Deux lézards verts

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (9/15)

Mais, au matin, il ne se sentit aucune confiance en celui de ses compagnons qui prétendait savoir lire son Pater, et il entra dans la ville, afin de s'y informer, en premier lieu, du moine prisonnier. Ayant su que le savant homme était enfermé au Châtelet, il s'y rendit et il parvint à être admis dans une cour infecte sur laquelle donnait une étroite fenêtre grillée.

Gilles se mit en quête d'une grosse pierre, afin de se hisser jusqu'à la grille, de se faire reconnaître du prisonnier et, d'autre part, d'être bien sûr que c'était à lui et à nul autre qu'il avait affaire.

Ainsi juché, il cria :

—    Ohé ! est-ce bien vous, Frère Ildebert ?

Et il vit en effet s'approcher des barreaux la bonne tête aux yeux vifs de Frère Ildebert. Alors, comme signe de reconnaissance, il lui tendit la lettre dont il désirait connaître le contenu, avant même de demander des nouvelles de l'infortuné. Mais celui-ci qui, de son côté, était plus pressé de parler de lui-même que de tout autre sujet, lui disait :

—    Eh bien ! oui, me voilà à couvert !… Ils ont bien fait, ajoutait-il, car j'étais repris par mon péché.

L'autre avait oublié le péché qui avait valu au religieux d'être expulsé de son couvent.

—    Mon péché ? Mais : mon goût immodéré pour la damnée chose matérielle. Ne me mettais-je pas tout de bon à faire des miracles !

—    Notre-Seigneur en a fait !

—    Lui, c'était pour donner éclat à sa toute-puissance. Tandis que moi, c'est par amour de l'art !… Je n'ai que ce que je mérite.

—    Mais votre science ne peut-elle vous aider à sortir de ce trou ?

—    Le ciel m'en garde ! dit l'ancien moine. Je suis trop heureux aussitôt libre et en présence des choses admirables de la nature dont j'ai envie de changer toutes les combinaisons. C'est dégoûtant d'être ainsi fait. La pénitence m'est nécessaire. Songez que même ici, où je ne vois que l'eau de ma cruche, je suis tenté d'utiliser ce liquide innocent que je me souviens d'avoir vu bouillir autrefois, oui, de l'utiliser à des choses… dont il vaut mieux ne pas parler. Ma cervelle, monsieur, est comme un moût qui fermente. Et au lieu de tourner à l'amélioration des hommes, ce satané génie ne cherche qu'à jouer de la matière…

—    Pourriez-vous me lire cette lettre ? demanda Gilles. C'est qu'il y en a long cette fois…

—    Je crois bien, dit Frère Ildebert : ce sont deux lettres et non pas une. Elles ne sont pas de même écriture.

—    Souvenez-vous que j'ai deux filles bessonnes et qui savent lire et écrire !

—    Voilà, dit le moine prisonnier :

Cher papa et chère maman,

Nous sommes arrivées dans un pays où la température est exquise et où tout ce qu'on voit est propre à nous ravir. Il y a un fleuve dont les eaux ne sont ni bleues ni vertes comme chez nous, mais plutôt de la couleur d'un beau soleil qui se couche. On voit chaque soir des feux d'artifice, choses plus belles que nature; figurez-vous que toute la forêt brûle, oui, mais pendant des semaines de suite. Nous venons d'assister à un splendide défilé de gens d'armes, à la tête desquels, dit-on, était le Roi. Ces grandes fêtes vont finir; c'est bien malheureux; mais certaines gens prétendent que l'on nous réserve des surprises et que l'on verra mieux encore. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai du goût pour le voyage; on ne peut rien imaginer de plus amusant… Ces dames sont excellentes; elles nous aiment, ma sœur et moi, comme elles s'aiment mutuellement.

Votre fille obéissante et dévouée.

Gillette.

—    Elles ne s'embêtent pas, vos filles, dit le moine. Mais où sont-elles ?

—    Oh ! pour Gillette, elle est dans un beau pays où l'on voit de belles choses et le nom lui importe peu.

—    Voyons l'autre, dit Frère Ildebert.

Mes chers parents,

Tout d'abord, j'ai idée que vous ne devez pas être contents de nous, peut-être, car notre départ a été brusque et c'est une singulière manière d'agir, pour des filles, que de s'en aller ainsi en un si long voyage, sans avoir l'assentiment ni de son père ni de sa mère. Mais il paraît qu'il n'y avait pas à tergiverser, que, d'abord, quand on fait son éducation, il la faut faire complète, qu'une bonne éducation comporte de longs voyages, qu'enfin, pour ces voyages, le vent était tel qu'il fallait, et il ne l'aurait sans doute plus jamais été…

Si je m'expliquais plus clairement, je vous livrerais le secret de la manière dont nous voyageons, et ce n'est pas possible. Sachez seulement que si je vous ai parlé du vent, ce n'est pas à l'étourdie, et que nous voyageons sans toucher terre et cependant non par eau.

Oh ! ça n'est pas sans inconvénients. Quelques-uns nous prennent pour des oiseaux et nous envient, mais quelques-uns aussi nous tirent dessus avec leurs mousquets et il faut recourir à des manœuvres pour échapper au danger.

D'autres fois, la grande difficulté est de savoir où se poser. Car tous les endroits ne sont pas bons, et fort peu offrent la sécurité.

Il ne m'est pas permis de vous dire où nous sommes, car être ici paraîtrait chez vous invraisemblable, et nous risquerions de nous faire condamner au bûcher lorsque nous retournerions au pays.

La nation qui nous abrite est en guerre avec deux de ses voisines. Il y a eu d'horribles batailles; le sang coule à ce point que le fleuve qui roule des cadavres n'est composé lui-même à peu près que du liquide répandu par les blessures sans nombre. On tire ici à l'aide d'une artillerie bien plus perfectionnée que la nôtre et qui enflamme tout l'horizon.

On nous a menées, naturellement, dans le pays destiné à être victorieux, parce qu'on y court relativement moins de périls, et nous avons vu tantôt défiler les troupes du général vainqueur : elles étaient très abîmées; mais les hommes sont partout courageux; c'est même, je vous dirai, la seule chose louable que j'aie reconnue, car pour ce qui est du reste, mieux vaut demeurer au fond de notre forêt. Je me demande même pourquoi l'on cherche à voir ou à apprendre tant, alors que la plus grande partie de ce qu'on voit est à vous détourner d'en voir davantage.

Il y a toutefois une chose drôle, c'est d'entendre se disputer madame Je-ne-sais-qui et madame Ah !-qui-est-elle. Je n'ai jamais rien rencontré de plus comique, et cela console de beaucoup d'incommodités.

Elles ne sont jamais d'accord; elles se chamaillent comme deux poules; l'une appelle blanc ce qui est noir et l'autre noir ce qui est blanc. Madame Je-ne-sais-qui pousse l'aménité jusqu'à trouver parfaites les opinions de sa sœur, qui sont exactement contraires aux siennes, mais cela révolte l'aînée; celle-ci dit alors à sa cadette tant de mal de ses opinions et des gens défendus par elle, que l'autre, qui veut ces gens tous parfaits et leurs opinions toutes bonnes, finit par les défendre avec une impétuosité héroïque, ou bien se montre accablée par le chagrin, quand on lui démontre qu'il y a des créatures mauvaises. Et le rire nous en prend à toutes, même à l'accusatrice et même à Gillette qui, comme il convient, est toujours de l'avis de sa maîtresse. De sorte que c'est de nos propres maux que nous tirons et notre remède et notre principal agrément, et que, souvent, de nous rendre compte que nous sommes insupportables, nous amène à nous supporter.

Ma maîtresse m'a dit que, lorsqu'on sait beaucoup, le principal résultat est de se trouver d'un avis opposé à celui des autres et fréquemment au sien propre.

Elle dit que savoir engendre forcément discussion, doute et incrédulité. — « Alors, pourquoi apprenons-nous ? » lui ai-je demandé. Elle m'a répondu : « Parce qu'il n'y a pas moyen de faire autrement. »

A l'heure où je vous écris, le peuple victorieux n'est pas content parce qu'il pense avec raison que le vaincu voudra être vainqueur demain. Alors il est question que les vainqueurs d'aujourd'hui se mangent les uns les autres, en attendant qu'ils soient vaincus.

Nos maîtresses ont décidé que nous avions vu ici assez de choses instructives. Pour une fois, elles sont tombées d'accord, et nous repartons vers un pays nouveau. C'est bien commode.

Voilà, mes chers parents. Je pourrais vous en dire beaucoup plus, mais je crains que vous n'ayez déjà de la peine à vous faire lire cela. De vos nouvelles qui nous manquent, mon Dieu ! nous ne nous mettons point trop en peine, car nous savons que votre vie est régulière et monotone, ce qui s'appelle heureuse…

Je vous embrasse tendrement.

Gillonne.

L'ancien prémontré retenait les deux lettres dans sa main tremblante.

—    Ça vous fatigue de lire ? demanda Gilles.

—    Ce n'est pas cela, dit le prisonnier, mais je vois par cette lettre qu'ils ont tout découvert…

—    Quoi ?

—    Ils ont découvert ce que je cherchais !…

—    Vous cherchiez à m'enlever mes filles ?

—    Non. Mais à voyager…

Et il répéta :

—    Voyager !…

Son oeil de rêveur se fixa au loin, et il voyait sans doute de fantastiques moyens de transport et le globe entier roulant sous ses pieds comme une boule.

Aussitôt il fit son signe de croix et s'agenouilla dans le cachot.

Il demandait pardon à Dieu d'une concupiscence excessive et qu'il jugeait criminelle.

A peine réapparu à la fenêtre grillée, il dit à Gilles :

—    Ce n'est pas tout ça, mon bonhomme : il faut que vous teniez ces lettres soigneusement secrètes…

—    Je ne peux manquer de donner à ma femme des nouvelles de ses filles ?… et comment tiendrais-je ma langue vis-à-vis des amis qui croient que mes deux petites ont mal tourné ?…

—    En ce cas, vous êtes perdu, dit Frère Ildebert.

—    Comment cela ?

—    Votre fille prend la précaution de vous en avertir elle-même : je vous vois cuits et rôtis avant moi, vous et votre progéniture… Ignoriez-vous que toutes ces innovations diaboliques étaient, à bon droit, mal vues par les gens sages ?… Voyons ! de vous à moi, entre quelles mains sont-elles ? Et par quels diables les avez-vous fait éduquer ?

Il fallut que Gilles racontât tout ce qui était advenu depuis la rencontre de la fée Malice.

René Boylesve

Le carrosse aux deux lézards verts (9/15)