La Fée des grèves | |
Page: .10./.66. Paul FévalLa Fée des grèvesUn soir, Reine de Maurever vint, comme de coutume, déguisée en paysanne. Elle frappa aux barreaux. Nul ne répondit. Monsieur Gilles était couché tout de son long sur la paille humide. Reine devina. Elle courut chercher son père qui se cachait dans les environs, et un prêtre. Monsieur Gilles put se lever sur son séant et se confessa à travers le soupirail. Quand il eut fini de se confesser, le prêtre lui demanda : — Gilles de Bretagne, pardonnez-vous à vos ennemis — Je pardonne à tous excepté à François de Bretagne, mon frère, répondit le mourant, qui trouva un dernier éclair de vie; Abel n’a point pardonné à Caïn. Pour le fratricide, point de pardon, car le pardon serait une impiété ! Je ne sais pas s’il se trompait en disant cela. Il se leva sur ses jambes chancelantes et vint jusqu’au soupirail dont il saisit les barreaux. — Prêtre, dit-il, tes pareils sont sans peur, parce qu’ils sont sans reproche. Va vers le duc François, mon frère, mon seigneur et mon assassin. Dis-lui que Gilles de Bretagne meurt en le citant au tribunal de Dieu. Le feras-tu ? Le prêtre hésitait. — Moi, je le ferai, prononça Hue de Maurever parmi ses sanglots. Car il aimait monsieur Gilles comme son fils. Celui-ci tendit sa main à travers les barreaux. Hue de Maurever la baisa en pleurant. Puis monsieur Gilles murmura : Merci et tomba à la renverse. Les uns disent que Jean de la Haise et Robert Roussel, lorsqu’ils vinrent le soir, ne trouvèrent plus qu’un cadavre. Les autres affirment que Gilles de Bretagne n’était pas encore défunt, et que les deux infâmes l’achevèrent en l’étranglant de leurs mains. Julien Le Priol fit une pause. Personne ne prit la parole. Chacun était frappé de stupeur. Julien raconta ensuite comme quoi Monsieur Hue de Maurever, accomplissant la promesse faite au mourant, était venu, déguisé en moine, dans la basilique de Saint-Michel, et avait arrêté le duc François au moment où il allait jeter l’eau sainte sur le cénotaphe. Comme quoi Monsieur Hue avait disparu. Comme quoi le jeune homme d’armes Aubry de Kergariou avait jeté son épée aux pieds du duc et refusé de poursuivre Maurever. — Maintenant, reprit Julien, Monsieur Hue se cache on ne sait où. Le duc a mis sa tête au prix de cinquante écus nantais. Mademoiselle Reine a disparu, et Aubry de Kergariou est dans les cachots souterrains du Mont. Voilà ce qui se dit sur le marché de Dol, mon père et ma mère. À ces mots : “Cinquante écus nantais”, deux personnes avaient dressé l’oreille. C’était d’abord le petit Jeannin, dont les grands yeux brillèrent à ces paroles magiques. Ce fut ensuite maître Vincent Gueffès, lequel gratta sa longue oreille, et se prit à réfléchir profondément. — Et l’on ne sait pas où notre demoiselle Reine s’est réfugiée ? demanda Simon. Julien secoua la tête. — On dit qu’elle a été d’abord au domaine du Roz, puis au domaine de l’Aumône. Les vassaux ont eut peur et l’ont chassée. — Chassée ! notre demoiselle ! — On dit qu’elle a eu peur d’être chassée aussi du domaine de Saint-Jean, car les hérauts de la cour vont partout dans les campagnes, sonnant de la trompe le jour et la nuit, et promettant male mort à qui abritera le sang de Maurever ! — Mais où est-elle ? où est-elle ? Julien fut bien une minute avant de répondre. — J’ai rencontré, dit-il enfin avec effort, le vieux vicaire du Roz sous le porche de l’église. Il pleurait… — Il pleurait ! — Et il m’a dit : « Julien, n’oublie pas la fille de ton maître quand tu réciteras le De Profundis du soir ». Les yeux de Simonnette s’inondèrent de larmes. La grosse métayère Fanchon essaya de se soulever et retomba suffoquée. — Morte ! morte ! répéta Julien Le Priol. Puis il ajouta en se signant : — Et je crois que j’ai déjà vu son esprit ! Une frayeur vague remplaça l’expression douloureuse qui était sur tous les visages. — Tout à l’heure, en passant sous le manoir, poursuivit Julien, je regardais les fenêtres qui n’ont plus de vitraux. Les murailles étaient éclairées par la lumière de la lune, et chaque croisée faisait comme un trou noir. Dans l’un de ces trous noirs, j’ai vu saillir une blanche figure… et j’ai dit ma première oraison pour que Dieu ait l’âme de notre demoiselle. Le silence se fit. La cruche au cidre et l’écuelle chômaient sur la table. À la crémaillère, la bouillie d’avoine brûlait sans que personne s’en aperçût. De grosses larmes roulaient sur les joues de Simonnette. Il n’y avait plus de trace de cette bonne joie de la Saint-Jean qui emplissait la ferme naguère. Dans ce silence où l’on n’entendait que le bruit des respirations oppressées, un bruit éclata tout à coup. C’était le son d’une trompe disant les trois mots de l’appel ducal. — Écoutez ! s’écria Julien, qui se leva tout pâle. — Qu’est-ce que cela ? demanda le vieux Simon. — C’est le héraut de Monseigneur François qui vient crier le prix de la tête de Maurever. — À cette heure de nuit ? — La vengeance ne dort pas, mon père, et François de Bretagne a déjà vieilli de dix ans depuis dix jours. Il faut bien qu’il se dépêche, s’il veut tuer encore un homme avant de mourir ! Un roman de Paul FévalLa Fée des grèves: conte bretonPage: .10./.66. |