Raymond Roussel

Page: .18./.44.

Raymond Roussel

Locus Solus

À mesure que l’ouvrage avançait, nous reconnaissions sans cesse mieux, en la figurine, le Gilles de tout à l’heure, dont elle; était la servile copie sculpturale, comme en témoignaient, au reste, de continuels coups d’œil interrogateurs jetés par l’artiste sur la feuille à fond noir.

Les ébauchoirs, de formes variées et très particulières, servaient tous à tour de rôle, constitués, sans exception, uniquement de mie dure.

La cire qu’ôtait l’artiste en modelant s’accumulait entre les doigts de sa main gauche en une boule exiguë, à laquelle il puisait parfois pour divers rajouts.

Parallèlement à sa besogne de statuaire, l’actif créateur en accomplissait une autre, qui, pure superfétation en soi, semblait lui être, par l’effet de quelque impérieuse routine, d’un indispensable secours; sur la surface de la statuette il cueillait puis alignait, avec chaque ébauchoir, tels grains blancs de la cire nocturne, pour en former des traits reproduisant strictement ceux à l’encre du modèle qui le guidait; même quand vint le tour du visage rieur il s’acquitta de cette tâche singulière, là plus délicate que partout ailleurs.

Parfois il faisait pivoter plus ou moins la plate-forme de la selle, afin de s’attaquer à un autre côté de l’œuvre, déplaçant alors la feuille indicatrice pour avoir toujours bien devant son regard les deux images qui lui servaient tour à tour — et repoussant la boîte de cire en cas de gêne.

Le Gilles avançait vite, acquérant une finesse incomparable. Ici, l’artiste cachait sous la cire des grains blancs de rebut faisant tache; là, au contraire, insuffisamment fourni par la surface, il creusait légèrement pour s’en procurer.

À la fin nous eûmes sous les yeux une exquise figurine noire, parfait négatif en somme, grâce à son discret rehaussement blanc, du Gilles espiègle dont la feuille offrait le positif.

Après une nouvelle pointe faite en même direction sur un signe de Canterel, notre groupe se posta devant une grille de fer circulaire presque haute de deux mètres, formant, à faible distance du mur transparent qui nous séparait d’elle, une étroite cage baignée de lumière bleue, dont le diamètre pouvait égaler un pas.

Deux cercles de fer horizontaux, l’un en haut, l’autre en bas, servaient de liens à l’ensemble, paraissant complètement traversés par tous les barreaux, dont quatre, d’une grosseur particulière, placés aux quatre angles d’un carré imaginaire ayant deux côtés parallèles à la paroi de verre, entraient dans un assez vaste plancher que n’atteignaient pas les autres.

S’éloignant d’un étique malade couché en peignoir et sandales sur un brancard avec une sorte de casque bizarre comme coiffure, l’aide qui, selon la coutume adoptée, nous avait précédés par un détour, sortit de sa poche une forte clé, qu’il alla introduire dans une serrure établie à mi-hauteur d’un des quatre gros barreaux, celui de gauche le plus distant de nous.

Après fonctionnement de la clé, il ouvrit grande, en tirant vers sa droite, une porte courbe, qui, simplement constituée par le quart de la grille circulaire et jouant grâce à deux charnières mises chacune à l’un des cercles horizontaux, présenta dès lors à nos yeux ces mots désignatifs : « Geôle focale », gravés, pour être lus de l’extérieur, dans une plaque de fer recourbée, tenant assez haut, par son revers, à trois barreaux voisins.

Le malade, à gauche, venait de se dresser devant le brancard, en ôtant son peignoir, pour apparaître en caleçon de bain. Son casque retenait l’attention. Une petite calotte métallique, posée sur le sommet de la tête et solidement fixée par une jugulaire de cuir passant sous le maxillaire inférieur, était surmontée d’un court pivot, sur lequel s’emmanchait, en son milieu, une mobile et ronde aiguille horizontale qui, puissamment aimantée suivant Canterel, devait mesurer près de cinq décimètres. Au-dessus de l’épaule droite du malade, un vieux cadre carré se trouvait suspendu par deux petits crochets distants, vissés verticalement dans la portion extrême de son bord supérieur et passés dans deux trous horizontaux qu’offrait l’aiguille perpendiculairement à elle-même. Dans le cadre se présentait, dépourvue de verre protecteur, une gravure sur soie, manifestement très ancienne, montrant, identifié par ces trois mots : « Plan de Lutèce » établis sur trois lignes dans le coin gauche du haut, le tracé détaillé de l’ancien Paris; une large ligne noire, parfaitement droite, traversait le quartier le plus nord-ouest et, véritable sécante, dépassait à chaque bout la courbe, très régulière, formée là par l’enceinte. Également sans verre, un cadre neuf carré, suspendu, identiquement comme le vieux, à l’autre partie de l’aiguille, au-dessus de l’épaule gauche du sujet, offrait aux regards une gravure caricaturale sur papier qui, soulignée par cette légende : « Nourrit dans le rôle d’Énée », représentait de profil, au milieu de l’espace sans bornes, un chanteur en costume de prince troyen, debout sur le globe terrestre isolé, la figure tournée vers le centre et le cou congestionné par un violent effort vocal; ses pieds foulaient l’Italie, placée au sommet de la sphère, très penchée sur son axe; de sa bouche, colossalement ouverte, partait une verticale ligne de points qui, après avoir traversé diamétralement la terre, en demeurant sans cesse visible parmi de vagues indications géographiques, descendait longuement sans dévier, pour se terminer, au milieu d’un groupe d’astres où se lisait le mot « Nadir », par une portée à clé de sol montrant un ut aigu accompagné de trois f.

Faisant quelques pas, le malade entra, non sans crainte patente, dans la prison de forme cylindrique s’offrant à lui.

La porte fut fermée à double tour et le barreau à serrure, auquel, pendant un moment, avait manqué dans le sens de la longueur, d’un cercle de fer à l’autre, une portion de lui-même, se retrouva complet. Emportant la clé, l’aide, au pas de course, alla vers l’artiste, encore occupé à sa statuette.

En franchissant directement du regard, à partir du malade emprisonné, un espace de trois mètres environ vers la droite, parallèlement au mur de verre, on trouvait, dressée verticalement suivant un plan perpendiculaire au parcours effectué, une immense lentille ronde qui, juste aussi haute que la grille circulaire, avait son bord entier pris dans un cercle de cuivre soudé en bas au point central d’un disque de même métal solidement appliqué au plancher par de fortes vis.

Intrigués par une source lumineuse existant derrière elle, nous reculâmes de deux pas et pûmes dès lors examiner sans obstacle un cylindre noir, lourd d’apparence, qui, debout sur le plancher, était surmonté d’une grosse ampoule sphérique en verre, d’où émanait une clarté bleue, visible malgré le plein jour.

L’ampoule, en s’éteignant accidentellement pendant une fraction de seconde, montra que son verre n’avait aucune couleur et que la lumière était bleue par elle-même.

Les trois centres respectifs de l’ampoule, de la lentille et de la geôle se trouvaient horizontalement en ligne droite.

Portant lourde pelisse et douillette coiffure, le célèbre docteur Sirhugues, dont les traits populaires s’identifiaient d’eux-mêmes, manœuvrait sur la plate-forme du cylindre noir divers boutons cliquetants, disposés derrière l’ampoule eu égard à la lentille, à laquelle lui-même faisait face. Sans cesse il regardait un miroir rond à orientation spéciale et inchangeable, établi un peu en avant de lui, à sa droite, au sommet d’une verticale tige de métal fixée au plancher.

Ramenés par une progression de deux pas jusqu’à la paroi de verre, nous vîmes le malade donner les signes d’une extrême surexcitation, sans doute causée par l’action de la lumière bleue, plus intense que partout ailleurs au lieu qu’il occupait, car c’était au centre de la geôle focale, judicieusement nommée, que tombait de façon flagrante le foyer de la lentille.

Derrière la geôle, par rapport à nous qu’il avait pour vis-à-vis, un homme, ganté de laine et frileusement boutonné dans une forte capote dont le capuchon lui enveloppait le chef, tenait horizontalement dans sa main droite levée une courte barre de fer que, par un mot de Canterel, nous sûmes être un aimant. Épiant le casque du malade, il s’arrangeait pour que les deux gravures fissent constamment face à la source lumineuse, n’ayant pour cela, les pôles étant combinés en conséquence, qu’à toujours tendre de près son aimant à la pointe voulue de l’aiguille pivotante, de telle sorte que celle-ci fût, à n’importe quel moment, dans une ligne perpendiculaire à notre paroi de verre.

Canterel nous fit appuyer un peu sur notre droite, en nous conseillant d’observer la gravure dont Nourrit était le héros. Déjà très pâlie depuis l’incarcération du malade, elle s’effaçait à vue d’œil. C’était, nous apprit le maître, sur la plus ou moins grande rapidité de son abolition graduelle que le docteur Sirhugues, apercevant parfaitement dans son miroir la geôle dont le séparait la lentille, se basait uniquement pour se livrer, sur les boutons du cylindre, à ses manœuvres qui, paraissait-il, créaient dans l’intensité de la lumière bleue des fluctuations sérieuses bien qu’inappréciables pour le regard. Entendu un certain temps encore, le cliquettement des boutons, à l’instant où le cadre neuf ne montra plus que du papier blanc, prouva, en cessant, que la mise au point de la clarté se trouvait définitivement effectuée. Quant au plan de Lutèce, il gardait sa vigueur primitive.

Atteignant peu à peu au comble de l’agitation, le malade ne se possédait plus. Pressé de fuir quelque souffrance, il cherchait, des pieds et des mains, à ébranler divers barreaux de la geôle, puis il sautait, tournait sur lui-même, s’agenouillait, se relevait, visiblement en proie à d’insupportables angoisses. En dépit de ces trémoussements et pirouettes, les deux cadres ne cessaient pas de faire face, de loin, à la lentille, grâce à l’homme encapuchonné qui, portant vers sa droite ou sa gauche sa vigilante main qu’il élevait ou baissait, ne manquait à aucun moment d’amener où il fallait l’impérieux aimant dont l’aiguille pivotante était l’esclave, sans jamais l’entrer dans la geôle ni le laisser accidentellement se coller aux barreaux.

Quelque temps, nous regardâmes le malade se démener ainsi en forcené. Sans attendre la fin de l’épreuve, Canterel nous fit reprendre notre marche. En passant à proximité du cylindre noir, nous vîmes le docteur Sirhugues qui, les mains au-dessus des boutons de la plate-forme, fixait toujours son miroir sans avoir changé de posture; le maître nous révéla que depuis la disparition de la gravure-charge il y surveillait le plan de Lutèce qui, doué d’une grande résistance, lui eût prouvé, s’il se fût mis à pâlir, que son appareil photogène, tout à coup déréglé, fonctionnait avec une force exorbitante réclamant sa brusque intervention.

Continuant d’aller, nous aperçûmes, derrière le docteur Sirhugues, l’envers d’une sorte de décor, que nous dépassâmes avant de nous arrêter et dont l’endroit nous apparut alors sous l’aspect partiel d’une riche façade de plâtre peinte et moulurée — perpendiculaire au mur de verre, touché par elle un peu à notre gauche.

Tout près de nous, dans cette façade, s’ouvraient grands vers l’intérieur les deux battants véritables d’une porte d’entrée, qui, surmontée de ces mots « Hôtel de l’Europe », donnait sur une espèce de hall dallé, dont de simples toiles peintes établies sur châssis figuraient les murs.

En haut de l’entrée, juste au-dessus du milieu de la partie horizontale du chambranle, pointait vers l’extérieur, perpendiculairement à la façade, une courte tige en fer forgé, au bout de laquelle pendait une vaste lanterne fixe, montrant, peinte sur celui de ses quatre verres qui s’offrait de face à quiconque marchait droit vers le seuil, une carte toute rouge de l’Europe.

S’avançant, réelle, au-dessus de l’entrée — non sans contraster avec les fenêtres du soi-disant édifice, simplement peintes en trompe-l’œil — une grande marquise vitrée laissait passer un vif rai de lumière, qui, parti d’une lampe électrique à réflecteur, fixée, tout en haut, à l’une des traverses en fer du plafond transparent de l’immense cage, tombait obliquement sur la voyante carte géographique. On eût dit que le soleil dardait là un rayon, malgré un nuage qui le cachait en ce moment.

Un homme en grand noir, couvert comme pour sortir par le gel, stationnait devant l’entrée à quelques pas du seuil, auprès d’un très jeune groom ayant, par contraste, une livrée d’été.

L’aide, que tout à l’heure, pendant notre halte devant le malade, nous avions vu passer, assez loin, se dirigeant vers la droite, sortit soudain du hall dallé puis, avançant vite, le dos tourné vers nous dont il s’éloignait directement, longea la façade jusqu’à son extrémité pour s’éclipser à gauche. En reculant la tête, nous pûmes l’apercevoir comme il atteignait en courant la geôle focale.

Raymond Roussel

Locus Solus, texte intégral

Page: .18./.44.