Une ville flottante

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Jules Verne

Une ville flottante

Pendant le lunch, Dean Pitferge m’apprit que le révérend avait admirablement développé son texte. Les monitors, les béliers de guerre, les forts cuirassés, les torpilles sous-marines, tous ces engins avaient manœuvré dans son discours. Lui-même, il s’était fait grand de toute la grandeur de l’Amérique. S’il plaît à l’Amérique d’être prônée ainsi, je n’ai rien à dire.

En rentrant au grand salon, je lus la note suivante :

Lat. 50° 8’ N.
Long. 30° 44’ W.
Course : 255 miles.

Toujours le même résultat. Nous n’avions encore fait que onze cents milles, en comprenant les trois cent dix milles qui séparent Fastnet de Liverpool. Environ le tiers du voyage. Pendant toute la journée, officiers, matelots, passagers et passagères continuèrent de se reposer « comme le Seigneur après la création de l’Amérique ». Pas un piano ne résonna dans les salons silencieux. Les échecs ne quittèrent pas leur boîte, ni les cartes leur étui. Le salon de jeu demeura désert. J’eus l’occasion, ce jour-là, de présenter le docteur Pitferge au capitaine Corsican. Mon original amusa beaucoup le capitaine en lui racontant la chronique secrète du Great Eastern. Il tint à lui prouver que c’était un navire condamné, ensorcelé, auquel il arriverait fatalement malheur. La légende du « mécanicien soudé » plut beaucoup à Corsican, qui, en sa qualité d’Écossais, était grand amateur du merveilleux, mais il ne put, cependant, retenir un sourire d’incrédulité.

« Je vois, répondit le docteur Pitferge, que le capitaine ne croit pas beaucoup à mes légendes ?

—    Beaucoup !… c’est beaucoup dire ! répliqua Corsican.

—    Me croirez-vous davantage, capitaine, demanda le docteur d’un ton plus sérieux, si je vous atteste que ce navire est hanté pendant la nuit ?

—    Hanté ! s’écria le capitaine. Comment ! Voici les revenants qui s’en mêlent ? Et vous y croyez.

—    Je crois, répondit Pitferge, je crois ce que racontent des personnes dignes de foi. Or, je tiens des officiers de quart et de quelques matelots, unanimes sur ce point, que pendant les nuits profondes, une ombre, une forme vague, se promène sur le navire. Comment y vient-elle ? On ne sait. Comment disparaît-elle ? On ne le sait pas davantage.

—    Par saint Dunstan ! s’écria le capitaine Corsican, nous la guetterons ensemble.

—    Cette nuit ? demanda le docteur.

—    Cette nuit, si vous voulez. Et vous, monsieur, ajouta le capitaine, en se retournant vers moi, nous tiendrez-vous compagnie ?

—    Non, dis-je, je ne veux point troubler l’incognito de ce fantôme. D’ailleurs, j’aime mieux penser que notre docteur plaisante.

—    Je ne plaisante point, répondit l’entêté Pitferge.

—    Voyons, docteur, dis-je. Est-ce que vous croyez sérieusement aux morts qui reviennent sur le pont des navires ?

—    Je crois bien aux morts qui ressuscitent, répondit le docteur, et cela est d’autant plus étonnant que je suis médecin.

—    Médecin ! fit le capitaine Corsican, en se reculant comme si ce mot l’eût inquiété.

—    Rassurez-vous, capitaine, répondit le docteur, souriant d’un air aimable, je n’exerce pas en voyage ! »

Un roman de Jules Verne

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