Une ville flottante

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Jules Verne

Une ville flottante

La nuit fut mauvaise. Le steamship, effroyablement battu par le travers, roula sans désemparer. Les meubles se déplacèrent avec fracas, et la faïencerie des toilettes recommença son vacarme. Le vent avait évidemment beaucoup fraîchi. Le Great Eastern naviguait d’ailleurs dans ces parages féconds en sinistres, où la mer est toujours mauvaise.

À six heures du matin, je me traînai jusqu’à l’escalier du grand roufle. Me cramponnant aux rampes, et profitant d’une oscillation sur deux, je parvins à gravir les marches, et j’arrivai sur le pont. De là, je me halai non sans peine jusqu’à la dunette de l’avant. L’endroit était désert, si toutefois on peut qualifier ainsi un endroit où se trouve le docteur Dean Pitferge. Ce digne homme, solidement appuyé, courbait le dos au vent, et sa jambe droite entourait un des montants du garde-fou. Il me fit signe de le rejoindre — signe de tête, cela va sans dire —, car il ne pouvait disposer de ses bras qui le maintenaient contre les violences de la tempête. Après quelques mouvements de reptation, me tordant comme un annélide, j’arrivai sur le roufle, et là, je m’arc-boutai à la façon du docteur.

« Allons ! me cria-t-il, cela continue ! Hein ! Ce Great Eastern ! Juste au moment d’arriver, un cyclone, un vrai cyclone, spécialement commandé pour lui ! »

Le docteur ne prononçait que des phrases entrecoupées. Le vent lui mangeait la moitié de ses paroles. Mais je l’avais compris. Le mot cyclone porte sa définition avec lui.

On sait ce que sont ces tempêtes tournantes, nommées ouragans dans l’océan Indien et dans l’Atlantique, tornades sur la côte africaine, simouns dans le désert, typhons dans les mers de la Chine, tempêtes dont la puissance formidable met en péril les plus gros navires.

Or, le Great Eastern était pris dans un cyclone. Comment ce géant allait-il lui tenir tête ?

« Il lui arrivera malheur, me répétait Dean Pitferge. Voyez comme il met le nez dans la plume ! »

Cette métaphore maritime s’appropriait excellemment à la situation du steamship. Son étrave disparaissait sous les montagnes d’eau qui l’attaquaient par bâbord devant. Au loin, plus de vue possible. Tous les symptômes d’un ouragan ! Vers sept heures, la tempête se déclara. La mer devint monstrueuse. Ces petites ondulations intermédiaires, qui marquent le dénivellement des grandes lames, disparurent sous l’écrasement du vent. L’océan se gonflait en longues vagues dont la cime déferlait avec un échevellement indescriptible. Avec chaque minute, la hauteur des lames s’accroissait, et le Great Eastern, les recevant par le travers, roulait épouvantablement.

« Il n’y a que deux partis à prendre, me dit le docteur avec l’aplomb d’un marin. Ou recevoir la lame debout; en capeyant sous petite vapeur, ou prendre la fuite et ne pas s’obstiner contre cette mer démontée ! Mais le capitaine Anderson ne fera ni l’une ni l’autre de ces deux manœuvres.

—    Pourquoi ? demandai-je.

—    Parce que !… répondit le docteur, parce qu’il faut qu’il arrive quelque chose ! »

En me retournant, j’aperçus le capitaine, le second et le premier ingénieur, encapuchonnés dans leurs suroîts et cramponnés aux garde-fous des passerelles. L’embrun des lames les enveloppait de la tête aux pieds. Le capitaine souriait selon sa coutume. Le second riait et montrait ses dents blanches en voyant son navire rouler à faire croire que les mâts et les cheminées allaient venir en bas !

Cependant, cette obstination, cet entêtement du capitaine à lutter contre la mer m’étonnaient. À sept heures et demie, l’aspect de l’Atlantique était effrayant. À l’avant, les lames couvraient le navire en grand. Je regardais ce sublime spectacle, ce combat du colosse contre les flots. Je comprenais jusqu’à un certain point cette opiniâtreté du « maître après Dieu » qui ne voulait pas céder. Mais j’oubliais que la puissance de la mer est infinie, et que rien ne peut lui résister de ce qui est fait de la main de l’homme ! Et, en effet, si puissant qu’il fût, le géant devait bientôt fuir devant la tempête.

Tout à coup, vers huit heures, un choc se produisit. C’était un formidable paquet de mer qui venait de frapper le navire par bâbord devant.

« Ça, me dit le docteur, ce n’est pas une gifle, c’est un coup de poing sur la figure. »

En effet, le « coup de poing » nous avait meurtris. Des morceaux d’épaves apparaissaient sur la crête des lames. Était-ce une partie de notre chair qui s’en allait ainsi, ou les débris d’un corps étranger ? Sur un signe du capitaine, le Great Eastern évolua d’un quart pour éviter ces fragments qui menaçaient de s’engager dans ses aubes. En regardant avec plus d’attention, je vis que le coup de mer venait d’emporter les pavois de bâbord, qui, cependant, s’élevaient à cinquante pieds au-dessus de la surface des flots. Les jambettes étaient brisées, les ferrures arrachées; quelques débris de virures tremblaient encore dans leur encastrement. Le Great Eastern avait tressailli au choc, mais il continuait sa route avec une imperturbable audace. Il fallait enlever au plus tôt les débris qui encombraient l’avant, et pour cela fuir devant la mer devenait indispensable. Mais le steamship s’opiniâtra à tenir tête. Toute la fougue de son capitaine l’animait. Il ne voulait pas céder. Il ne céderait pas. Un officier et quelques hommes furent envoyés sur l’avant pour déblayer le pont.

« Attention, me dit le docteur, le malheur n’est pas loin ! »

Les marins s’avancèrent vers l’avant. Nous nous étions accotés au second mât. Nous regardions à travers les embruns qui, nous prenant d’écharpe, jetaient à chaque lame une averse sur le pont. Soudain, un autre coup de mer, plus violent que le premier, passa par la brèche ouverte dans les bastingages, arracha une énorme plaque de fonte qui recouvrait la bitte de l’avant, démolit le massif capot situé au-dessus du poste de l’équipage, et, battant de plein fouet les parois de tribord, il les déchira, il les emporta comme les morceaux d’une toile tendue au vent.

Les hommes avaient été renversés. L’un d’eux, un officier, à demi noyé, secoua ses favoris roux et se releva. Puis, voyant un des matelots étendu, sans connaissance, sur la patte d’une ancre, il se précipita vers lui, le chargea sur ses épaules et l’emporta. En ce moment, les gens de l’équipage s’échappaient à travers le capot brisé. Il y avait trois pieds d’eau dans l’entrepont. De nouveaux débris couvraient la mer, et entre autres quelques milliers de ces poupées que mon compatriote de la rue Chapon comptait acclimater en Amérique ! Tous ces petits corps, arrachés de leur caisse par le coup de mer, sautaient sur le dos des lames, et cette scène eût certainement prêté à rire en de moins graves conjonctures. Cependant, l’inondation nous gagnait. Des masses liquides se précipitaient par les ouvertures, et l’envahissement de la mer fut tel, que, suivant le rapport de l’ingénieur, le Great Eastern embarqua alors plus de deux mille tonnes d’eau — de quoi couler par le fond une frégate de premier rang.

« Bon ! » fit le docteur, dont le chapeau s’envola dans une rafale.

Se maintenir dans cette situation devenait impossible. Tenir tête plus longtemps, c’eût été l’œuvre d’un fou. Il fallait prendre l’allure de fuite. Le steamship présentant l’étrave à la mer avec son avant défoncé, c’était un homme qui s’entêterait à nager entre deux eaux, la bouche ouverte.

Le capitaine Anderson le comprit enfin. Je le vis courir lui-même à la petite roue de la passerelle, qui commandait les évolutions du gouvernail. Aussitôt la vapeur se précipita dans les cylindres de l’arrière; la barre fut mise au vent, et le colosse, évoluant comme un canot, porta le cap au nord et s’enfuit devant la tempête.

À ce moment, le capitaine, ordinairement si calme, si maître de lui, s’écria avec colère :

« Mon navire est déshonoré ! »

Un roman de Jules Verne

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