Une ville flottante

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Jules Verne

Une ville flottante

Fabian m’avait quitté pour surveiller son installation dans la cabine 73, de la série du grand salon, dont le numéro était porté sur son billet. En ce moment, de grosses volutes de fumée tourbillonnaient à l’orifice des larges cheminées du steamship. On entendait frémir la coque des chaudières jusque dans les profondeurs du navire. La vapeur assourdissante fusait par les tuyaux d’échappement et retombait en pluie fine sur le pont. Quelques remous bruyants annonçaient que les machines s’essayaient. L’ingénieur avait de la pression. On pouvait partir.

Il fallut d’abord lever l’ancre. Le flot montait encore, et le Great Eastern, évité sous sa poussée, lui présentait l’avant. Il était donc tout paré pour descendre la rivière. Le capitaine Anderson avait dû choisir ce moment pour appareiller, car la longueur du Great Eastern ne lui permettait pas d’évoluer dans la Mersey. N’étant point entraîné par le jusant, mais, au contraire, refoulant le flot rapide, il était plus maître de son navire et plus certain de manœuvrer habilement au milieu des bâtiments nombreux qui sillonnaient la rivière. Le moindre attouchement de ce colosse eût été désastreux.

Lever l’ancre dans ces conditions exigeait des efforts considérables. En effet, le steamship, poussé par le courant, tendait les chaînes sur lesquelles il était affourché. De plus, un vent violent du sud-ouest trouvait prise sur sa masse et joignait son action à celle du flux. Il fallait donc employer de puissants engins pour arracher les ancres pesantes de leur fond de vase. Un « anchor-boat », sorte de bateau destiné à cette opération, était venu se bosser sur les chaînes; mais ses cabestans ne suffirent pas, et l’on dut se servir des appareils mécaniques que le Great Eastern avait à sa disposition.

À l’avant, une machine de la force de soixante-dix chevaux était disposée pour le hissage des ancres. Il suffisait d’envoyer la vapeur des chaudières dans ses cylindres pour obtenir immédiatement une force considérable, qu’on pouvait directement appliquer au cabestan sur lequel les chaînes étaient garnies. Ce fut fait. Mais, si puissante qu’elle fût, la machine se trouva insuffisante. Il fallut donc lui venir en aide. Le capitaine Anderson fit mettre les barres, et une cinquantaine d’hommes vinrent virer au cabestan.

Le steamship commença de venir sur ses ancres. Mais le travail se faisait lentement; les maillons cliquetaient, non sans peine, dans les écubiers de l’étrave, et, à mon avis, on aurait pu soulager les chaînes en donnant quelques tours de roues, de manière à les embarquer plus aisément.

J’étais à ce moment sur la dunette de l’avant, avec un certain nombre de passagers. Nous observions tous les détails de l’opération et les progrès de l’appareillage. Près de moi, un voyageur, impatienté sans doute des lenteurs de la manœuvre, haussait fréquemment les épaules, et n’épargnait pas à l’impuissante machine ses moqueries incessantes. C’était un petit homme maigre, nerveux, à mouvements fébriles, dont on voyait à peine les yeux sous le plissement de leurs paupières. Un physionomiste eût reconnu, dès l’abord, que les choses de la vie devaient apparaître par leur côté plaisant à ce philosophe de l’école de Démocrite, dont les muscles zygomatiques, nécessaires à l’action du rire, ne restaient jamais en repos. Au demeurant — je le vis plus tard — un aimable compagnon de voyage.

« Monsieur, me dit-il, jusqu’ici j’avais cru que les machines étaient faites pour aider les hommes, et non les hommes pour aider les machines ! »

J’allais répondre à cette juste observation, quand des cris retentirent. Mon interlocuteur et moi nous étions précipités vers l’avant. Sans exception, tous les hommes disposés sur les barres avaient été renversés; les uns se relevaient; d’autres gisaient sur le pont. Un pignon de la machine ayant cassé, le cabestan avait déviré irrésistiblement sous la traction effroyable des chaînes. Les hommes, pris à revers, avaient été frappés avec une violence extrême à la tête ou à la poitrine. Dégagées de leurs rabans cassés, les barres, faisant mitraille autour d’elles, venaient de tuer quatre matelots et d’en blesser douze. Parmi ces derniers, le maître d’équipage, un Écossais de Dundee.

On se précipita vers ces malheureux. Les blessés furent conduits au poste des malades, situé à l’arrière. Quant aux quatre morts, on s’occupa de les débarquer immédiatement. D’ailleurs, les Anglo-Saxons ont une telle indifférence pour la vie des gens que cet événement ne provoqua qu’une médiocre impression à bord. Ces infortunés, tués ou blessés, n’étaient que les dents d’un rouage que l’on pouvait remplacer à peu de frais. On fit le signal de revenir au tender, déjà éloigné. Quelques minutes après, il accostait le navire.

Je me dirigeai vers la coupée. L’escalier n’avait pas encore été relevé. Les quatre cadavres, enveloppés de couvertures, furent descendus et déposés sur le pont du tender. Un des médecins du bord s’embarqua afin de les accompagner jusqu’à Liverpool, avec recommandation de rejoindre ensuite le Great Eastern en toute diligence. Le tender s’éloigna aussitôt, et les matelots allèrent à l’avant laver les flaques de sang qui tachaient le pont.

Je dois dire aussi qu’un passager, légèrement endommagé par un éclat de barre, profita de la circonstance pour s’en retourner par le tender. Il avait déjà assez du Great Eastern.

Cependant, je regardais le petit boat s’éloigner à toute vapeur. Lorsque je me retournai, mon compagnon à figure ironique murmura derrière moi ces paroles :

« Un voyage qui commence bien !

—    Bien mal, monsieur, répondis-je. À qui ai-je l’honneur de parler ?

—    Au docteur Dean Pitferge. »

Un roman de Jules Verne

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