Deux lézards verts

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (8/15)

Le bûcheron, tranquillisé sur ses filles, commençait de somnoler, malgré l'incommodité du lieu.

—    Il y aura du nouveau ! poursuivait le moine, ah ! fichtre, oui, il y en aura; mais du côté du limon et de la boue. Et savez-vous, monsieur, ce qu'il y aura de plus fort parmi les nouveautés ? C'est que l'esprit, issu de Dieu, l'esprit complètement dévoyé, et à l'imitation des prodiges qu'il aura fait accomplir à la matière, voudra faire lui-même l'histrion, le pitre sur la place publique, prendra pour tours de force ce qui n'est que signes de son aberration; oui, monsieur, il singera la matière ! Quel abaissement ! Quel sacrilège ! Comme elle, il voudra aller partout en même temps, et tandis qu'à notre époque, comme vous devez le savoir, monsieur Pascal s'effraie en sa chambre du vide des espaces infinis, lui, devenu ivre, prétendra, sans effroi aucun, pérégriner d'astre en astre, confondant la pensée, qui fut l'honneur de l'homme, avec la locomotion qui, je n'hésite pas à le prophétiser, marquera sa décrépitude. M’entendez-vous, monsieur ?…

Le bûcheron ronflait à poings fermés; mais n'attribuant pas ce bruit à son interlocuteur, le moine allait pousser son raisonnement plus avant, lorsque quelque ruffian, que désobligeait une si abondante parole, s'approcha de l'orateur nocturne et lui administra un violent coup de poing en pleine mâchoire.

Rompu à la misère et aux inconvénients de la promiscuité, le défroqué se toucha seulement les articulations et, constatant que rien d'essentiel n'était brisé en son squelette, il alla un peu plus loin et baissa la voix, persuadé que le père des deux filles voyageuses le suivait.

—    Si je croyais au diable, monsieur, dit-il, je serais porté à penser que Dieu, fatigué de gouverner le monde, a passé la main au Prince des ténèbres et que celui-ci m'a fait l'incertain honneur d'habiter dans ma cellule et sous le crâne que voici ! La tentation subie par l'esprit ailé et lumineux, de s'appliquer à fabriquer mille jouets puérils au moyen de cette boue qui n'est que fumier, a quelque chose de comparable à l'attrait, que vous savez fort vif, et qui jette un sexe sur l'autre. Je pressens une frénésie, une véritable débauche aux noces de l'esprit et de la matière qui, comme tous les excès de ce genre, ne saurait aboutir qu'à un lendemain chargé d'opprobre…

Il parla jusqu'au petit jour et ne s'aperçut pas qu'il avait prêché dans le désert. L'aube lui montra ses compagnons d'infortune étendus à vingt pas de lui, sur la pente du fossé de ville garni de tessons, de légumes avariés et de détritus de toutes sortes. Il ne se plaignait que d'une chose en son abjection, c'était de ne trouver que trop rarement à qui parler. « Les hommes affectent tous, disait-il, de savoir d'avance les sujets que l'on s'apprête à traiter devant eux; ils n'admettent pas qu'on leur puisse apprendre quoi que ce soit hormis une nouvelle aussi vaine que celle-ci : « Un tel a été fait cocu », ou bien « Le Turc est entré en campagne ». Et pendant que vous leur adressez la parole, ils ruminent ce qu'ils vont vous dire à leur tour, et qui pourra être de nature à vous asseoir sur votre séant. » Or le bûcheron avait manifesté une relative complaisance. Il le retrouva quand le jour fut venu.

Gilles, qui avait du savoir-vivre, invita le moine serviable à venir avec lui prendre un vin blanc à la ville. Et ils causèrent encore.

Pendant qu'ils étaient attablés, Gilles reconnut le jeune et charmant Loys, le fils du conseiller Périnelle, qui se rendait à un office matinal. Il courut à ce garçon savant, car il avait hâte d'avoir confirmation du sens prêté par le bavard défroqué à la lettre de ses filles. Loys lui lut, à la lumière du soleil, le texte même qu'avait lu le moine à la lueur magique de son ongle, et il ajouta avec intérêt :

—    Ah ! elles sont parties pour un grand voyage ?…

—    Avec les dames, répéta Gilles, qui avait vu jadis aux pavillons le fils du conseiller Périnelle prenant sa leçon de musique.

—    Chut !… chut !… fit celui-ci, en portant l'index à la bouche. Vos filles sont gracieuses, maître Gilles, et elles sauront des choses que je ne sais point… Mon père me juge assez savant; il dit là-dessus que trop est trop. Bien le bonjour à mesdemoiselles vos filles, maître Gilles… Ah ! elles sont parties ? Diable ! elles en ont de la chance !…

Et il s'éloigna sur son beau cheval bai.

Quand Gilles fut de retour à l'auberge, Ildebert lui dit :

—    Vous connaissez de beau monde ! Ah ! Voilà un jeune homme qui a été arrêté à temps : il était en bonne voie pour rater l'affaire de son salut !… Par qui, me direz-vous, fut-il éduqué, vu toutes les sciences qu'il a apprises ? ne me le demandez pas. Ce serait à croire, monsieur, que malgré ma cervelle infernale, il y a quelqu'un de plus fort que moi, et que j'ai été devancé…

Il réfléchit en vidant son verre, et il frappa le genou de son compagnon :

—    Le diable, monsieur, tout compte fait, je ne suis pas sûr de n'y pas croire… Et s'il existe, savez-vous où il est ? Il est partout.

Ildebert accompagna Gilles, une demi-lieue sur le chemin de retour, en l'entretenant de sujets où l'homme simple n'entendait rien. Sur le point de le quitter, il lui dit :

—    Savez-vous ce que je voudrais, à l'heure qu'il est ?

—    Être à cheval plutôt qu'à pied, dit le bûcheron.

—    Dire ma messe en simplicité, comme tant de frères que j'ai connus. C'est un sort maudit que celui qui m'a fait plus intelligent que les autres… Ou bien, savez-vous, à défaut de dire ma messe, ce que je voudrais ?

—    Être attendu à déjeuner chez Madame la duchesse, je parie.

—    Être un bûcheron comme vous, vivant dans la forêt, à côté de sa femme.

Pour le coup, le père Gilles éclata de rire. Ce souhait-là, par exemple, non, il n'était pas croyable.

—    Parlons sérieusement, dit-il, en se rapprochant du moine; dans le nombre de vos petites inventions, dites-moi, vous n'auriez pas, par hasard, vous n'auriez pas ?…

—    Et quoi donc, dit le moine : le secret de la vie heureuse ? Je vous l'ai donné : c'est la pure simplicité de l'âme ou le développement de l'esprit pour l'esprit…

—    Non, dit le bûcheron; je voudrais trouver le moyen d'aller de chez moi à la ville sans débourser, ni user mes vieux membres, et aussi, mais vous allez hausser les épaules…

—    Dites donc toujours; je ne peux rien.

—    Vous n'auriez pas, par hasard, trouvé le moyen de transformer une cabane de bûcheron en un palais cossu, avec carrosses et domestiques ?…

L'ancien moine s'en alla sans répondre, hochant la tête; et, en lui-même, il pensait :

« J'ai cru parler toute la nuit à un homme ! Et celui-là, comme les autres, est bon pour le règne du démon qui distribuera des joujoux confectionnés avec le limon de la terre… »

Et Gilles s'en revenait tout ragaillardi, parce qu'il s'était donné beaucoup de mal, avait passé la nuit dehors, avait causé ou cru causer avec quelqu'un, ce qui revient exactement au même; et parce que, aussi, ayant grand besoin d'être consolé, il avait ajouté foi, volontiers, au témoignage de la lettre déchiffrée.

Mais sa femme ne s'en laissait point conter de la sorte et il eut beau affirmer que le Frère Ildebert s'était trouvé pleinement d'accord avec le fils du conseiller Périnelle sur le sens de la lettre, la mère Gilles lui jeta au nez qu'il n'était qu'un vieux sot, depuis longtemps crédule à toutes billevesées, et qui s'en allait à présent croire à un mot d'écrit trouvé dans la poêle à frire ! Quant à elle, non : ses filles avaient été enlevées, bien enlevées, par deux vieilles sorcières qui ne lui avaient jamais rien dit de bon. La faute en était à l'insanité et à l'orgueil du père, infatué de toute nouveauté et n'ayant à cœur que de faire de filles de bûcherons des princesses !

La mère Gilles n'admettait aucune consolation; et elle ne croyait à nulle chose, hormis à celles que lui dictait son sens commun. Il pouvait tomber du papier dans la poêle ou dans la soupière, elle n'en estimerait pas moins ses filles plus sûrement inexistantes que si elles étaient mortes de maladie, car dans ce cas, au moins, elle les saurait au lieu où vont les chrétiens et les honnêtes gens, tandis que, nonobstant toutes les belles écritures, elle estimait ses filles perdues, quant à leurs âmes, par le fait du regrettable marché conclu dans les Pavillons de malheur.

Le bûcheron ayant subi cette algarade s'en fut à son travail, l'échine courbée, car il était à présent plus troublé par l'opinion de sa bourgeoise qu'il ne l'avait été par le langage abondant de Frère Ildebert.

Après qu'un assez long temps se fut écoulé, une lettre en tous points semblable à la première, du moins en apparence, se trouva, non dans la poêle, en vérité, ni dans aucun lieu propre à faire croire à un pouvoir magique, mais, là, tout simplement, sur la table, entre la miche de pain et le fromage.

La mère Gilles haussa les épaules et déclara qu'au jour d'aujourd'hui, ses deux filles entreraient par la porte, comme tout le monde, qu'elle ne croirait point les voir, et ne leur ferait nul bon accueil.

Elle en fut quitte pour son affirmation de principe, car son mari, lui, sans prendre la peine de l'entendre, courait à la ville afin d'avoir lecture de la nouvelle missive. Et sa femme lui criait :

—    Tu vas arriver là-bas de nuit, vieux fou, comme l'autre fois, et tu coucheras encore dehors avec des porteurs de vermine !

Mais Gilles était déjà loin, et arriver de nuit ne l'effrayait pas, pourvu qu'il rencontrât encore Frère Ildebert.

Et, en effet, il arriva de nuit, passé le couvre-feu, et trouva portes closes. Mais parmi les sans-logis, coureurs de grands chemins et gibiers de potence qu'il côtoyait, il ne rencontra point son prémontré. Et, comme il s'informait de l'ancien religieux, on lui rit au nez : Ildebert était en prison.

La nouvelle n'était pas de celles qui confondent la raison. Mais, Gilles ayant demandé le motif qui avait valu au vieillard cette disgrâce, il lui fut répondu qu'il n'y avait pas à se mettre en peine de l'individu : il saurait bien se tirer d'affaire, étant homme à rompre les barreaux de sa geôle par un seul geste du petit doigt.

—    Mais qu'a-t-il donc fait ? demanda Gilles.

—    Il est dangereux, dit un chemineau.

—    Mais encore ?

—    Il se met à présent à guérir les convulsions et les rages de dents !…

—    Je n'y vois point de mal, dit le bûcheron.

—    Sans doute, si pour cela il employait les moyens ordinaires…

Alors Gilles se souvint que le moine avouait qu'il était atteint du mal d'invention.

—    Il pratique les maléfices, lui fut-il dit.

Le père Gilles allait en oublier sa lettre. Il eût aussi bien fait, car s'il se trouvait là un quidam qui se déclarait capable de lire son Pater, du moins ne le pouvait-il faire à la nuit noire.

Et Gilles pesta jusqu'au petit jour, n'étant pas endormi cette fois par des propos diserts et philosophiques.

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (8/15)