Pierre Loti

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

C’était bien de sa bonne vieille grand-mère; alors il respira mieux. Elle avait même apposé au bas sa grosse signature apprise par cœur, toute tremblée et écolière : « Veuve Moan ».

Veuve Moan. Il porta le papier à ses lèvres, d’un mouvement irréfléchi, et embrassa ce pauvre nom comme une sainte amulette. C’est que cette lettre arrivait à un heure suprême de sa vie : demain matin, dès le jour, il partait pour aller au feu.

On était au milieu d’avril; Bac-Ninh et Hong-Hoa venaient d’être pris. Aucune grande opération n’était prochaine dans ce Tonkin, pourtant les renforts qui arrivaient ne suffisaient pas, alors on prenait à bord des navires tout ce qu’ils pouvaient encore donner pour compléter les compagnies de marins déjà débarquées. Et Sylvestre, qui avait langui longtemps dans les croisières et les blocus, venait d’être désigné avec quelques autres pour combler des vides dans ces compagnies-là.

En ce moment, il est vrai, on parlait de paix; mais quelque chose leur disait tout de même qu’ils débarqueraient encore à temps pour se battre un peu. Ayant arrangé leurs sacs, terminé leurs préparatifs, et fait leurs adieux, ils s’étaient promenés toute la soirée au milieu des autres qui restaient, se sentant grandis et fiers auprès de ceux-là; chacun à sa manière manifestait ses impressions de départ, les uns graves, un peu recueillis; les autres se répandant en exubérantes paroles.

Sylvestre, lui, était assez silencieux et concentrait en lui-même son impatience d’attente; seulement quand on le regardait, son petit sourire contenu disait bien : « Oui, j’en suis en effet, et c’est pour demain matin ». La guerre, le feu, il ne s’en faisait encore qu’une idée incomplète; mais cela le fascinait pourtant, parce qu’il était de vaillante race.

… Inquiet de Gaud, à cause de cette écriture étrangère, il cherchait à s’approcher d’un fanal pour pouvoir bien lire. Et c’était difficile au milieu de ces groupes d’hommes demi nus, qui se pressaient là, pour lire aussi, dans la chaleur irrespirable de cette batterie…

Dès le début de sa lettre, comme il l’avait prévu, la grand-mère Yvonne expliquait pourquoi elle avait été obligée de recourir à la main peu experte d’une vieille voisine :

« Mon cher enfant, je ne te fais pas écrire cette fois par ta cousine, parce qu’elle est bien dans la peine. Son père a été pris de mort subite, il y a deux jours. Et il parait que toute sa fortune a été mangée, à de mauvais jeux d’argent qu’il avait faits cet hiver dans Paris. On va donc vendre sa maison et ses meubles. C’est une chose à laquelle personne ne s’attendait dans le pays. Je pense, mon cher enfant, que cela va te faire comme à moi beaucoup de peine.

« Le fis Gaos te dit bien le bonjour; il a renouvelé engagement avec le capitaine Guermeur, toujours sur la Marie, et le départ pour l’Islande a eu lieu d’assez bonne heure cette année. Ils on appareillé le 1er du courant, l’avant-veille du grand malheur arrivé à notre pauvre Gaud, et ils n’en ont pas eu connaissance encore.

« Mais tu dois bien penser, mon cher fils, qu’à présent c’est fini, nous ne les marierons pas; car ainsi elle va être obligée de travailler pour gagner son pain… »

… Il resta atterré; ces mauvaises nouvelles lui avaient gâté toute sa joie d’aller se battre…

Un roman de Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

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