Raymond Roussel

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Raymond Roussel

Locus Solus (Lieu solitaire)

Portant une élégante et légère tenue de plage, une belle jeune femme, dont les ongles, fascinants, étincelaient ainsi que des miroirs à chaque mouvement de doigts, sortit à son tour du hall, poursuivie par un vieillard en livrée d’hôtel, qui, le seuil à peine franchi, l’arrêta par la remise d’un pli.

Malgré une rose-thé qu’elle y tenait par le milieu de la tige, ce fut avec sa main droite, moins encombrée que l’autre où se réunissaient ombrelle et gants, que la jeune femme prit la lettre, sur laquelle, grâce à notre proximité, nous remarquâmes le mot “pairesse” écrit, seul entre tous, à l’encre rouge.

Visiblement troublée par quelque détail de la suscription, la séduisante personne, semblant soudain prendre racine, eut un tressaillement qui la fit se piquer à une épine subsistant sur la tige, placée alors entre l’enveloppe et son pouce.

Comme si la vue de son sang, qui macula subitement tige et papier, l’eût, pour une cause secrète, impressionnée plus que de raison, elle lâcha, horrifiée, les deux objets humectés de rouge — puis, immobile, hypnotisée, se prit à fixer son pouce, maintenant dressé à demi.

Dites par elle, ces paroles : « Dans la lunule… l’Europe entière… rouge… tout entière… » nous parvinrent grâce à un œil-de-bœuf, qui, ne différant en rien des précédents, était, ici encore, ménagé dans la paroi transparente; elles provenaient de ce que la carte sur verre, étincelant en l’air derrière son dos sous le pseudo-rayon de soleil, s’offrait à sa vue dans la lunule de son ongle, si prodigieusement réfléchissant.

Immédiatement après leur chute, le vieillard avait essayé de saisir à terre le pli et la fleur ensanglantés. Or, au moins octogénaire d’aspect, il ne put, faute d’élasticité, se baisser suffisamment pour les atteindre. Braquant alors ses regards sur le groom, il jeta ce romantique mot d’appel : « Tigre », en désignant le trottoir du doigt.

Docilement l’adolescent vint ramasser les deux choses légères, qu’il voulut rendre à l’intéressée.

Mais cette dernière, après avoir frémi à l’audition du terme, suranné dans l’acception en jeu, dont s’était servi le vieillard, exécutait maintenant, sous l’empire de quelque hallucination, une série de gestes d’épouvante, en prononçant des phrases entre coupées, où ces trois mots : “père, tigre” et “sang”, revenaient sans cesse.

Puis elle versa manifestement dans l’absolue démence, tandis que, volant à son secours, l’homme aux vêtements noirs, qui, depuis le début, avait suivi la scène avec émotion, l’entraînait à petits pas vers l’intérieur de l’hôtel.

Ébranlé une fois encore par Canterel dans le sens accoutumé, notre groupe, après quelques secondes de cheminement, s’immobilisa, près d’un homme et d’une femme du peuple, devant une chambre rectangulaire sans plafond, dont l’un des deux plus longs murs, totalement absent, se trouvait remplacé par la paroi de verre, à travers laquelle nous étions à même de l’observer facilement tout entière. On y voyait l’aide, qui, à la fin de notre précédente halte, était passé au loin sous nos regards, se dirigeant vers elle. Allant au mur dressé à notre droite, il ouvrit une porte, sortit et la referma. Presque aussitôt, en rejetant légèrement le corps en arrière, nous pouvions l’aviser à gauche, au moment où, se lançant, après le contournement de la chambre suivi d’une course oblique, sur les traces de la jeune démente à peine disparue, il s’engouffrait dans le hall dallé de l’hôtel.

La pièce livrée à nos regards avait l’aspect d’un cabinet de travail.

Au mur du fond s’adossaient, à droite, une grande bibliothèque pleine, à gauche, une spacieuse étagère noire dont chaque tablette portait une rangée de têtes de morts. Sur une cheminée sans feu située entre ces deux meubles, un globe de verre abritait une tête de mort supplémentaire, coiffée d’une sorte de toque d’avocat taillée dans quelque vieux journal.

Dans le mur se trouvant à notre gauche, une large fenêtre faisait face à la porte qu’avait franchie l’aide. Installé à une grande table rectangulaire dont l’un des deux plus étroits côtés se collait entièrement à ce mur, un homme, tournant le dos de tout près à la paroi de verre, classait des paperasses.

Bientôt, comme lassé de cette occupation, il se leva, en mettant à sa bouche une cigarette prise dans un étui de cuir sorti un moment de sa poche.

En quelques pas, il atteignit la cheminée, sur laquelle une boîte partiellement garnie de papier de verre offrait, tout ouverte, son contenu à son présent désir. Un moment après, voluptueusement environné de fumée, il éteignait, en l’agitant, une allumette que ses doigts projetèrent dans l’âtre.

Mais, au cours de ses derniers agissements, quelque particularité du crâne à curieuse coiffure avait, son attitude l’indiquait, frappé puis retenu son regard.

Sous l’empire d’un soudain intérêt, il souleva haut le globe de verre pour le reposer plus à droite et, s’emparant du macabre objet, dont ses mains ne dérangèrent pas la toque, revint vers la table — non sans se révéler, en s’offrant à nous de face pour la première fois, comme ayant environ vingt-cinq ans.

L’homme et la femme du peuple qui se trouvaient mêlés à notre groupe — un gars avec sa mère, on le devinait de suite à la ressemblance et aux âges — l’observaient avidement à travers la paroi de verre.

Le fumeur, réinstallé à la table, nous tournait le dos de nouveau et regardait longuement le crâne, qu’il avait placé de face devant lui. Sur toute la portion visible du front squelettique, une sorte d’entrecroisement de fines raies, creusées légèrement dans l’os même avec quelque pointe de métal, imitait, comme avec une enfantine maladresse, les mailles d’un fragment de résille.

Canterel appela notre attention sur des lettres runiques de manuscrit, fac-similées sur certain bord vertical en papier faisant partie de la toque d’avocat, confectionnée, dit-il, avec des morceaux du Times. Puis il nous montra qu’une ressemblance existait entre elles et les réticulaires marques frontales, qui, on le découvrait en les examinant bien, constituaient toutes, sauf les dernières d’en bas, à droite, des runes de forme bizarre, inclinées de maintes façons et jointes les unes aux autres; deux mots du texte sans espaces créé ainsi par les pseudo-mailles étaient placés chacun entre des guillemets gravés de la même manière que le reste.

La chose qu’avait remarquée subitement tout à l’heure le jeune homme épié par nous n’était autre, évidemment, que le rapport mystérieux associant les signes du front et ceux du bord de la coiffure.

Maintenant il avisait sur la table une petite ardoise, pourvue d’un crayon à mine blanche, et s’en servait pour transcrire en lettres de notre alphabet le texte frontal, constamment effleuré par son index gauche, qui lui en désignait tour à tour chaque morceau.

Lorsqu’il eut fini, nous ne pûmes guère, de notre poste, distinguer sur l’ardoise que deux mots “BIS” et “RECTO” qui, plus lisibles que les autres pour être exclusivement composés de majuscules, devaient correspondre, vu les places respectives qu’ils occupaient dans l’ensemble, aux deux termes que des guillemets signalaient dans l’original.

Se conformant à quelque injonction contenue dans les lignes qu’il avait écrites à l’instant, le jeune homme, traversant la pièce, prit dans la bibliothèque un important volume, dont le dos mon trait, à la suite d’un titre fort long, ce sous-titre : “Tome XXIV — Roture”.

Après être venu se rasseoir à la table, en face du crâne, que sa main recula pour faire du champ libre, il posa le livre devant lui et l’ouvrit à la première page, constituée par plusieurs alinéas bien distincts, imprimés sur du riche papier de couleur bise. Ensuite il se mit à compter les lettres d’un d’entre eux ? en les touchant légèrement l’une après l’autre avec la pointe du crayon blanc. Parfois, arrivant à quelque nombre déterminé, il reproduisait sur le bas de l’ardoise la lettre touchée en dernier lieu — puis continuait l’opération, après s’être un instant, comme pour y puiser une indication nécessaire, désigné à lui-même, du bout fraîchement utilisé de son crayon blanc, tel point de la transcription du texte frontal.

On remarquait à l’endroit choisi par lui dans le livre, imprimés avec du caractère très gras qui les faisait trancher sur le reste de l’alinéa en jeu, d’une part ce fragment : “… cédille figurant un aspic…” et d’autre part celui-ci : “… évêque portant la subtunique…”.

Quand le jeune homme eut terminé son nouveau travail, une série de lettres blanches, qui, ayant été moulées une à une, se mon traient toutes fort nettes, composait, au bas de l’ardoise, ces trois mots : “Vedette en rubis”, qui se suivaient sans que les deux espaces voulus existassent entre eux.

Sur la table, un écrin tout ouvert contenait un curieux objet d’art, un peu plus haut que large, qui n’était autre qu’un fac-similé d’affiche théâtrale, grand comme les cartes de visite du plus important modèle. Il consistait en une plaque d’or dans laquelle s’incrustaient d’innombrables petites pierres précieuses qui en garnissaient toute la surface. Des émeraudes claires formaient le fond, alors que le texte était fait d’émeraudes sombres. Douze noms de grosseurs variées, en caractères de saphirs, ressortaient chacun sur un partiel fond rectangulaire en diamants, dont les dimensions s’appropriaient aux siennes. Au-dessus d’eux flamboyait un nom fait de maints rubis, qui, se détachant sur une bande en diamants suffisamment spacieuse pour lui, les écrasait tous par sa taille prédominante. On lisait, avant d’atteindre le titre, qu’il s’agissait d’une centième.

Bientôt, l’objet d’art dans la main gauche, le jeune homme examinait avec minutie, à travers une loupe prise sur la table, la vedette en rubis.

Au bout d’un temps assez long, semblant avoir fait une remarque, il enfonça, par une pesée risquée avec l’ongle, un des innombrables rubis, qui se releva aussitôt lâché.

Ne conservant plus entre les doigts que l’objet d’art, il essaya, l’ongle appuyé de nouveau sur le rubis à ressort, diverses manœuvres — dont une aboutit soudain au glissement, vers la droite, de la surface aux pierreries, mince couvercle à coulisses qui laissa voir, dans l’intérieur de la plaque, très évidée, quelques feuilles de papier presque impalpables formant une liasse pliée en quatre.

Il prit et déploya ces feuilles, couvertes de fin texte manuscrit, puis en commença la lecture, après avoir, de sa place même, lancé dans la cheminée sa cigarette finie.

Aux manières qu’il eut bientôt on put deviner que chaque ligne le faisait pénétrer plus avant dans les profondeurs de quelque hideux secret insoupçonné.

C’était avec difficulté, en tremblant, qu’il tournait les pages, sans cesse plus avidement dévorées par lui.

Parvenu au bout de l’écrit, il s’immobilisa, en proie à une inconsciente stupeur.

Puis une réaction se produisit, et, se tordant les mains, il parut envahi par un flot de pensées effroyables.

Enfin, reconquérant son calme, il se prit, les coudes sur le bord de la table, à réfléchir longuement, le front appuyé dans ses paumes.

Il sortit de sa méditation avec la froide assurance que donne la possession d’un plan immuablement arrêté.

Le verso de la dernière feuille manuscrite portait en son milieu, tracée fort gros sous la ligne finale du texte, cette signature : « François-Jules Cortier », que ne suivait aucun post-scriptum.

Trempant une plume dans l’encre, le jeune homme se mit, en serrant, à écrire sur la demi-page blanche que ce verso lui offrait. Après l’avoir noircie presque entièrement, il signa ce nom : « François-Charles Cortier » en forçant son écriture — puis, sous le premier “c”, non pourvu encore d’annexe, dessina vite dans la position voulue, avec l’aisance que procure une longue routine, un serpent recourbé qui servit de cédille.

En reportant, avec un brusque soupçon, les yeux sur l’autre signature, on découvrait que celui qui en était l’auteur avait aussi, en guise de cédille, exécuté avec sa plume un serpent exigu.

L’encre une fois sèche, le jeune homme, après en avoir refait une liasse, replia en quatre toutes les feuilles ensemble puis les serra dans leur cachette d’or, dont le couvercle à pierreries, toujours engagé dans ses coulisses, fut refermé par un soigneux effort de son pouce — jusqu’au probant bruit sec final, que nous perçûmes un peu malgré l’absence de tout nouvel œil-de-bœuf.

Bientôt la mignonne affiche précieuse, exactement remise en place, brilla comme au début dans son écrin ouvert.

Raymond Roussel

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