Pêcheur d'Islande

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Le quai de Paimpol, le lendemain matin, était plein de monde. Les départs d’Islandais avaient commencé depuis l’avant-veille et, à chaque marée, un groupe nouveau prenait le large. Ce matin-là, quinze bateaux devaient sortir avec la Léopoldine, et les femmes de ces marins, ou les mères, étaient toutes présentes pour l’appareillage. Gaud s’étonnait de se trouver mêlée à elles, devenue une femme d’Islandais elle aussi, et amenée là pour la même cause fatale. Sa destinée venait de se précipiter tellement en quelques jours, qu’elle avait à peine eu le temps de se bien représenter la réalité des choses; en glissant sur une pente irrésistiblement rapide, elle était arrivée à ce dénouement-là, qui était inexorable, et qu’il fallait subir à présent comme faisaient les autres, les habituées…

Elle n’avait jamais assisté de près à ces scènes, à ces adieux. Tout cela était nouveau et inconnu. Parmi ces femmes, elle n’avait point de pareille et se sentait isolée, différente; son passé de demoiselle, qui subsistait malgré tout, la mettait à part.

Le temps était resté beau sur ce jour des séparations; au large seulement une grosse houle lourde arrivait de l’ouest, annonçant du vent, et de loin on voyait la mer, qui attendait tout ce monde, briser dehors.

… Autour de Gaud, il y en avait d’autres qui étaient, comme elle, bien jolies et bien touchantes avec leurs yeux pleins de larmes; il y en avait aussi de distraites et de rieuses, qui n’avaient pas de cœur ou qui pour le moment n’aimaient personne. Des vieilles, qui se sentaient menacées par la mort, pleuraient en quittant leurs fils; des amants s’embrassaient longuement sur les lèvres, et on entendait des matelots gris chanter pour s’égayer, tandis que d’autres montaient à leur bord d’un air sombre, s’en allant comme à un calvaire.

Et il se passait des choses sauvages : des malheureux qui avaient signé leur engagement par surprise, quelque jour dans un cabaret, et qu’on embarquait par force à présent; leurs propres femmes et des gendarmes les poussaient. D’autres, enfin, dont on redoutait la résistance à cause de leur grande force, avaient été enivrés par précaution; on les apportait sur des civières et, au fond des cales des navires, on les descendait comme des morts.

Gaud s’épouvantait de les voir passer : avec quels compagnons allait-il donc vivre, son Yann ? et puis quelle chose terrible était-ce donc, ce métier d’Islande, pour s’annoncer de cette manière et inspirer à des hommes de telles frayeurs ?

Pourtant il y avait aussi des marins qui souriaient; qui sans doute aimaient comme Yann la vie au large et la grande pêche. C’étaient les bons, ceux-là; ils avaient la mine noble et belle; s’ils étaient garçons, ils s’en allaient insouciants, jetant un dernier coup d’œil sur les filles; s’ils étaient mariés, ils s’embrassaient leurs femmes ou leur petits avec une tristesse douce et le bon espoir de revenir plus riches. Gaud se sentit un peu rassurée en voyant qu’ils étaient tous ainsi à bord de cette Léopoldine, qui avait vraiment un équipage de choix.

Les navires sortaient deux par deux, quatre par quatre, traînés dehors par des remorqueurs. Et alors, dès qu’ils s’ébranlaient, les matelots, découvrant leur tête, entonnaient à pleine voix le cantique de la Vierge : « Salut, Étoile-de-la-Mer ! » sur le quai, des mains de femmes s’agitaient en l’air pour de derniers adieux, et des larmes coulaient sur les mousselines des coiffes.

Dès que la Léopoldine fut partie, Gaud s’achemina d’un pas rapide vers la maison des Gaos. Une heure et demie de marche le long de la côte, par les sentiers familiers de Ploubazlanec et elle arriva là-bas, tout au bout des terres, dans sa famille nouvelle.

La Léopoldine devait mouiller en grande rade devant ce Pors-Even, et n’appareiller définitivement que le soir; c’était donc là qu’ils s’étaient donnés un dernier rendez-vous. En effet, il revint, dans la yole de son navire; il revint pour trois heures lui faire ses adieux.

A terre, où l’on ne sentait point la houle, c’était toujours le même beau temps printanier, le même ciel tranquille. Ils sortirent un moment sur la route, en se donnant le bras; cela rappelait leur promenade d’hier, seulement la nuit ne devait plus les réunir. Ils marchaient sans but, en rebroussant vers Paimpol, et bientôt se trouvèrent près de leur maison, ramenés là insensiblement sans y avoir pensé; ils entrèrent donc encore une dernière fois chez eux, où la grand-mère Yvonne fut saisie de les voir reparaître ensemble.

Yann faisait des recommandations à Gaud pour différentes petites choses qu’il laissait dans leur armoire; surtout pour ses beaux habits de noces : les déplier de temps en temps et les mettre au soleil. A bord des navires de guerre les matelots apprennent ces soins-là. Et Gaud souriait de le voir faire son entendu; il pouvait être bien sûr pourtant que tout ce qui était à lui serait conservé et soigné avec amour.

D’ailleurs, ces préoccupations étaient secondaires pour eux; ils en causaient pour causer, pour se donner le change à eux-mêmes…

Yann raconta qu’à bord de la Léopoldine, on venait de tirer au sort les postes de pêche et que, lui, était très content d’avoir gagné l’un des meilleurs. Elle se fit expliquer cela encore, ne sachant presque rien des choses d’Islande :

—    Vois-tu, Gaud, dit-il, sur le plat-bord de nos navires, il y a des trous qui sont percés à certaines places et que nous appelons trous de macques; c’est pour y planter des petits supports à rouet dans lesquels nous passons nos lignes. Donc, avant de partir, nous jouons ces trous-là aux dés, ou bien avec des numéros brassés dans le bonnet du mousse. Chacun de nous gagne le sien et, pendant toute la campagne après, l’on n’a plus le droit de planter sa ligne ailleurs, l’on ne change plus. Eh bien, mon poste à moi se trouve sur l’arrière du bateau, qui est, comme tu dois savoir, l’endroit où l’on prend le plus de poissons; et puis il touche aux grand haubans où l’on peut toujours attacher un bout de toile, un cirage, enfin un petit abri quelconque, pour la figure, contre toutes ces neiges ou ces grêles de là-bas; cela sert, tu comprends; on n’a pas la peau si brûlée, pendant les mauvais grains noirs, et les yeux voient plus longtemps clair.

… Ils se parlaient bas, bas, comme par crainte d’effaroucher les instants qui leur restaient, de faire fuir le temps plus vite. Leur causerie avait le caractère à part de tout ce qui va inexorablement finir; les plus insignifiantes petites choses qu’ils se disaient semblaient devenir ce jour-là mystérieuses et suprêmes…

A la dernière minute du départ, Yann enleva sa femme entre ses bras et ils se serrèrent l’un contre l’autre sans plus rien dire, dans une longue étreinte silencieuse.

Il s’embarqua, les voiles grises se déployèrent pour se tendre à un vent léger qui se levait dans l’ouest. Lui, qu’elle reconnaissait encore, agita son bonnet d’une manière convenue. Et longtemps elle regarda, en silhouette sur la mer, s’éloigner son Yann. C’était lui encore, cette petite forme humaine debout, noire sur le bleu cendré des eaux, et déjà vague, perdue dans cet éloignement où les yeux qui persistent à fixer se troublent et ne voient plus…

… A mesure que s’en allait cette Léopoldine, Gaud comme attirée par un aimant, suivait à pied le long des falaises.

Il lui fallut s’arrêter bientôt, parce que la terre était finie; alors elle s’assit, au pied d’une dernière grande croix, qui est là plantée parmi les ajoncs et les pierres. Comme c’était un point élevé, la mer vue de là semblait avoir des lointains qui montaient, et on eût dit que cette Léopoldine, en s’éloignant, s’élevait peu à peu, toute petite, sur les pentes de ce cercle immense. Les eaux avaient de grandes ondulations lentes, comme les derniers contrecoups de quelque tourmente formidable qui se serait passée ailleurs, derrière l’horizon; mais dans le champ profond de la vue, où Yann était encore, tout demeurait paisible.

Gaud regardait toujours, cherchant à bien fixer dans sa mémoire la physionomie de ce navire, sa silhouette de voiture et de carène, afin de le reconnaître de loin, quand elle reviendrait, à cette même place, l’attendre.

Des levées énormes de houle continuaient d’arriver de l’ouest régulièrement l’une après l’autre, sans arrêt, sans trêve, renouvelant leur effort inutile, se brisant sur les mêmes rochers, déferlant aux mêmes places pour inonder les mêmes grèves. Et à la longue, c’était étrange, cette agitation sourde des eaux avec cette sérénité de l’air et du ciel; c’était comme si le lit des mers, trop rempli, voulait déborder et envahir les plages.

Cependant la Léopoldine se faisait de plus en plus diminuée, lointaine, perdue. Des courants sans doute l’entraînaient, car les brises de cette soirée étaient faibles et pourtant elle s’éloignait vite. Devenue une petite tache grise, presque un point, elle allait bientôt atteindre l’extrême bord du cercle des choses visibles, et entrer dans ces au-delà infinis où l’obscurité commençait à venir.

Quand il fut sept heures du soir, la nuit tombée, le bateau disparu, Gaud rentra chez elle, en somme assez courageuse malgré les larmes qui lui venaient toujours. Quelle différence, en effet, et quel vide plus sombre s’il était parti encore comme les deux autres années, sans même un adieu ! Tandis qu’à présent tout était changé, adouci; il était tellement à elle son Yann, elle se sentait si aimée malgré ce départ, qu’en s’en revenant toute seule au logis, elle avait au moins la consolation et l’attente délicieuse de cet au revoir qu’ils s’étaient dit pour l’automne.

Pierre Loti

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