Locus Solus

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Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

Canterel termina ses apprêts au chant du coq et emplit alors l’aérostat d’une provision équilibrante et fondamentale d’hydrogène, obtenue routinièrement sans rien emprunter à la substance ocreuse. En tirant parti de tous les caprices possibles du vent, la hie achèverait sa mosaïque à la brune du dixième jour, reproduisant strictement, en plus grand, le modèle fait à l’huile, sauf quatre minces bandes extérieures qui manqueraient individuellement à chacun des côtés, sans porter par leur insignifiante absence, choisie à bon escient de préférence à toute autre, nul préjudice à l’ensemble du sujet. Forcement inemployées, les dents d’abord destinées à l’extrême bordure du tableau furent supprimées en tant que déchet, et le maître, qui avait annoncé publiquement ses projets, fit ouvrir les portes de son domaine, pour que des témoins pussent venir à toute heure assister aux légères promenades de l’instrument et contrôler le défaut absolu de tricherie. Une corde tendue sur des piquets bas forma autour du lieu captivant un obstacle polygonal, propre à maintenir les visiteurs à une distance suffisante pour éviter aux souffles d’air la moindre gêne appréciable. Enfin la demoiselle fut posée au-dessus d’une œillère isabelle, où elle attendit le moment d’utiliser motu proprio la première haleine favorable.

L’expérience, touchant presque à sa fin, durait maintenant depuis sept jours, et jusqu’ici l’ustensile ambulant, grâce à la merveilleuse adaptation de ses chronomètres, avait toujours transféré dents ou racines aux places voulues. Les trajets, parfois, se succédaient assez vite par suite de l’allure continuellement fantasque du vent; souvent aussi, la brise s’éternisant dans une direction constante, l’appareil attendait pendant des heures l’occasion de reprendre son vol. De temps à autre, des étrangers se présentaient par petits groupes, et, depuis que Canterel parlait, plusieurs personnes s’étaient discrètement approchées pour épier la prochaine ascension de l’aérostat.

Comme le maître achevait sa conférence improvisée, un bruit sec, déjà connu de nous, attira notre attention vers les trois griffes supportant la demoiselle. Subissant la poussée de sa tige, actionnée par le mécanisme supplémentaire du chronomètre enchâssé dans le bas du poteau, la rondelle grise, descendant de nouveau, venait de se coller contre la bleue, sous laquelle adhérait maintenant, enlevée à l’instant par l’aimantation soudaine, la racine qui tout à l’heure avait servi de but à l’appareil.

La lentille pivota comme de coutume pour créer un supplément d’hydrogène — puis tourna une seconde fois pendant que la hie s’envolait, dérobant la racine.

Un souffle assez lent chassa la demoiselle vers la plume déployée sur le chapeau du reître; la soupape fonctionna juste à la seconde propice, et l’appareil, en se posant, lâcha par écarte ment des rondelles sa proie mince et légère, achevant ainsi une place rose pâle qui, subtilement dégradée, formait le bord de la plume, dont l’arête médiane était faite de racines écarlates. Les griffes ayant trouvé trois supports corallins de hauteur pareille, aucune des fines rallonges intérieures n’était sortie.

Presque aussitôt la lentille exécuta une nouvelle manœuvre génératrice de pouvoir ascensionnel — suivie d’un deuxième quart de tour; invariablement ses évolutions partielles avaient lieu dans le sens adopté pour les aiguilles de montre.

La hie, continuant en droite ligne dans l’axe de sa dernière traversée, alla tomber, grâce à la soupape, sur une merveilleuse canine plus blanche qu’une perle, qui, au dire de Canterel, provenait de l’éblouissante denture d’une ravissante Américaine.

Au moment où s’effectua l’aimantation due au rapprochement des rondelles, un nuage rapide couvrit le disque entier du soleil, amenant différentes perturbations dans les couches d’air, où circulèrent des courants nouveaux.

La lentille se remit vivement dans sa position active. Le passage du voile de brume était prévu depuis l’origine par Canterel, qui avait réglé en conséquences les embrayages du chronomètre en jeu. La station militante du verre concentrateur se prolongea donc beaucoup plus que les deux fois précédentes, où, vu l’ardeur du soleil exempt de toutes vapeurs, quelques secondes avaient suffi pour faire naître une copieuse ration d’hydrogène.

La manœuvre allégeante terminée, la demoiselle prit un silencieux essor et, grâce à une saute de vent soudaine, s’abattit sur la colombe du rêve, dont l’extrémité d’une aile fut complétée par la blanche lanière logée en bonne place. Cette fois, obéissant à son chronomètre, l’aiguille interne d’une des griffes s’était grandement abaissée à la fin du parcours pour appliquer sa pointe inoffensive sur le sol; grâce à elle l’équilibre se trouvait sauvegardé, les autres griffes s’appuyant, plus haut, sur deux dents de niveau pareil.

L’aérostat, que la soupape venait de dégonfler, fut rempli puis soulevé par une intervention durable de la lentille, et, pendant que l’aiguille-rallonge rentrait mécaniquement dans sa griffe, l’instrument, persévérant dans la même direction, alla s’emparer, au loin, d’une dent bleue fort régulière, semblable à celle qui, d’après les chroniques du second empire, déparait isolément le splendide appareil masticateur de la comtesse de Castiglione, constituant ainsi l’unique et sensationnelle imperfection de cette beauté sans égale.

À ce moment, le nuage, glissant assez vite, cessa de voiler le soleil, qui reconquit toute sa puissance.

Cette réapparition marqua la fin des courants contraires qui s’étaient manifestés pendant l’éclipse passagère, et la brise reprit à peu près son ancienne orientation.

La lentille n’eut pas besoin d’un long effort pour provoquer l’envol de l’errante machine, qui bondit gracieusement jusqu’à la culotte du reître, où la fit choir un brusque agissement de la soupape.

Ici les griffes trouvèrent trois points d’arrivée très étagés, qu’établissaient le sol et deux dents outremer d’épaisseur différente; mais, d’avance, sous l’influence respective de leurs chronomètres, deux aiguilles avaient plongé inégalement, et maintenant la plus longue touchait terre tandis que l’autre portait sur la dent de moindre cubage.

Le nouvel acompte indigo tomba juste où il fallait, et le ballon, promptement doué d’un supplément de force, poursuivit son trajet rectiligne jusqu’à une molaire noire, énorme et hideuse, autour de laquelle la demoiselle campa doucement ses griffes, toutes trois, depuis un instant, uniformément dépourvues d’aiguille visible.

Annonçant, d’après ses souvenirs, qu’une interminable attente serait nécessaire pour assister à la prochaine déambulation automatique, Canterel nous entraîna d’un pas lent vers une autre région de l’immense place.

Raymond Roussel

Locus Solus

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