Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Des semaines sombres avaient passé encore, et on était déjà aux premiers jours de février, par un assez beau temps doux.

Yann sortait de chez l’armateur, venant de toucher sa part de pêche du dernier été, quinze cents francs, qu’il emportait pour les remettre à sa mère, suivant la coutume de famille. L’année avait été bonne, et il s’en retournait content.

Près de Ploubazlanec, il vit un rassemblement au bord de la route : une vieille, qui gesticulait avec son bâton, et autour d’elle des gamins ameutés qui riaient… La grand-mère Moan !… La bonne grand-mère que Sylvestre adorait, toute traînée et déchirée, devenue maintenant une de ces vieilles pauvresses imbéciles qui font des attroupements sur les chemins !… Cela lui causa une peine affreuse.

Ces gamins de Ploubazlanec lui avaient tué son chat, et elle les menaçait de son bâton, très en colère et en désespoir :

—    Ah ! s’il avait été ici, lui, mon pauvre garçon, vous n’auriez pas osé, bien sûr, mes vilains drôles !…

Elle était tombée, parait-il, en courant après eux pour les battre; sa coiffe était de côté, sa robe pleine de boue, et ils disaient encore qu’elle était grise (comme cela arrive bien en Bretagne à quelques pauvres vieux qui ont eu des malheurs).

Yann savait, lui, que ce n’était pas vrai, et qu’elle était une vieille respectable ne buvant jamais que de l’eau.

—    Vous n’avez pas honte ? dit-il aux gamins, très en colère lui aussi, avec sa voix et son ton qui imposaient.

Et, en un clin d’œil, tous les petits se sauvèrent, penauds et confus, devant le grand Gaos.

Gaud, qui justement revenait de Paimpol, rapportant de l’ouvrage pour la veillée, avait aperçu cela de loin, reconnu sa grand-mère dans ce groupe. Effrayée, elle arriva en courant pour savoir ce que c’était, ce qu’elle avait eu, ce qu’on avait pu lui faire, et comprit, voyant leur chat qu’on avait tué.

Elle leva ses yeux francs vers Yann, qui ne détourna pas les siens; ils ne songeaient plus à se fuir cette fois; devenus seulement très roses tous deux, lui aussi vite qu’elle, d’une même montée de sang à leurs joues, ils se regardaient, avec un peu d’effarement de se trouver si près; mais sans haine, presque avec douceur, réunis qu’ils étaient dans une commune pensée de pitié et de protection.

Il y avait longtemps que les enfants de l’école lui en voulaient, à ce pauvre matou défunt, parce qu’il avait la figure noire, un air de diable; mais c’était un très bon chat, et, quand on le regardait de près, on lui trouvait au contraire la mine tranquille et câline. Ils l’avaient tué avec des cailloux et son œil pendait. La pauvre vieille, en marmottant toujours des menaces, s’en allait tout émue, toute branlante, emportant par la queue, comme un lapin, ce chat mort.

—    Ah ! mon pauvre garçon, mon pauvre garçon… s’il était encore de ce monde on n’aurait pas osé me faire ça, non, bien sûr !…

Il lui était sorti des espèces de larmes qui coulaient dans ses rides; et ses mains, à grosses veines bleues, tremblaient.

Gaud l’avait recoiffée au milieu, tâchait de la consoler avec des paroles douces de petite fille. Et Yann s’indignait; si c’était possible, que des enfants fussent si méchants ! Faire une chose pareille à une pauvre vieille femme ! Les larmes lui en venaient presque, à lui aussi. Non point pour ce matou, il va sans dire : les jeunes hommes, rudes comme lui, s’ils aiment bien à jouer avec les bêtes, n’ont guère de sensiblerie pour elles; mais son cœur se fendait, à marcher là derrière cette grand-mère en enfance, emportant son pauvre chat par la queue. Il pensait à Sylvestre, qui l’avait tant aimée; au chagrin horrible qu’il aurait eu, si on lui avait prédit qu’elle finirait ainsi, en dérision et en misère.

Et Gaud s’excusait, comme étant chargée de sa tenue :

—    C’est qu’elle sera tombée, pour être si sale, disait-elle tout bas; sa robe n’est plus bien neuve, c’est vrai, car nous ne sommes pas riches, monsieur Yann; mais je l’avais encore raccommodée hier, et ce matin quand je suis partie, je suis sûre qu’elle était propre et en ordre.

Il la regarda alors longuement, beaucoup plus touché peut-être par cette petite explication toute simple qu’il ne l’eût été par d’habiles phrases, des reproches et des pleurs. Ils continuaient de marcher l’un près de l’autre, se rapprochant de la chaumière des Moan. Pour jolie, elle l’avait toujours été comme personne, il le savait fort bien, mais il lui parut qu’elle l’était encore davantage depuis sa pauvreté et son deuil. Son air était devenu plus sérieux, ses yeux gris de lin avaient l’expression plus réservée et semblaient malgré cela vous pénétrer plus avant, jusqu’au fond de l’âme. Sa taille aussi avait achevé de se former. Vingt-trois ans bientôt; elle était dans tout son épanouissement de beauté.

Et puis elle avait à présent la tenue d’une fille de pêcheur, sa robe noire sans ornements et une coiffe tout unie; son air de demoiselle, on ne savait plus bien d’où il lui venait; c’était quelque chose de caché en elle-même et d’involontaire dont on ne pouvait plus lui faire reproche; peut-être seulement son corsage, un peu plus ajusté que celui des autres, par habitude d’autrefois, dessinant mieux sa poitrine ronde et le haut de ses bras… Mais non, cela résidait plutôt dans sa voix tranquille et dans son regard.

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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