présence de tous ces témoins. »

Elle rougit et se mit à rire.

« Maintenant, colonel Dent, dit Mr Rochester, c'est à votre tour. »

Et au moment où le colonel se retira avec sa bande, lui et ses compagnons s'assirent sur les siéges vides; Mlle Ingram se mit à sa droite, et chacun choisit sa place. Je ne fis pas attention aux acteurs; désormais le lever du rideau n'avait plus aucun intérêt pour moi; les spectateurs absorbaient toute mon attention, mes yeux, fixés de temps en temps sur l'arène, étaient toujours attirés malgré moi par le groupe des spectateurs. Je ne me rappelle plus le mot choisi par le colonel Dent, ni la manière dont les acteurs s'acquittèrent de leurs rôles; mais j'entends encore la conversation qui suivait chaque tableau; je vois Mr Rochester se tourner du côté de Mlle Ingram; je la vois incliner sa tête vers lui, et laisser ses boucles noires toucher son épaule et se balancer près de ses joues; j'entends encore leurs murmures; je me rappelle les regards qu'ils échangeaient, et je me souviens même de l'impression que produisit sur moi ce spectacle.

Charlotte Brontë

Jane Eyre

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