Le pilote du Danube

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Son deuxième interrogatoire terminé, Serge Ladko regagna sa cellule sans se rendre compte de ce qu’il faisait. A peine s’il avait entendu les questions du juge après que l’incident de la commission rogatoire eut été vidé de la façon que l’on sait, et il n’avait plus répondu que d’un air hébété. Ce qui lui arrivait dépassait les limites de son intelligence. Que lui voulait-on à la fin ? Enlevé, puis incarcéré à bord d’un chaland par de mystérieux ennemis, il ne recouvrait sa liberté que pour la perdre aussitôt; et voici maintenant qu’on trouvait, à Szalka, un autre Ilia Brusch, c’est-à-dire un autre lui-même, dans sa propre maison !. Cela tenait de la fantasmagorie !

Stupéfait, affolé par cette succession d’événements inexplicables, il avait la sensation d’être le jouet de puissances supérieures et hostiles, d’être invinciblement entraîné, proie inerte et sans défense, dans les engrenages de cette machine formidable qui s’appelle : la Justice.

Cette dépression, cet anéantissement de toute énergie, son visage l’exprimait avec tant d’éloquence, qu’un des gardiens qui lui faisaient escorte en fut ému, bien qu’il considérât son prisonnier comme le plus abominable criminel.

« Ça ne va donc pas comme vous voulez, camarade ? demanda, en mettant dans sa voix quelque désir de réconfort, ce fonctionnaire blasé cependant par profession sur le spectacle des misères humaines.

Il aurait parlé à un sourd, que le résultat eût été le même.

—    Allons ! reprit le compatissant gardien, il faut se faire une raison. Mr Izar Rona n’est pas un mauvais diable, et tout s’arrangera peut-être mieux que vous ne pensez… En attendant, je vais vous laisser ça… Il est question de votre pays là-dedans. Ça vous distraira. »

Le prisonnier garda son immobilité. Il n’avait pas entendu.

Il n’entendit pas davantage les verrous poussés à l’extérieur et pas davantage il ne vit le journal que le gardien, trahissant ainsi sans penser à mal le secret rigoureux auquel était astreint son prisonnier, déposait sur la table en s’en allant.

Les heures coulèrent. Le jour s’acheva, puis la nuit, et ce fut une nouvelle aurore. Ecroulé sur sa chaise, Serge Ladko n’avait pas conscience de la fuite du temps.

Cependant, quand le jour grandissant vint frapper son visage, il parut sortir de cet accablement. Il ouvrit les yeux, et son regard vague erra par la cellule. La première chose qu’il aperçut alors, ce fut le journal laissé la veille par le pitoyable gardien.

Tel que celui-ci l’y avait placé, ce journal s’étalait toujours sur la table, découvrant une manchette imprimée en grasses capitales au-dessous du titre. « Les massacres de Bulgarie », annonçait cette manchette, sur laquelle tomba le premier regard de Serge Ladko. Il tressaillit et s’empara fébrilement du journal. Son intelligence réveillée revenait à flots. Ses yeux fulguraient, tandis qu’il poursuivait sa lecture.

Les événements qu’il apprenait ainsi étaient, au même instant, commentés dans l’Europe entière, et y soulevaient une clameur générale de réprobation. Depuis, ils sont entrés dans l’histoire, dont ils ne forment pas la page la plus glorieuse.

Ainsi qu’il a été rappelé au début de ce récit, toute la région balkanique était alors en ébullition. Dès l’été de 1875, l’Herzégovine s’était révoltée, et les troupes ottomanes envoyées contre elle n’avaient pu la réduire. En mai 1876, la Bulgarie s’étant soulevée à son tour, la Porte répondit à l’insurrection en concentrant une nombreuse armée dans un vaste triangle ayant pour sommets Roustchouk, Widdin et Sofia. Enfin, le 1er et le 2 juillet de cette année 1876, la Serbie et le Monténégro, entrant en scène à leur tour, avaient déclaré la guerre à la Turquie. Les Serbes, commandés par le général russe Tchernaief, après avoir tout d’abord remporté quelques succès, avaient dû battre en retraite en deçà de leur frontière, et le 1er septembre le prince Milan s’était vu contraint de demander un armistice de dix jours, pendant lequel il sollicita, des puissances chrétiennes, une intervention que celles-ci furent malheureusement trop longues à lui accorder.

« Alors, » dit Mr Édouard Driault, dans son Histoire de la Question d’Orient, « se produisit le plus affreux épisode de ces luttes; il rappelle les massacres de Chio au temps de l’insurrection grecque. Ce furent les massacres de Bulgarie. La Porte, au milieu de la guerre contre la Serbie et le Monténégro, craignait que l’insurrection bulgare, sur les derrières de l’armée, ne compromît ses opérations. Le gouverneur de la Bulgarie, Chefkat-Pacha, reçut-il l’ordre d’écraser l’insurrection sans regarder aux moyens ? Cela est vraisemblable. Des bandes de Bachi-Bouzouks et de Circassiens appelées d’Asie furent lâchées sur la Bulgarie, et en quelques jours elle fut mise à feu et à sang. Ils assouvirent à l’aise leurs sauvages passions, brûlèrent les villages, massacrèrent les hommes au milieu des tortures les plus raffinées, éventrèrent les femmes, coupèrent en morceaux les enfants. Il y eut environ vingt-cinq à trente mille victimes… »

Tandis qu’il lisait, des gouttes de sueur perlaient sur le visage de Serge Ladko. Natcha !. Qu’était devenue Natcha, au milieu de cet effroyable bouleversement ?. Vivait-elle encore ? Était-elle morte, au contraire, et son cadavre éventré, coupé en morceaux, de même que celui de tant d’autres innocentes victimes, traînait-il dans la boue, dans la fange, dans le sang, écrasé sous le pied des chevaux ?

Serge Ladko s’était levé, et, pareil à une bête fauve mise en cage, courait furieusement autour de la cellule, comme s’il eût cherché une issue pour voler au secours de Natcha.

Cet accès de désespoir fut de courte durée. Revenu bientôt à la raison, il se contraignit au calme, d’un énergique effort, et, avec un cerveau lucide, chercha les moyens de reconquérir sa liberté.

Aller trouver le juge, lui avouer sans détour la vérité, implorer au besoin sa pitié ?. Mauvais moyen. Quelle chance avait-il d’obtenir la confiance d’un esprit prévenu, après avoir si longtemps persévéré dans le mensonge ? Etait-il en son pouvoir de détruire d’un seul mot la suspicion attachée à son nom de Ladko, de ruiner en un instant les présomptions qui l’accablaient ? Non. Une enquête serait à tout le moins nécessaire, et une enquête exigerait des semaines, sinon des mois.

Il fallait donc fuir.

Pour la première fois depuis qu’il y était entré, Serge Ladko examina sa cellule. Ce fut vite fait. Quatre murs percés de deux ouvertures : la porte d’un coté, la fenêtre de l’autre. Derrière trois de ces murs, d’autres cachots, d’autres prisons; derrière la fenêtre seulement, l’espace et la liberté.

L’enseuillement de cette fenêtre, dont le linteau atteignait le plafond, dépassait un mètre cinquante, et sa partie inférieure, ce qu’on eût nommé l’appui pour une ouverture ordinaire, était inaccessible, une rangée de gros barreaux scellés dans l’épaisseur du cadre en interdisant l’approche. D’ailleurs, cette difficulté vaincue, il en serait resté une autre. Au dehors, une sorte de hotte, dont les côtés venaient s’appliquer de part et d’autre de la fenêtre, arrêtait tout regard vers l’extérieur et ne laissait de visible qu’un étroit rectangle de ciel. Non pas même pour fuir, mais pour être seulement en état d’en chercher le moyen, il fallait donc tout d’abord forcer l’obstacle de la grille, puis se hisser à force de bras au sommet de cette hotte, de manière à pouvoir reconnaître les alentours.

A en juger par les escaliers descendus lors des convocations de Mr Izar Rona, Serge Ladko s’estimait enfermé au quatrième étage de la prison. Douze à quatorze mètres à tout le moins devaient donc le séparer du sol. Serait-il possible de les franchir ? Impatient d’être renseigné à cet égard, il résolut de se mettre à l’œuvre sur-le-champ.

Au préalable, cependant, il convenait de se procurer un instrument de travail. On lui avait tout pris, quand on l’avait écroué, et, dans son cachot, rien ne pouvait être d’aucun secours. Une table, une chaise et une couchette, représentée par une maigre paillasse recouvrant une voûte en maçonnerie, c’était là tout son mobilier.

Serge Ladko cherchait en vain depuis longtemps, quand, en visitant pour la centième fois ses vêtements, sa main rencontra enfin un corps dur. Pas plus que ses geôliers eux-mêmes, il n’avait pensé jusqu’ici à cette chose insignifiante qu’est une boucle de pantalon. Quelle importance n’acquérait pas maintenant cette chose insignifiante, seul objet métallique qui fût en sa possession !

Ayant détaché cette boucle, Serge Ladko, sans perdre une minute, attaqua la muraille au pied de l’un des barreaux, et la pierre, obstinément griffée par les ardillons d’acier, commença à tomber en poussière sur le sol. Ce travail, déjà lent et pénible par lui-même, était encore compliqué par la surveillance incessante à laquelle était soumis le prisonnier. Une heure ne s’écoulait pas, sans qu’un gardien vînt mettre l’œil au guichet de la porte. De là, nécessité d’avoir toujours l’oreille tendue vers les bruits extérieurs, et, au moindre signe de danger, d’interrompre le travail en faisant disparaître toute trace suspecte.

Dans ce but, Serge Ladko utilisait son pain. Ce pain, malaxé avec la poussière qui tombait de la muraille, prit d’une manière assez satisfaisante la couleur de la pierre et devint un véritable mastic, à l’aide duquel le trou fut dissimulé à mesure qu’il était creusé. Quant au surplus des débris produits par le grattage, il le cachait sous la voûte de son lit.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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