Deux lézards verts | |
René BoylesveLe carrosse aux deux lézards verts (7/15)On s'attabla pour les rôties et le pain perdu, comme les dimanches ordinaires. Mais le cœur n'était pas à la collation. Et quand on attend quelqu'un, il est difficile de parler d'un sujet autre que celui de son absence. — A supposer, hasardait quelqu'un, que mesdemoiselles vos filles soient reconduites et seulement jusqu'à la lisière de la forêt, par la voiture du duc, c'est-à-dire par ce qu'il peut se faire de mieux, il faut encore un bout de temps pour venir jusqu'ici, même sur des jambes de jeunesse. Pour ce qui est de faire pénétrer un carrosse sous bois, à d'autres !… Gilles regardait avec dédain celui qui venait de parler. — On peut bien aussi détacher un cheval et galoper à califourchon ! dit une vieille. — Comment donc, après tout, est-ce qu'elles s'y prennent, les autres dimanches ? — Les autres dimanches, dit la mère Gilles, elles sont à l'heure, voilà ce que je sais. — Moi, dit une femme, je ne me suis jamais séparée de mes filles… — Il faudra bien que tu le fasses, eh ! la belle, le jour où elles auront chacune trouvé un galant !… Ah ! Eh bien, alors, le diable m'emporte si elles viennent te raconter ce qui leur sera arrivé. — Les enfants, c'est fait pour inquiéter les parents. Ils ne sont jamais pareils à nous. Ils ont leurs manières de voir. On ne les tient pas. — Et qui veut les élever trop bien les élève mal… — C'est comme s'il dépensait cher pour faire d'eux des étrangers… Durant que Gilles était hors de la chaumière à explorer l'horizon, l'on se permettait ces aphorismes de la vieille sagesse des familles. Et sa femme, le nez dans la poêle à frire, entendait peu les propos des commères. Tout à coup, elle poussa un cri. Sous sa cuiller et sous les jets en pétarade de la friture, elle venait de discerner un objet qui n'était ni œuf, ni tartine, et qu'elle se hâta d'amener au jour. Avec une pince, on le retira. Cela avait la forme d'un billet, et le cachet y était, qui avait failli fondre. — Il y a un farceur sur le toit… Peut-être bien aussi que les petites s'amusent là-haut à nous jouer un tour !… On appela le père à demi mort d'inquiétude : — Une lettre ! compère Gilles : parions que tu as loué, vieil avare, ton premier étage à une sorcière !… Une lettre ? Ma foi, oui. Le cachet portait un écusson inconnu, soutenu par des chimères. — Une lettre ! dit le père Gilles. Ah ! si elles étaient là !… Qui c'est-il, parmi nous, qui est seulement fichu de la lire ? En effet, personne n'en était capable. Il rompit le cachet avec rage et dit qu'il s'en allait aux pavillons. — Le dernier des marmitons, grommelait-il, le singe tourne-broche, les perroquets, y sont plus savants que nous !… On le trouva plein de courage; car aucun homme n'eût voulu se risquer du côté des pavillons. Cependant, en troupe, armés de fourches, de cognées, de manches à balai, de lardoires, ils le suivirent, les femmes en arrière, faisant force signes de croix et priant afin qu'il n'arrivât point malheur. Aux pavillons, les grilles closes. On appelle; point de réponse. Pas le moindre signe de vie, ni dans une cour ni dans l'autre. Toutes les persiennes rabattues. Pas le relent d'un fumet aux issues des cuisines. Pas le plus frêle écho d'une voix de perroquet. On eût souhaité voir sous la porte des écuries onduler la queue d'un dragon. Rien. De Minou, nous ne parlons pas : c'était dimanche, jour de rôties; il était au logis familial. Le pauvre Gilles tenait sa lettre à la main. Ce n'était pas un long écrit : trois lignes à peine. Mais ce papier, par miracle tombé de la cheminée, Gilles avait l'assurance qu'il lui apportait des nouvelles de ses filles, de qui nulle nouveauté ne l'étonnait. Il enrageait de ne pouvoir déchiffrer ces trois lignes. Aussi était-ce grande pitié pour tous de le voir pleurer comme un enfant. — Et vous dites, s'écriait-il, qu'il ne faut pas apprendre à lire ! Mais si je savais lire, j'aurais, à cette heure, des nouvelles de mes filles… — Si tes filles n'avaient pas appris à lire, elles seraient près de toi !… Il annonça qu'il allait aller à la ville se faire expliquer le contenu de la lettre. C'était insensé à cette heure : il passerait la nuit dans les chemins ! Mais il ne voulut entendre aucun conseil, et il partit, tel qu'il était, sans vouloir se retourner. A l'écart de la mère Gilles, qui versait des larmes, les femmes échangeaient leurs opinions. L'une était d'avis qu'à n'en pas douter, un sort avait été jeté aux malheureux bûcherons; une autre, que le père des bessonnes était un être avide, ayant fait le serment de s'élever au-dessus de sa condition, et qu'il était puni par où il avait péché; mais presque toutes pensaient que le lézard géant avait dévoré les fillettes et que c'était pendant sa digestion pénible qu'on avait vu, ce matin, le monstre affalé sur le tapis herbeux de la clairière… — Il sera moins dangereux quand nous repasserons, dit un joyeux de la compagnie : ces bêtes-là ne font pas deux repas en un jour ! — Dis plutôt qu'elles dédaigneront ta vieille carne, après s'être régalées de fines cailles à leur déjeuner. Ils n'en firent pas moins, tous et toutes, un grand détour, le soir, en regagnant leurs chaumières. Pendant ce temps, le père Gilles, lui, parvenait à la ville, en pleine nuit, sans pouvoir seulement s'en faire ouvrir les portes. Il coucha à la belle étoile, proche du vieux pont-levis, en compagnie d'une racaille composée de malandrins ou de figures suspectes que le guet repoussait hors des murs à la tombée du jour. Il avisa, parmi cette gent, un vieillard, qui paraissait plus pauvre que malhonnête. A vrai dire, ce bonhomme était contrefait et peu ragoûtant, mais il s'exprimait bien; mieux que cela, il agrémentait son langage aisé de mots et de proverbes latins. Nul doute qu'il fût d'église. En effet, et avant de rien répondre aux questions du bûcheron, il raconta sa propre histoire. Il se nommait Frère Ildebert, ex-religieux prémontré. Il avait été mal vu au couvent, sous le prétexte qu'il s'adonnait aux sciences profanes et avait fait des découvertes propres, affirmait-il, à mettre l'univers sens dessus dessous. Il disait, sans se faire comprendre, bien entendu, de personne : — Il y aura du nouveau, non dans le sens de l'esprit, lequel a atteint ses fins, mais dans celui de la matière qui corrompra l'esprit des hommes… — Est-ce que vous pourriez lire ma lettre ? lui demanda le bûcheron. Mais l'ex-Frère Ildebert reprenait : — On a bien fait de me chasser du couvent ! Non que je croie fermement au diable, mais j'étais possédé de cet infernal génie qui, ayant une fois mis les molécules en mouvement, les dompte et les dirige, de façon à donner à la matière brute une sorte d'apparente dignité supérieure à l'âme, laquelle est seule digne aux yeux de Dieu… — Je suis bien impatient, soupirait Gilles, d'avoir des nouvelles de mes filles… — J'inventais, j'inventais, disait l'ancien moine. Ah ! j'étais vraiment sur un beau chemin !… — La nuit est-elle vraiment trop sombre, suppliait le malheureux Gilles, pour que vous ne puissiez me rendre le service de jeter les yeux sur ce billet ? Et il lui tendait le papier sous le nez. Frère Ildebert dit : — Le fait est que ce ne serait pas l'instant de chercher une puce entre deux draps, pour ceux du moins qui ont reçu du ciel la faveur de coucher dans un lit. Ce disant, il se frotta par trois fois l'ongle du pouce contre le fond de sa culotte, et, l'approchant ensuite du papier, les caractères y furent visibles comme si on eût promené alentour trois vers luisants. Et, couramment, il lut :
Cher papa et chère maman, Gillette et Gillonne. Le pauvre bûcheron était fort ému. Et le plaisir de recevoir un mot de ses filles l'aveugla un long moment sur la manière stupéfiante dont le moine avait eu raison des ténèbres. Mais, comme celui-ci recommençait de parler, Gilles lui dit : — Et c'est une de vos inventions de vous servir de l'ongle comme chandelle ? — Peuh ! fit Ildebert avec dédain, ceci n'est rien… Si l'on m'avait laissé faire !… — Vous seriez riche à l'heure qu'il est ? — Riche ? Oh ! ce n'est pas cela. D'autres que moi se seraient enrichis, oui. Mais c'était le plaisir !… Je vous dis qu'il a été inspiré du Très Haut, le supérieur qui m'a brisé mes ustensiles et jeté à la porte du couvent. — Cependant, voyez, vous venez de me rendre un fier service avec votre petite trouvaille !… — Il n'est de service que d'apprendre à l'homme à se servir de sa pensée. — S'il vous plaît ?… dit Gilles. Mais l'ancien moine était déjà repris par la démangeaison de parler, fût-ce solitairement, et il disait : — Oui, monsieur, diriger sa pensée, et dans l'ordre spirituel ! car pour ce qui est de l'autre partie de la création, — limon et fange, — ce n'est pas sa voie; la pensée y met le feu; elle en fait surgir des volcans et, ce qui est pis, elle s'y suicidera. René BoylesveLe carrosse aux deux lézards verts (7/15) |