Jane Eyre

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Charlotte Brontë

Jane Eyre

Mr Rochester me l'expliqua en effet.

Une après-midi que je me promenais dans les champs avec Adèle, je le rencontrai et il me pria de le suivre dans une avenue de hêtres qui était devant nous, tandis que mon élève jouerait avec Pilote et ses volants.

Il me raconta alors qu'Adèle était la fille d'une danseuse de l'Opéra français, Céline Varens, pour laquelle il avait eu ce qu'il appelait une grande passion. Céline avait feint d'y répondre par un amour plus ardent encore. Il se croyait idolâtré, quelque laid qu'il fût; il se figurait, me dit-il, qu'elle préférait sa taille d'athlète à l'élégance de l'Apollon du Belvédère.

« Et je fus si flatté, mademoiselle Eyre, de la préférence de la sylphide française pour son gnome anglais, que je l'installai dans un hôtel et lui donnai un établissement complet, domestiques, voiture, cachemires, diamants, dentelles, etc. En un mot, j'étais en train de me ruiner, dans le style adopté, comme le premier venu. Je n'avais même pas l'originalité de chercher une route nouvelle pour me conduire à la bonté et à la ruine; mais je suivais la vieille ornière avec une stupide exactitude, et je ne m'écartais pas d'un pouce du sentier battu. J'eus, comme je le méritais, le sort de tous les dissipateurs; je vins un soir où Céline ne m'attendait pas; elle était sortie. La nuit était chaude; fatigué d'avoir couru dans tout Paris, je m'assis dans son boudoir, heureux de respirer l'air consacré par sa présence. J'exagère; je n'ai jamais cru qu'il y eût autour de sa personne quelque vertu sanctifiante; non, elle n'avait laissé derrière elle que l'odeur du musc et de l'ambre. Le parfum des fleurs, mêlé aux émanations des essences, commençait à me monter à la tête, lorsque j'eus l'idée d'ouvrir la fenêtre et de m'avancer sur le balcon. Il faisait clair de lune, et le gaz était allumé; la nuit était calme et sereine; quelques chaises se trouvaient sur le balcon, je m'assis et je pris un cigare. Je vais en prendre un, si vous voulez bien me le permettre. »

Il fit une pause, tira un cigare de sa poche, l'alluma, le plaça entre ses lèvres, jeta une bouffée d'encens havanais dans l'air glacé, et reprit :

« J'aimais aussi les bonbons à cette époque, mademoiselle Eyre; je croquais des pastilles de chocolat et je fumais alternativement, regardant défiler les équipages le long de cette rue à la mode, voisine de l'Opéra, lorsque j'aperçus une élégante voiture fermée, traînée par deux beaux chevaux anglais, et qu'éclairaient en plein les brillantes lumières de la ville. Je reconnus la voiture que j'avais donnée à Céline. Elle rentrait; mon cœur bondit naturellement d'impatience sur la rampe de fer où je m'appuyais. La voiture s'arrêta à la porte de l'hôtel; ma flamme (c'est le mot propre pour une inamorata d'Opéra) s'alluma. Quoique Céline fût enveloppée d'un manteau, embarras bien inutile pour une si chaude soirée de juin, je reconnus immédiatement son petit pied, qui sortit de dessous sa robe au moment où elle sauta de voiture; penché sur le balcon, j'allais murmurer : « Mon ange, » mais d'une voix que l'amour seul eût pu entendre, lorsqu'une autre personne enveloppée également d'un manteau sortit après elle; mais cette fois ce fut un talon éperonné qui frappa le pavé, et ce fut un chapeau d'homme qui passa sous la porte cochère de l'hôtel.

« Vous n'avez jamais senti la jalousie, n'est-ce pas, mademoiselle Eyre ? Belle demande ! puisque vous ne connaissez pas l'amour. Vous avez à éprouver ces deux sentiments; votre âme dort, vous n'avez pas encore reçu le choc qui doit la réveiller. Vous croyez que toute l'existence coule sur un flot aussi paisible que celui où a glissé jusqu'ici votre jeunesse; les yeux fermés, les oreilles bouchées, vous vous laissez bercer au courant sans voir les rochers qui montent sous l'eau et les brisants qui bouillonnent. Mais, je vous le dis et vous pouvez me croire, un jour vous arriverez aux écueils, un jour votre vie se brisera dans un tourbillon tumultueux en une bruyante écume; alors vous volerez sur les pics des rochers comme une poussière liquide, ou bien, soulevée par une vague puissante, vous serez jetée dans un courant plus calme.

« J'aime cette journée, j'aime ce ciel d'acier, j'aime l'immobilité et la dureté de ce paysage sous cette gelée; j'aime Thornfield, son antiquité, son isolement, ses vieux arbres, ses buissons épineux, sa façade grise et les lignes de ses fenêtres sombres qui réfléchissent ce ciel métallique; et cependant j'en ai longtemps abhorré la seule pensée, je l'ai évité comme une maison maudite et que je déteste encore !… »

Il serra les dents et se tut; il s'arrêta et frappa du pied le sol durci; une pensée fatale semblait l'étreindre si fortement qu'il ne pouvait faire un pas.

Nous montions l'avenue lorsqu'il s'arrêta ainsi. Le château était devant nous; il jeta sur les créneaux un regard comme je n'en ai jamais vu de ma vie : la douleur, la honte, la colère, l'impatience, le dégoût, la haine, semblèrent lutter un moment dans sa large prunelle dilatée sous son sourcil d'ébène. Le combat fut terrible; mais un autre sentiment s'éleva et triompha : c'était quelque chose de dur, de cynique, de résolu et d'inflexible. Il dompta son émotion, pétrifia son attitude et poursuivit :

« Pendant que je gardais le silence, mademoiselle Eyre, je réglais un compte avec ma destinée; elle était là, près de ce tronc de hêtre, comme une des sorcières qui apparurent à Macbeth sur la bruyère des Forres. « Vous aimez Thornfield, » me disait-elle, en levant le doigt; et elle écrivait dans l'air un souvenir qui courait s'imprimer en hiéroglyphes lugubres sur la façade du château; « aimez-le si vous le pouvez ! aimez-le si vous l'osez ! — Oui, je l'aimerai, répondis-je, j'ose l'aimer ! »

Et il ajouta avec emportement : « Je tiendrai ma parole, je briserai les obstacles qui m'empêchent d'être heureux et bon; oui, bon; je voudrais être meilleur que je n'ai été jusqu'ici, que je ne suis. De même que la baleine de Job brisa la lance et le dard, de même ce que les autres regarderaient comme des barrières de fer tombera sous ma main comme de la paille ou du bois pourri. »

À ce moment, Adèle vint se jeter dans ses jambes avec son volant.

« Éloigne-toi d'ici, enfant, s'écria-t-il durement, ou va jouer avec Sophie ! »

Puis il continua à marcher en silence. Je hasardai de le rappeler au sujet dont il s'était écarté.

« Avez-vous quitté le balcon lorsque Mlle Varens entra ? » lui demandai-je.

Je m'attendais presque à une rebuffade pour cette question intempestive; mais, au contraire, sortant de sa rêverie, il tourna les yeux vers moi, et son front sembla s'éclaircir.

« Oh ! j'avais oublié Céline, me dit-il. Eh bien, lorsque je vis ma magicienne escortée d'un cavalier, le vieux serpent de la jalousie se glissa en sifflant sous mon gilet et en un instant m'eut percé le cœur. Il est étrange, s'écria-t-il en s'interrompant de nouveau, il est étrange que je vous choisisse pour confidente de tout ceci, jeune fille; il est plus étrange encore que vous m'écoutiez tranquillement, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde qu'un homme tel que moi racontât l'histoire de ses maîtresses à une jeune fille simple et inexpérimentée comme vous; mais cette dernière singularité explique la première : avec cet air grave, prudent et sage, vous avez bien la tournure d'une confidente; d'ailleurs je sais avec quel esprit mon esprit est entré en communion; c'est un esprit à part et sur lequel la contagion du mal ne peut rien. Heureusement je ne veux pas lui nuire, car, si je le voulais, je ne le pourrais pas; nos conversations sont bonnes; je ne puis pas vous souiller, et vous me purifiez. »

Après cette digression, il continua :

« Je restai sur le balcon. Ils viendront sans doute dans le boudoir, pensai-je; préparons une embuscade. Passant ma main à travers la fenêtre ouverte, je tirai le rideau; je laissai seulement une petite ouverture pour faire mes observations, je refermai aussi la persienne en ménageant une fente par laquelle pouvaient m'arriver les paroles étouffées des amoureux, puis je me rassis au moment où le couple entrait. Mon œil était fixé sur l'ouverture; la femme de chambre de Céline alluma une lampe et se retira; je vis alors les amants. Ils déposèrent leurs manteaux; Céline m'apparut brillante de satin et de bijoux, mes dons sans doute; son compagnon portait l'uniforme d'officier, je le reconnus : c'était le vicomte ***, jeune homme vicieux et sans cervelle que j'avais quelquefois rencontré dans le monde; je n'avais jamais songé à le haïr, tant il me semblait méprisable. En le reconnaissant, ma jalousie cessa; mais aussi mon amour pour Céline s'éteignit; une femme qui pouvait me trahir pour un tel rival n'était pas digne de moi, elle ne méritait que le dédain, moins que moi pourtant qui avais été sa dupe.

« Ils commencèrent à causer; leur conversation me mit complètement à mon aise : frivole, mercenaire, sans cœur et sans esprit, elle semblait faite plutôt pour ennuyer que pour irriter. Ma carte était sur la table; dès qu'ils la virent, ils se mirent à parler de moi, mais ni l'un ni l'autre ne possédait assez d'énergie ou d'esprit pour me travailler d'importance; ils m'outrageaient de toutes leurs forces. Céline surtout brillait sur le chapitre de mes défauts et de mes laideurs, elle qui avait témoigné une si fervente admiration pour ce qu'elle appelait ma beauté mâle, en quoi elle différait bien de vous, qui m'avez dit à bout portant, dès notre première entrevue, que vous ne me trouviez pas beau; ce contraste m'a frappé alors, et…

À ce moment, Adèle accourut encore vers nous : « Monsieur, dit-elle, John vient de dire que votre intendant est arrivé et vous demande.

—    Ah ! dans ce cas, il faut que j'abrége. J'ouvris la fenêtre et je m'avançai vers eux. Je libérai Céline de ma protection, je la priai de quitter l'hôtel et lui offris ma bourse pour faire face aux exigences du moment, sans me soucier de ses cris, de ses protestations, de ses convulsions, de ses prières. Je pris un rendez-vous au bois de Boulogne avec le vicomte.

« J'eus le plaisir de me battre avec lui le lendemain; je logeai une balle dans l'un de ses pauvres bras étiolés et faibles comme l'aile d'un poulet étique, et alors je crus en avoir fini avec toute la clique; mais malheureusement, six mois avant, Céline m'avait donné cette fillette qu'elle affirmait être ma fille : c'est possible, bien que je ne retrouve chez elle aucune preuve de ma laide paternité; Pilote me ressemble davantage. Quelques années après notre rupture, sa mère l'abandonna et s'enfuit en Italie avec un musicien ou un chanteur. Je n'admets pas que je doive rien à Adèle, et je ne lui demande rien, car je ne suis pas son père; mais, ayant appris son abandon, j'enlevai ce pauvre petit être aux boues de Paris et je le transportai ici, pour l'élever sainement sur le sol salubre de la campagne anglaise. Mme Fairfax a eu recours à vous pour son éducation; mais maintenant que vous savez qu'Adèle est la fille illégitime d'une danseuse de l'Opéra, vous n'envisagerez peut-être plus de la même manière votre tâche et votre élève; vous viendrez peut-être quelque jour à moi en me disant que vous avez trouvé une place, et que vous me priez de chercher une autre gouvernante.

—    Non, monsieur; Adèle n'est pas responsable des fautes de sa mère et des vôtres; puisqu'elle n'a pas de parents, que sa mère l'a abandonnée, et que vous, monsieur, vous la reniez, eh bien ! je m'attacherai à elle plus que jamais. Comment pourrais-je préférer l'héritier gâté d'une famille riche, qui détesterait sa gouvernante, à la pauvre orpheline qui chercha une amie dans son institutrice ?

—    Oh ! si c'est là votre manière de voir… Mais il faut que je rentre maintenant, et vous aussi, car voici la nuit. »

Je restai encore quelques minutes avec Adèle et Pilote; je courus un peu avec elle, et je jouai une partie de volant. Lorsque nous fûmes rentrées et que je lui eus retiré son chapeau et son manteau, je la pris sur mes genoux et je la laissai babiller une heure environ; je lui permis même quelques petites libertés qu'elle aimait tant à prendre pour se faire remarquer; car là se trahissait en elle le caractère léger que lui avait légué sa mère, et qui est si différent de l'esprit anglais. Cependant elle avait ses qualités, et j'étais disposée à apprécier au plus haut point tout ce qu'il y avait de bon en elle. Je cherchai dans ses traits et son maintien une ressemblance avec Mr Rochester, mais je ne pus pas en trouver; rien en elle n'annonçait cette parenté : j'en étais fâchée. Si seulement elle lui avait ressemblé un peu, il aurait eu meilleure opinion d'elle.

Charlotte Brontë

Jane Eyre - Biographie

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