Jules Verne

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Jules Verne

Une ville flottante

À peine le Great Eastern eut-il viré de bord, à peine eut-il présenté l’arrière à la lame, qu’il ne ressentit plus aucun roulis. C’était l’immobilité absolue succédant à l’agitation. Le déjeuner était servi. La plupart des passagers, rassurés par la tranquillité du navire, descendirent aux « dining rooms » et purent prendre leur repas sans ressentir ni une secousse ni un choc. Pas une assiette ne glissa à terre, pas un verre ne répandit son contenu sur les nappes. Et cependant, les tables de roulis n’avaient même pas été dressées. Mais, trois quarts d’heure plus tard, les meubles recommençaient leur branle, les suspensions se balançaient dans l’air, les porcelaines s’entrechoquaient sur la planche des offices. Le Great Eastern venait de reprendre vers l’ouest sa marche un instant interrompue.

Je remontai sur le pont avec le docteur Pitferge. Il rencontra l’homme aux poupées.

« Monsieur, lui dit-il, tout votre petit monde a été bien éprouvé. Voilà des bébés qui ne bavarderont pas dans les États de l’Union.

—    Bah ! répondit l’industriel parisien, la pacotille était assurée, et mon secret ne s’est pas noyé avec elle. Nous en referons, de ces bébés-là. »

Mon compatriote n’était point homme à désespérer, on le voit. Il nous salua d’un air aimable, et nous allâmes vers l’arrière du steamship. Là, un timonier nous apprit que les chaînes du gouvernail avaient été engagées pendant l’intervalle qui avait séparé les deux coups de mer.

« Si cet accident s’était produit au moment de l’évolution, me dit Pitferge, je ne sais trop ce qui serait arrivé, car la mer se précipitait à torrents dans le navire. Déjà les pompes à vapeur ont commencé à épuiser l’eau. Mais tout n’est pas fini.

—    Et ce malheureux matelot ? demandai-je au docteur.

—    Il est grièvement blessé à la tête. Pauvre garçon ! C’est un jeune pêcheur, marié, père de deux enfants, qui fait son premier voyage d’outre-mer. Le médecin du bord en répond, et c’est ce qui me fait craindre pour lui. Enfin, nous verrons bien. Le bruit s’est aussi répandu que plusieurs hommes avaient été emportés, mais, fort heureusement, il n’en est rien.

—    Enfin, dis-je, nous avons repris notre route ?

—    Oui, répondit le docteur, la route à l’ouest, contre vents et marées. On le sent bien; ajouta-t-il en saisissant un taquet pour ne pas rouler sur le pont. Savez-vous, mon cher monsieur, ce que je ferais du Great Eastern s’il m’appartenait ? Non ? Eh bien, j’en ferais un bateau de luxe à dix mille francs la place. Il n’y aurait que des millionnaires à bord, des gens qui ne seraient pas pressés. On mettrait un mois ou six semaines à faire la traversée de l’Angleterre à l’Amérique. Jamais de lame par le travers. Toujours vent debout ou vent arrière. Mais aussi jamais de roulis ni de tangage. Mes passagers seraient assurés contre le mal de mer, et je leur paierais cent livres par nausée.

—    Voilà une idée pratique, répondis-je.

—    Oui ! répliqua Dean Pitferge, il y aurait là de l’argent à gagner… ou à perdre ! »

Cependant, le steamship continuait sa route à petite vitesse, battant cinq ou six tours de roue au plus, de manière à se maintenir. La houle était effrayante, mais l’étrave coupait normalement les lames, et le Great Eastern n’embarquait aucun paquet de mer. Ce n’était plus une montagne de métal marchant contre une montagne d’eau, mais un rocher sédentaire, recevant avec indifférence le clapotis des vagues. D’ailleurs, une pluie torrentielle vint à tomber, ce qui nous obligea de chercher un refuge sous le capot du grand salon. Cette averse eut pour effet d’apaiser le vent et la mer. Le ciel s’éclaircit dans l’ouest et les derniers gros nuages se fondirent à l’horizon opposé. À dix heures, l’ouragan nous jetait son dernier souffle.

À midi, le point put être fait avec une certaine exactitude; il donnait :

Lat. 41° 50’ N. Long. 61° 57’ W. Course : 193 miles.

Cette diminution considérable dans le chemin parcouru ne devait être attribuée qu’à la tempête qui, pendant la nuit et la matinée, avait incessamment battu le navire, tempête si terrible qu’un des passagers — véritable habitant de cet Atlantique qu’il traversait pour la quarante-quatrième fois — n’en avait jamais vu de telle. L’ingénieur avoua même que, lors de cet ouragan pendant lequel le Great Eastern resta trois jours dans le creux des lames, le navire n’avait pas été atteint avec cette violence. Mais, il faut le répéter, cet admirable steamship, s’il marche médiocrement, s’il roule trop, présente contre les fureurs de la mer une complète sécurité. Il résiste comme un bloc plein, et cette rigidité, il la doit à la parfaite homogénéité de sa construction, à sa double coque et au rivage merveilleux de son bordé. Sa résistance à l’arc est absolue.

Mais, répétons-le aussi, quelle que soit sa puissance, il ne faut pas l’opposer sans raison à une mer démontée. Si grand qu’il soit, si fort qu’on le suppose, un navire n’est pas « déshonoré » parce qu’il fuit devant la tempête. Un commandant ne doit jamais oublier que la vie d’un homme vaut plus qu’une satisfaction d’amour-propre. En tout cas, s’obstiner est dangereux, s’entêter est blâmable, et un exemple récent, une déplorable catastrophe survenue à l’un des paquebots transocéaniens, prouve qu’un capitaine ne doit pas lutter outre mesure contre la mer, même quand il sent sur ses talons le navire d’une compagnie rivale.

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