Paul Féval

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Paul Féval

La Fée des grèves

Les gens de la veillée pensaient :

—    L’esprit de la pauvre demoiselle Reine revient chez nous parce qu’on l’a chassée de ses autres manoirs. C’étaient de bonnes âmes, depuis les quatre Gothon jusqu’au petit coquetier, en passant par les quatre Mathurin.

Ce que nous ne saurions point dire, c’est la pensée de maître Vincent Gueffès, le Normand, dont le front se plissait sous les mèches rudes et bas plantées de ses cheveux.

Devant la chapelle, dans le cimetière servant de place publique au pauvre village de Saint-Jean, il y avait un grand fracas de fer et de chevaux. Des torches allumées secouaient leurs crinières de feu. Les trompes sonnaient, appelant les fidèles sujets de Monseigneur le duc François.

Il pouvait être onze heures de nuit. Les cabanes et les fermes se vidèrent. Pas un ne resta dans son lit ni au coin du foyer. Les hôtes de Simon Le Priol et Simon Le Priol lui-même, avec sa femme, son fils et sa fille, se rendirent sur la place, car il y avait amende contre ceux qui faisaient la sourde oreille aux mandements de la cour. En tout, hommes, femmes, enfants, le village de Saint-Jean comptait soixante ou quatre-vingts habitants qui se rangèrent en cercle autour des torches plantées en terre.

C’était un chevalier avec six lances et une douzaine de soudards qui escortaient le héraut du prince breton.

Le chevalier avait une armure toute neuve qui reluisait au rouge éclat des torches. Sa visière était baissée.

Les trompes sonnèrent un dernier appel, et le héraut leva son guidon d’hermine.

Le silence n’était guère troublé que par les chiens du village, qui hurlaient à qui mieux mieux, n’ayant jamais vu pareille fête.

« — Or, écoutez, gens de Bretagne, dit le héraut.

« De par notre seigneur, haut et puissant prince François, premier du nom, monsieur le sénéchal fait savoir à tous sujets du duché de Bretagne, grands vassaux, vavasseurs, hommes-liges, bourgeois et vilains, que monsieur Hue de Maurever, chevalier, seigneur du Roz, de l’Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves, s’est rendu coupable du crime de haute trahison.

« Par quoi la volonté de mondit seigneur François est que : ledit Hue de Maurever avoir la tête tranchée de la main du bourreau, et voir ses biens et domaines confisqués pour le profit de la sentence.

« À quiconque livrera ledit traître Hue de Maurever à la justice ducale, cinquante écus d’or être comptés sur les finances de mondit seigneur.

« Ladite sentence pour que nul n’en ignore, criée à son de trompe dans toutes les villes, bourgs, villages, hameaux et lieux de l’évêché de Dol, et le double être cloué sur la porte de l’église. »

Le héraut déplia un petit carré de parchemin qu’un soudard alla clouer à la porte de la chapelle.

Toute cette mise en scène frappait de terreur les pauvres habitants du village de Saint-Jean.

Quand les soudards reprirent les torches plantées en terre, et que l’escorte s’ébranla, chacun voulut s’en retourner au plus vite.

Mais on n’était pas au bout. C’était seulement la parade solennelle qui venait de finir.

Le chevalier, qui semblait assez fier de son armure toute neuve, et qui s’était tenu raide sur son grand cheval pendant la proclamation, prit la parole à son tour.

—    Holà ! mes garçons, dit-il aux soudards, faites-vous des amis parmi ces bonnes gens qui s’éparpillent là comme une volée de canards. Ils vont vous donner l’hospitalité cette nuit.

Aussitôt chaque soudard courut après un paysan. Les hommes d’armes restèrent avec le héraut et leur chef. Celui-ci tenait déjà le petit Jeannin par une oreille.

—    Petit gars, lui demanda-t-il, sais-tu la route du manoir de Saint-Jean ? Jeannin avait grand-peur, quoique la voix du chevalier fût pleine de rondeur et de bonhomie. Il répondit pourtant :

—    Le manoir est près d’ici.

—    Eh bien ! petit gars, prends une torche et mène-nous au manoir. Jeannin prit une torche.

—    Holà ! Conan ! Merry ! Kervoz ! cria le chevalier en s’adressant à quelques archers, au nombre de six, restés dans le cimetière, vous nous apporterez au manoir du pain, des poules et du vin; petiot, marche devant.

Jeannin leva la torche et obéit.

Le chevalier, suivi des six hommes et du héraut, chevauchait derrière lui.

La lumière de la torche éclairait vivement la taille gracieuse de Jeannin, et mettait des reflets parmi les boucles de ses longs cheveux blonds.

—    Voilà un gentil garçonnet ! dit le chevalier. Petiot, tu n’as pas envie de monter à cheval et de faire la guerre ?

—    Non, Monseigneur, répliqua Jeannin en tremblant.

—    Pourquoi cela ?

—    Tout le monde dit que je suis poltron comme les poules, Monseigneur. Le chevalier éclata de rire.

—    À la bonne heure ? s’écria-t-il, voilà une raison. Et tu n’as pas envie non plus de gagner les cinquante écus nantais ?

—    Ah ! Monseigneur ! interrompit Jeannin, oubliant tout à coup ses craintes, si on était sûr de gagner cinquante écus nantais en faisant la guerre, je tuerais un Anglais par écu et un Français par-dessus le marché !

—    Diable ! diable ! fit le chevalier, qui riait toujours; tu aimes donc bien les écus nantais, petiot ?

Dans l’idée de Jeannin, les cinquante écus nantais, c’était la main de la jolie Simonnette. Aussi répondit-il sans balancer :

—    Cinquante fois plus que ma vie, Monseigneur !

Le chevalier se tenait les côtes, et sa suite riait aussi de bon cœur.

—    Oh ! le drôle de garçonnet ! s’écria-t-il; petiot ! si tu n’es pas poltron comme tu le dis, tu es du moins avare et l’avarice ne vient guère à ton âge.

Jeannin se retourna et montra son joli visage souriant.

—    Je ne suis pas avare, Monseigneur, dit-il. Le chevalier était un bon diable, paraîtrait-il, car il s’amusait franchement à cette naïve aventure. En continuant de causer avec Jeannin, il lui montra qu’il savait fort bien pourquoi le jeune homme désirait les cinquante écus nantais.

—    Oh ! fit Jeannin étonné, vous avez donc écouté à la porte du père Le Priol, vous ?

—    Non, mon fils, répliqua le chevalier, mais je sais cela et bien d’autres choses encore. Est-ce que nous sommes arrivés ?

Le chemin tournait en cet endroit et démasquait le manoir de Saint-Jean, dont les murailles blanchissaient aux rayons de la pleine lune.

Au moment où l’escorte dépassait la grande haie qui bordait le chemin, un vague mouvement se fit à l’une des fenêtres du manoir. On eût dit qu’une ombre rentrait dans la nuit.

—    Écoute ! dit le chevalier au petit Jeannin, en prenant un ton plus sérieux, tu es bien pauvre mon mignonnet, mais le duc François est bien riche. Moi, qui sais tout, je sais que le traître Hue de Maurever est caché dans le pays. Conduis-nous à sa retraite, et, foi de chevalier, je te jure que tu épouseras la fille de Simon Le Priol !

Jeannin demeura un instant comme étourdi.

Puis il se signa et recula de trois pas.

Puis encore, sans répondre, il jeta sa torche dans le fossé et prit sa course à travers champs.

—    Il a jeté sa torche comme mon cousin Aubry jeta son épée ! grommela le chevalier sous sa visière. Il resta un instant pensif, puis reprit tout haut et gaiement :

—    Allons ! mes compagnons, nous aurons bon gîte et bon souper cette nuit… au manoir !

Ils gravirent le petit mamelon et n’eurent pas besoin de frapper à la porte pour entrer dans la maison de Hue de Maurever, car il n’y avait plus de porte.

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