Jane Eyre

Page: .25./.95.

Charlotte Brontë

Jane Eyre

Ce ne fut qu'au moment de me coucher que je me mis à repasser dans ma mémoire l'histoire de Mr Rochester. Il n'y avait rien d'extraordinaire dans le récit lui-même : la passion d'un riche gentleman pour une danseuse française, la trahison de celle-ci, étaient des faits qui devaient arriver chaque jour; mais il y avait quelque chose d'étrange dans son émotion au moment où il s'était dit heureux d'être revenu dans son vieux château. Je réfléchis sur cet incident, mais j'y renonçai bientôt, le trouvant inexplicable, et je me mis alors à songer aux manières de Mr Rochester. Le secret qu'il avait jugé à propos de me révéler semblait un dépôt confié à ma discrétion; du moins je le regardais comme tel et je l'acceptai. Depuis quelques semaines, sa conduite envers moi était plus égale qu'autrefois, je ne paraissais plus le gêner jamais. Il avait renoncé à ses accès de froid dédain. Quand il me rencontrait, il me souriait et avait toujours un mot agréable à me dire; quand il m'invitait à paraître devant lui, il me recevait cordialement, ce qui me prouvait que j'avais vraiment le pouvoir de l'amuser, et qu'il recherchait ces conversations du soir autant pour son plaisir que pour le mien.

Je parlais peu, mais j'avais plaisir à l'entendre; il était communicatif; il aimait à montrer quelques scènes du monde à un esprit qui ne connaissait rien de la vie, il ne me mettait pas sous les yeux des actes mauvais et corrompus; mais il me parlait de choses pleines d'intérêt pour moi, parce qu'elles avaient lieu sur une échelle immense et qu'elles étaient racontées avec une singulière originalité. J'étais heureuse lorsqu'il m'initiait à tant d'idées neuves, qu'il faisait voir de nouvelles peintures à mon imagination, et qu'il révélait à mon esprit des régions inconnues; il ne me troublait plus jamais par de désagréables allusions.

Ses manières aisées me délivrèrent bientôt de toute espace de contrainte; je fus attirée à lui par la franchise amicale avec laquelle il me traita. Il y avait des moments où je le considérais plutôt comme un ami que comme un maître; cependant quelquefois encore il était impérieux, mais je voyais bien que c'était sans intention. Ce nouvel intérêt ajouté à ma vie me rendit si heureuse, si reconnaissante, que je cessai de désirer une famille; ma destinée sembla s'élargir; les vides de mon existence se remplirent; ma santé s'en ressentit, mes forces augmentèrent.

Et Mr Rochester était-il encore laid à mes yeux ? Non. La reconnaissance et de douces et agréables associations d'idées faisaient que je n'aimais rien tant que de voir sa figure. Sa présence dans une chambre était plus réjouissante pour moi que le feu le plus brillant; cependant je n'avais pas oublié ses défauts; je ne le pouvais pas, car ils apparaissaient sans cesse : il était orgueilleux, sardonique, dur pour toute espèce d'infériorité. Dans le fond de mon âme, je savais bien que sa grande bonté pour moi était balancée par une injuste sévérité pour les autres; il était capricieux, bizarre. Plus d'une fois, lorsqu'on m'envoya pour lui faire la lecture, je le trouvai assis seul dans la bibliothèque, la tête inclinée sur ses bras croisés, et, lorsqu'il levait les yeux, j'apercevais sur ses traits une expression morose et presque méchante; mais je crois que sa dureté, sa bizarrerie et ses fautes passées (je dis passées, car il semblait y avoir renoncé), provenaient de quelque grand malheur. Je crois que la nature lui avait donné des tendances meilleures, des principes plus élevés, des goûts plus purs que ceux qui furent développés chez lui par les circonstances et que la destinée encouragea. Je crois qu'il y avait de bons matériaux en lui, quoiqu'ils fussent souillés pour le moment; je dois dire que j'étais affligée de son chagrin, et que j'aurais beaucoup donné pour l'adoucir.

J'avais éteint ma chandelle et je m'étais couchée; néanmoins, je ne pouvais pas dormir, et je pensais toujours à l'expression de sa figure au moment où il s'était arrêté dans l'avenue et où, disait-il, sa destinée l'avait défié d'être heureux à Thornfield.

« Et pourquoi ne le serait-il pas ? me demandai-je. Qu'est-ce qui l'éloigne de cette maison ? La quittera-t-il encore bientôt, Mme Fairfax m'a dit qu'il y restait rarement plus de quinze jours; et voilà huit semaines qu'il demeure ici. S'il part, quel triste changement ! S'il s'absente pendant le printemps, l'été et l'automne, le soleil et les beaux jours ne pourront apporter aucune gaieté au château. »

Je ne sais si je m'endormis ou non; mais tout à coup j'entendis au-dessus de ma tête un murmure vague, étrange et lugubre qui me fit tressaillir. J'aurais désiré une lumière, car la nuit était obscure, et je me sentais oppressée; je me levai, je m'assis sur mon lit et j'écoutai; le bruit avait cessé.

J'essayai de me rendormir; mais mon cœur battait violemment : ma tranquillité intérieure était brisée. L'horloge de la grande salle sonna deux heures. À ce moment, il me sembla qu'une main glissait sur ma porte comme pour tâter son chemin le long du sombre corridor, « Qui est là ? » demandai-je. Personne ne répondit; j'étais glacée de peur.

Je me dis que ce pouvait bien être Pilote qui, lorsque la cuisine se trouvait ouverte, venait souvent se coucher à la porte de Mr Rochester. Moi-même je l'y avais quelquefois trouvé le matin en me levant. Cette pensée me tranquillisa un peu; je me recouchai. Le silence calme les nerfs, et, comme je n'entendis plus aucun bruit dans la maison, je me sentis de nouveau besoin de sommeil; mais il était écrit que je ne dormirais pas cette nuit. Au moment où un rêve allait s'approcher de moi, il s'enfuit épouvanté par un bruit assez effrayant en effet.

Je veux parler d'un rire diabolique et profond qui semblait avoir éclaté à la porte même de ma chambre. La tête de mon lit était près de la porte, et je crus un instant que le démon qui venait de manifester sa présence était couché sur mon traversin je me levai, je regardai autour de moi; mais je ne pus rien voir. Le son étrange retentit de nouveau, et je compris qu'il venait du corridor. Mon premier mouvement fut d'aller fermer le verrou; mon second, de crier : « Qui est là ? »

Quelque chose grogna; an bout d'un instant j'entendis des pas se diriger du corridor vers l'escalier du troisième, dont la porte fut bientôt ouverte et refermée; puis tout rentra dans le silence.

« Est-ce Grace Poole ? Est-elle possédée ? me demandai-je. Impossible de rester seule plus longtemps, il faut que j'aille trouver Mme Fairfax. »

Je mis une robe et un châle, je tirai le verrou et j'ouvris la porte en tremblant.

Il y avait une chandelle allumée dans le corridor. Je fus étonnée, mais ma surprise augmenta bien davantage lorsque je m'aperçus que l'air était lourd et rempli de fumée; je regardais autour de moi pour comprendre d'où cela pouvait venir, quand je sentis une odeur de brûlé.

J'entendis craquer une porte; c'était celle de Mr Rochester, et c'était de là que sortait un nuage de fumée. Je ne pensais plus à Mme Fairfax, ni à Grace Poole, ni au rire étrange. En un instant je fus dans la chambre de Mr Rochester; les rideaux étaient en feu, et Mr Rochester profondément endormi au milieu de la flamme et de la fumée.

« Réveillez-vous ! » lui criai-je en le secouant.

Il marmotta quelque chose et se retourna; la fumée l'avait à moitié suffoqué, il n'y avait pas un moment à perdre; le feu venait de se communiquer aux draps. Je courus à son pot à l'eau et à son aiguière; heureusement que l'une était large, l'autre profond, et que tous deux étaient pleins d'eau; j'inondai le lit et celui qui l'occupait, puis j'allai dans ma chambre chercher d'autre eau; enfin je parvins à éteindre le feu.

Le sifflement des flammes mourantes, le bruit que fit mon pot à l'eau en s'échappant de mes mains et en tombant à terre, et surtout la fraîcheur de l'eau que j'avais si libéralement répandue, finirent par réveiller Mr Rochester; bien qu'il fît très sombre, je m'en aperçus en l'entendant fulminer de terribles anathèmes lorsqu'il se trouva couché dans une mare.

« Y a-t-il une inondation ? s'écria-t-il.

—    Non, monsieur, répondis-je; mais il y a eu un incendie. Levez-vous; vous êtes sauvé; maintenant je vais aller vous chercher une lumière.

—    Au nom de toutes les fées de la chrétienté, est-ce vous, Jane Eyre ? demanda-t-il; que m'avez-vous donc fait, petite sorcière ? qui est venu dans cette chambre avec vous ? avez-vous juré de me noyer ?

—    Je vais aller vous chercher une lumière, monsieur; mais, au nom du ciel, levez-vous; quelqu'un en veut à votre vie, vous ne pouvez pas trop vous hâter de découvrir qui.

—    Me voilà levé; attendez une minute que je trouve des vêtements secs, si toutefois il y en a encore. Ah ! voilà ma robe de chambre; maintenant courez chercher une lumière. »

Je partis, et je rapportai la chandelle qui était restée dans le corridor; il me la prit des mains et examina le lit noirci par la flamme, ainsi que les draps et le tapis couvert d'eau.

« Qui a fait cela ? » demanda-t-il.

Je lui racontai brièvement ce que je savais; je lui parlai du rire étrange, des pas que j'avais entendus se diriger vers le troisième, de la fumée et de l'odeur qui m'avaient conduite à sa chambre, de l'état dans lequel je l'avais trouvé; enfin, je lui dis que pour éteindre le feu j'avais jeté sur lui toute l'eau que j'avais pu trouver.

Il m'écouta sérieusement; sa figure exprimait plus de tristesse que d'étonnement; il resta quelque temps sans parler.

« Voulez-vous que j'avertisse Mme Fairfax ? demandai-je.

—    Mme Fairfax ? Non, pourquoi diable l'appeler ? Que ferait-elle ? Laissez-la dormir tranquille.

—    Alors je vais aller éveiller Leah, John et sa femme.

—    Non, restez ici; vous avez un châle. Si vous n'avez pas assez chaud, enveloppez-vous dans mon manteau et asseyez-vous sur ce fauteuil; maintenant mettez vos pieds sur ce tabouret, afin de ne pas les mouiller; je vais prendre la chandelle et vous laisser quelques instants. Restez ici jusqu'à mon retour; soyez aussi tranquille qu'une souris; il faut que j'aille visiter le troisième; mais surtout ne bougez pas et n'appelez personne. »

Il partit, et je suivis quelque temps la lumière; il traversa le corridor, ouvrit la porte de l'escalier aussi doucement que possible, la referma, et tout rentra dans l'obscurité. J'écoutai, mais je n'entendis rien Il y avait déjà longtemps qu'il était parti; j'étais fatiguée et j'avais froid, malgré le manteau qui me couvrait; je ne voyais pas la nécessité de rester, puisqu'il était inutile d'aller réveiller personne. J'allais risquer d'encourir le mécontentement de Mr Rochester en désobéissant à ses ordres, lorsque j'aperçus la lumière et que j'entendis ses pas le long du corridor. « J'espère que c'est lui, » pensai-je.

Il entra pâle et sombre.

« J'ai tout découvert, dit-il, en posant sa lumière sur la table de toilette; c'était bien ce que je pensais.

—    Comment, monsieur ? »

Il ne répondit pas; mais, croisant les bras, il regarda quelque temps à terre; enfin, au bout de plusieurs minutes, il me dit d'un ton étrange :

« Avez-vous vu quelque chose au moment où vous avez ouvert la porte de votre chambre ?

—    Non, monsieur, rien que le chandelier.

—    Mais vous avez entendu un rire singulier; ne l'aviez-vous pas déjà entendu, ou du moins quelque chose qui y ressemble ?

—    Oui, monsieur, il y a ici une femme appelée Grace Poole, qui rit de cette manière; c'est une étrange créature.

—    Oui, Grace Poole; vous avez deviné; elle est étrange, comme vous le dites. Je réfléchirai sur ce qui vient de se passer; en attendant, je suis content que vous et moi soyons seuls à connaître les détails de cette affaire. N'en parlez jamais; j'expliquerai tout ceci, ajouta-t-il en indiquant le lit. Retournez dans votre chambre; quant à moi, le divan de la bibliothèque me suffira pour le reste de la nuit. Il est quatre heures; dans deux heures les domestiques seront levés.

—    Alors, bonsoir, monsieur, » dis-je en me levant.

Il sembla surpris, bien que lui-même m'eût dit de partir.

« Quoi ! s'écria-t-il, vous me quittez déjà, et de cette manière ?

—    Vous m'avez dit que je le pouvais, monsieur.

—    Mais pas ainsi, sans prendre congé, sans me dire un seul mot, et de cette manière sèche et brève. Vous m'avez sauvé la vie; vous m'avez arraché à une mort horrible, et vous me quittez comme si nous étions étrangers l'un à l'autre; donnez-moi au moins une poignée de main. »

Il me tendit sa main; je lui donnai la mienne, qu'il prit d'abord dans une de ses mains, puis dans toutes les deux.

« Vous m'avez sauvé la vie, et je suis heureux d'avoir contracté envers vous cette dette immense; je ne puis rien dire de plus. J'aurais souffert d'avoir une telle obligation envers toute autre créature vivante; mais envers vous, c'est différent. Ce que vous avez fait pour moi ne me pèse pas, Jane. »

Il s'arrêta et me regarda; les paroles tremblaient sur ses lèvres, et sa voix était émue.

« Encore une fois, bonsoir, monsieur; mais il n'y a ici ni dette, ni obligation, ni fardeau.

—    Je savais, continua-t-il, qu'un jour ou l'autre vous me feriez du bien; je l'ai vu dans vos yeux la première fois que je vous ai regardée. Ce n'est pas sans cause que leur expression et leur sourire… » Il s'arrêta, puis continua rapidement : « me firent du bien jusqu'au plus profond de mon cœur. Le peuple parle de sympathies naturelles et de bons génies; il y a du vrai dans les fables les plus bizarres. Ma protectrice chérie, bonsoir ! »

Sa voix avait une étrange énergie, et ses yeux brillaient d'une flamme singulière.

« Je suis heureuse de m'être trouvée éveillée, dis-je en me retirant.

—    Comment ! vous partez !

—    J'ai froid, monsieur.

—    C'est vrai, et vous êtes là dans l'eau; allez, Jane, allez ! »

Mais il tenait toujours ma main, et je ne pouvais partir. Je pris un expédient.

« Il me semble, monsieur, dis-je, que j'entends remuer Mme Fairfax.

—    Alors, quittez-moi. » Il lâcha ma main et je partis.

Je regagnai mon lit, mais sans songer à dormir. Le matin arriva au moment où je me sentais emportée sur une mer houleuse dont les vagues troublées se mélangeaient aux ondes joyeuses; il me semblait voir au delà de ces eaux furieuses un rivage doux comme les montagnes de Beulah. De temps en temps une brise rafraîchissante éveillée par l'espoir me soutenait et me menait triomphalement au but; mais je ne pouvais pas l'atteindre, même en imagination. Un vent contraire m'écartait de la terre et me repoussait au milieu des vagues. En vain mon bon sens voulait résister à mon délire, ma sagesse à ma passion; trop fiévreuse pour m'endormir, je me levai aussitôt que je vis poindre le jour.

Charlotte Brontë

Jane Eyre

Page: .25./.95.