Pêcheur d'Islande

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Pierre Loti

Pêcheur d'Islande

Quand Yann fut monté, il regarda tout autour de lui, avec ses yeux qui venaient de dormir, le grand cercle familier de la mer.

Cette nuit-là, c’était l’immensité présentée sous ses aspects les plus étonnamment simples, en teintes neutres, donnant seulement des impressions de profondeur.

Cet horizon, qui n’indiquait aucune région précise de la terre, ni même aucun âge géologique, avait dû être tant de fois pareil depuis l’origine des siècles, qu’en regardant il semblait vraiment qu’on ne vit rien, rien que l’éternité des choses qui sont et qui ne peuvent se dispenser d’être.

Il ne faisait même pas absolument nuit. C’était éclairé faiblement, par un reste de lumière, qui ne venait de nulle part. Cela bruissait comme par habitude, rendant une plainte sans but. C’était gris, d’un gris trouble qui fuyait sous le regard. La mer pendant son repos mystérieux et son sommeil, se dissimulait sous les teintes discrètes qui n’ont pas de nom.

Il y avait en haut des nuées diffuses; elles avaient pris des formes quelconques, parce que les choses ne peuvent guère n’en pas avoir dans l’obscurité, elles se confondaient presque pour n’être qu’un grand voile.

Mais, en un point de ce ciel, très bas, près des eaux elles faisaient une sorte de marbrure plus distincte, bien que très lointaine; un dessin mou, comme tracé par une main distraite; combinaison de hasard, non destinée à être vue, et fugitive, prête à mourir. Et cela seul, dans tout cet ensemble, paraissait signifier quelque chose; on eût dit que la pensée mélancolique, insaisissable, de tout ce néant, était inscrite là; et les yeux finissaient par s’y fixer, sans le vouloir.

Lui, Yann, à mesure que ses prunelles mobiles s’habituaient à l’obscurité du dehors, il regardait de plus en plus cette marbrure unique du ciel; elle avait forme de quelqu’un qui s’affaisse, avec deux bras qui se tendent. Et à présent qu’il avait commencé à voir là cette apparence, il lui semblait que ce fût une vraie ombre humaine, agrandie, rendue gigantesque à force de venir de loin.

Puis, dans son imagination où flottaient ensemble les rêves indicibles et les croyances primitives, cette ombre triste, effondrée au bout de ce ciel de ténèbres, se mêlait peu à peu au souvenir de son frère mort, comme une dernière manifestation de lui.

Il était coutumier de ces étranges associations d’images, comme il s’en forme surtout au commencement de la vie, dans la tête des enfants…

Mais les mots, si vagues qu’ils soient, restent encore trop précis pour exprimer ces choses; il faudrait cette langue incertaine qui se parle quelquefois dans les rêves, et dont on ne retient au réveil que d’énigmatiques fragments n’ayant plus de sens.

A contempler ce nuage, il sentait venir une tristesse profonde, angoissée, pleine d’inconnu et de mystère, qui lui glaçait l’âme; beaucoup mieux que tout à l’heure, il comprenait maintenant que son pauvre petit frère ne reparaîtrait jamais, jamais plus; le chagrin, qui avait été long à percer l’enveloppe robuste et dure de son cœur, y entrait à présent jusqu’à pleins bords. Il revoyait la figure douce de Sylvestre, ses bons yeux d’enfant; à l’idée de l’embrasser, quelque chose comme un voile tombait tout à coup entre ses paupières, malgré lui, et d’abord il ne s’expliquait pas bien ce que c’était, n’ayant jamais pleuré dans sa vie d’homme. Mais les larmes commençaient à couler lourdes, rapides, sur ses joues; et puis des sanglots vinrent soulever sa poitrine profonde.

Il continuait de pêcher très vite, sans perdre son temps ni rien dire, et les deux autres, qui l’écoutaient dans ce silence, se gardaient d’avoir l’air d’entendre, de peur de l’irriter, le sachant si renfermé et si fier.

… Dans son idée à lui, la mort finissait tout…

Il lui arrivait bien, par respect, de s’associer à ces prières qu’on dit en famille pour les défunts; mais il ne croyait à aucune survivance des âmes.

Dans leurs causeries entre marins, ils disaient tous cela, d’une manière brève et assurée, comme une chose bien connue de chacun; ce qui pourtant n’empêchait pas une vague appréhension des fantômes, une vague frayeur des cimetières, une confiance extrême dans les saints et les images qui protègent, ni surtout une vénération innée pour la terre bénite qui entoure les églises.

Ainsi Yann redoutait pour lui-même d’être pris par la mer, comme si cela anéantissait davantage, et la pensée que Sylvestre était resté là-bas, dans cette terre lointaine d’en dessous, rendait son chagrin plus désespéré, plus sombre.

Avec son dédain des autres, il pleura sans aucune contrainte ni honte, comme s’il eût été seul.

… Au dehors, le vide blanchissait lentement, bien qu’il fût à peine deux heures; et en même temps il paraissait s’étendre, devenir plus démesuré, se creuser d’une manière plus effrayante. Avec cette espèce d’aube qui naissait, les yeux s’ouvraient davantage et l’esprit plus éveillé concevait mieux l’immensité des lointains; alors les limites de l’espace visible étaient encore reculées et fuyaient toujours.

C’était un éclairage très pâle, mais qui augmentait; il semblait que cela vint par petits jets, par secousses légères; les choses éternelles avaient l’air de s’illuminer par transparence, comme si des lampes à flamme blanche eussent été montées peu à peu, derrière les informes nuées grises; montées discrètement, avec des précautions mystérieuses, de peur de troubler le morne repos de la mer.

Sous l’horizon, la grande lampe blanche, c’était le soleil, qui se traînait sans force, avant de faire au-dessus des eaux sa promenade lente et froide commencée dès l’extrême matin…

Ce jour-là, on ne voyait nulle part de tons roses d’aurore, tout restait blême et triste. Et, à bord de la Marie, un homme pleurait, le grand Yann…

Ces larmes de son frère sauvage, et cette plus grande mélancolie du dehors, c’était l’appareil de deuil employé pour le pauvre petit héros obscur, sur ces mers d’Islande où il avait passé la moitié de sa vie…

Quand le plein jour vint, Yann essuya brusquement ses yeux avec la manche de son tricot de laine et ne pleura plus. Ce fut fini. Il semblait complètement repris par le travail de la pêche, par le train monotone des choses réelles et présentes, comme ne pensant plus à rien.

Du reste, les lignes donnaient beaucoup et les bras avaient peine à suffire.

Autour des pêcheurs, dans les fonds immenses, c’était un nouveau changement à vue. Le grand déploiement d’infini, le grand spectacle du matin était terminé, et maintenant les lointains paraissaient au contraire se rétrécir, se refermer sur eux. Comment donc avait-on cru voir tout à l’heure la mer si démesurée ? L’horizon était à présent tout près, et il semblait même qu’on manquât d’espace. Le vide se remplissait de voiles ténus qui flottaient, les uns plus vagues que des buées, d’autres aux contours presque visibles et comme frangés. Ils tombaient mollement, dans un grand silence, comme des mousselines blanches n’ayant pas de poids; mais il en descendait de partout en même temps, aussi l’emprisonnement là-dessous se faisait très vite, et cela oppressait, de voir ainsi s’encombrer l’air respirable.

C’était la première brume d’août qui se levait. En quelques minutes le suaire fut uniformément dense, impénétrable; autour de la Marie, on ne distinguait plus rien qu’une pâleur humide où se diffusait la lumière et où la mâture du navire semblait même se perdre.

—    De ce coup, la voilà arrivée, la sale brume, dirent les hommes.

Ils connaissaient depuis longtemps cette inévitable compagne de la seconde période de pêche; mais aussi cela annonçait la fin de la saison d’Islande, l’époque où l’on fait route pour revenir en Bretagne.

En fines gouttelettes brillantes, cela se déposait sur leur barbe; cela faisait luire d’humidité leur peau brunie. Ceux qui se regardaient d’un bout à l’autre du bateau se voyaient troubles comme des fantômes; par contre les objets très rapprochés apparaissaient plus crûment sous cette lumière fade et blanchâtre. On prenait garde de respirer la bouche ouverte; une sensation de froid et de mouillé pénétrait les poitrines.

En même temps, la pêche allait de plus en plus vite, et on ne causait plus, tant les lignes donnaient; à tout instant, on entendait tomber à bord des gros poissons, lancés sur les planches avec un bruit de fouet; après, ils se trémoussaient rageusement en claquant de la queue contre le bois du pont; tout était éclaboussé de l’eau de la mer et des fines écailles argentées qu’ils jetaient en se débattant. Le marin qui leur fendait le ventre avec son grand couteau, dans sa précipitation, s’entaillait les doigts, et son sang bien rouge se mêlait à la saumure.

Pierre Loti

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