Pêcheur d'Islande

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

— Gaud, demanda-t-il à demi-voix grave, si vous voulez toujours…

Qu’allait-il dire ?… On devinait quelque grande décision, brusque comme étaient les siennes, prise là tout à coup, et osant à peine être formulée…

—    Si vous voulez toujours… La pêche s’est bien vendue cette année, et j’ai un peu d’argent devant moi…

Si elle voulait toujours !… Que lui demandait-il ? avait-elle bien entendu ? Elle était anéantie devant l’immensité de ce qu’elle croyait comprendre.

Et la vieille Yvonne, de son coin là-bas, dressait l’oreille, sentant du bonheur approcher…

—    Nous pourrions faire notre mariage, mademoiselle Gaud, si vous vouliez toujours…

… Et puis il attendit sa réponse, qui ne vint pas… Qui donc pouvait l’empêcher de prononcer ce oui ? Il s’étonnait, il avait peur, et elle s’en apercevait bien. Appuyée des deux mains à la table, devenue tout blanche, avec des yeux qui se voilaient, elle était sans voix, ressemblait à une mourante très jolie…

—    Eh bien, Gaud, répondis donc ! dit la vieille grand-mère qui s’était levée pour venir à eux. Voyez-vous, ça la surprend, monsieur Yann; il faut l’excuser; elle va réfléchir et vous répondre tout à l’heure… Asseyez-vous, monsieur Yann, et prenez un verre de cidre avec nous…

Mais non, elle ne pouvait pas répondre, Gaud; aucun mot ne lui venait plus, dans son extase… C’était donc vrai qu’il était bon, qu’il avait du cœur. Elle le retrouvait là, son vrai Yann, tel qu’elle n’avait jamais cessé de le voir en elle-même, malgré sa dureté, malgré son refus sauvage, malgré tout. Il l’avait dédaignée longtemps, il l’acceptait aujourd’hui, et aujourd’hui qu’elle était pauvre; c’était son idée à lui sans doute, il avait eu quelque motif qu’elle saurait plus tard; en ce moment, elle ne songeait pas du tout à lui en demander compte, non plus qu’à lui reprocher son chagrin de deux années… Tout cela, d’ailleurs, était si oublié, tout cela venait d’être emporté si loin, en une seconde, par le tourbillon délicieux qui passait sur sa vie !…

Toujours muette, elle lui disait son adoration rien qu’avec les yeux, tout noyés, qui le regardaient à une extrême profondeur, tandis qu’une grosse pluie de larmes commençait à descendre le long de ses joues…

—    Allons, Dieu vous bénisse ! mes enfants, dit la grand-mère Moan. Et moi, je lui dois un grand merci, car je suis encore contente d’être devenue si vieille, pour avoir vu ça avant de mourir.

Ils restaient toujours là, l’un devant l’autre, se tenant les mains et ne trouvant pas de mots pour se parler; ne connaissant aucune parole qui fût assez douce, aucune phrase ayant le sens qu’il fallait, aucune qui leur semblât digne de rompre leur délicieux silence.

—    Embrassez-vous, au moins, mes enfants… Mais c’est qu’ils ne se disent rien !… Ah ! mon Dieu, les drôles de petits enfants que j’ai là par exemple !… Allons, Gaud, dis-lui donc quelque chose, ma fille… De mon temps à moi, me semble qu’on s’embrassait, quand on s’était promis…

Yann ôta son chapeau, comme saisi tout à coup d’un grand respect inconnu, avant de se pencher pour embrasser Gaud, et il lui sembla que c’était le premier vrai baiser qu’il eût jamais donné de sa vie.

Elle aussi l’embrassa, appuyant de tout son cœur ses lèvres fraîches, inhabiles aux raffinements des caresses, sur cette joue de son fiancé que la mer avait dorée. Dans les pierres du mur, le grillon leur chantait le bonheur; il tombait juste, cette fois, par hasard. Et le pauvre petit portrait de Sylvestre avait un air de leur sourire, du milieu de sa couronne noire. Et tout paraissait s’être subitement vivifié et rajeuni dans la chaumière morte. Le silence s’était rempli de musiques inouïes; même le crépuscule pâle d’hiver, qui entrait par la lucarne, était devenu comme une belle lueur enchantée…

—    Alors, c’est au retour d’Islande que vous allez faire ça, mes bons enfants ?

Gaud baissa la tête. L’Islande, la Léopoldine, c’est vrai, elle avait déjà oublié ces épouvante dressées sur la route. Au retour d’Islande !… comme se serait long, encore tout cet été d’attente craintive. Et Yann, battant le sol du bout de son pied, à petits coups rapides, devenu for pressé lui aussi, comptait en lui-même très vite, pour voir si, en se dépêchant bien, on n’aurait pas le temps de se marier avant ce départ : tant de jours pour réunir les papiers, tant de jours pour publier les bans à l’église; oui, cela ne mènerait jamais qu’au 20 ou 25 du mois pour les noces, et, si rien n’entravait, on aurait donc encore une grande semaine à rester ensemble après.

—    Je m’en vais toujours commencer par prévenir notre père, dit-il, avec autant de hâte que si les minutes mêmes de leur vie étaient maintenant mesurées et précieuses…

Un roman de Pierre Loti

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