Jules Verne | |
Page: .34./.46. Jules VerneLe pilote du DanubeTout cela était de l’hébreu pour le malheureux pilote. S’il avait disparu, c’était bien malgré lui. Depuis cette nuit du 28 au 29 août, n’avait-il pas été constamment prisonnier ? Dans ces conditions, quoi de surprenant à ce qu’il eût disparu ? L’étonnant, au contraire, c’est qu’il se trouvât quelqu’un pour prétendre l’avoir aperçu. Cette erreur du moins serait facile à dissiper. Il suffirait de raconter sincèrement l’aventure incompréhensible dont il avait été victime. La justice serait peut-être plus clairvoyante et peut-être arriverait-elle à débrouiller les fils de cet imbroglio. Bien décidé à faire ce récit, Serge Ladko attendait impatiemment que Mr Rona lui permit de placer un mot. Mais le juge était lancé à toute vapeur. Il se promenait maintenant de long en large dans son cabinet, en jetant au visage de son prisonnier un flot d’arguments qu’il jugeait triomphants. — Si vous n’êtes pas Ladko, continuait-il avec une véhémence croissante, comment se fait-il que, succédant au pillage de la villa du comte Hagueneau, pillage accompli, par un malheureux hasard, précisément au moment où vous aviez quitté votre barge, un vol, oh ! un vol simple, celui-ci ! ait été commis à Szuszek dans la nuit du 5 au 6 septembre, nuit que vous avez dû nécessairement passer en face de ce village ? Si vous n’êtes pas Ladko, enfin, que faisait dans votre barge ce portrait adressé à son mari par votre femme, Natcha Ladko ? Mr Rona avait touché juste, cette fois, et le dernier argument était en effet triomphant. Le pilote, anéanti, avait baissé la tête et de grosses gouttes de sueur ruisselaient de son visage. Cependant le juge poursuivait d’une voix plus haute : — Si vous n’êtes pas Ladko, pourquoi ce portrait a-t-il été supprimé du jour où vous vous êtes senti menacé ? Il était dans votre coffre, ce portrait; je précise, dans votre coffre de tribord. Il n’y est plus. Sa présence vous accusait; sa disparition vous condamne. Qu’avez-vous à répondre ? — Rien, murmura Ladko d’une voix sourde. Je ne comprends rien à ce qui m’arrive. — Vous comprendrez à merveille si vous voulez vous en donner la peine. Pour le moment, nous allons interrompre cet intéressant entretien. On va vous reconduire dans votre cellule, où vous aurez tout le temps de vous livrer à vos réflexions. Récapitulons, en attendant, l’interrogatoire d’aujourd’hui. Vous prétendez : Pour regagner sa prison, Serge Ladko dut passer de nouveau au milieu de la foule et en subir encore les vociférations hostiles. La colère populaire semblait s’être accrue pendant la durée de l’interrogatoire et la police eut quelque peine à protéger le prisonnier. Au premier rang de cette foule hurlante, figurait Ivan Striga. Celui-ci dévora des yeux l’individu qui prenait sa place avec tant de complaisance. Le pilote passa à deux mètres de lui et il put le voir tout à son aise. Mais il ne reconnut pas cet homme imberbe, aux cheveux bruns, dont le visage était orné d’une superbe paire de lunettes noires, et ses perplexités n’en furent pas atténuées. Striga s’éloigna tout songeur avec le reste de la foule quand furent refermées les portes de la prison. Décidément, il ne connaissait pas l’homme arrêté. Ce n’était, en tous cas, ni Dragoch, ni Ladko. Dès lors, qu’il s’agît d’Ilia Brusch ou de tout autre, que lui importait ? Quelle que fût la personnalité de l’accusé, l’essentiel était qu’il absorbât l’attention de la justice, et Striga n’avait plus de raison de s’attarder à Semlin. C’est pourquoi il se résolut à partir dès le lendemain peur regagner son chaland. Mais, à son réveil, la lecture des journaux le fit changer d’avis. Cette affaire Ladko étant menée dans le secret le plus rigoureux, c’était une raison péremptoire pour que la Presse s’ingéniât à percer, le mystère. Elle y avait réussi. Ample était sa moisson d’informations. Les journaux relataient, en effet, assez exactement le premier interrogatoire, en faisant suivre leur récit de commentaires qui n’étaient pas précisément favorables à l’accusé. En général, ils s’étonnaient de l’obstination avec laquelle celui-ci soutenait être un simple pêcheur, du nom d’Ilia Brusch, habitant seul la petite ville de Szalka. Quel intérêt pouvait-il avoir à soutenir un pareil système, dont la fragilité était évidente ? Déjà, d’après eux, le juge d’instruction, Mr Izar Rona, avait envoyé à Gran une commission rogatoire. D’ici très peu de jours, un magistrat se transporterait donc à Szalka et se livrerait à une enquête qui aurait comme résultat de ruiner les allégations du prévenu. On chercherait cet Ilia Brusch, et on le trouverait … s’il existait, ce qui, en somme, était fort douteux. Cette nouvelle modifia les projets de Striga. Tandis qu’il poursuivait sa lecture, une idée singulière lui était venue, et l’idée prit corps, quand il eut achevé de lire. Certes, il était très bon que la justice tînt un innocent. Mais il serait meilleur encore qu’elle le gardât. Pour cela, que fallait-il ? Lui fournir un Ilia Brusch en chair et en os, ce qui convaincrait ipso facto d’imposture le véritable Ilia Brusch qu’on retenait prisonnier à Semlin. Cette charge s’ajouterait à celles qu’on possédait déjà forcément contre lui, puisqu’on l’avait arrêté, et suffirait peut-être à motiver sa condamnation définitive, au grand profit du vrai coupable. Sans plus attendre, Striga quitta la ville. Seulement, au lieu de regagner son chaland, il lui tournait le dos. Emporté par une rapide voiture, il allait rejoindre la ligne ferrée qui l’emmènerait à toute vapeur vers Budapest et vers le Nord. Pendant ce temps, Serge Ladko, gardant son immobilité coutumière, comptait tristement les heures. De sa première entrevue avec le juge, il était revenu effrayé de la gravité des présomptions qui pesaient sur lui. Certes, il réussirait fatalement avec le temps à faire triompher son innocence. Mais il lui faudrait sans doute s’armer de patience, car il ne pouvait méconnaître que les apparences fussent contre lui et que la justice n’eût bâti avec logique son échafaudage d’hypothèses. Toutefois, il y a loin entre de simples soupçons et des preuves formelles. Or, des preuves, on n’arriverait jamais, et pour cause, à en réunir contre lui. Le seul témoin qu’il eût à craindre, et encore uniquement en ce qui concernait le secret de son nom, c’était le juif Simon Klein. Mais Simon Klein, qui avait son point d’honneur professionnel, ne consentirait vraisemblablement jamais à le reconnaître. D’ailleurs, aurait-on même besoin de le mettre en présence de son ancien correspondant de Vienne ? Le juge n’avait-il pas déclaré qu’il allait se renseigner à Szalka ? Ces renseignements ne pouvant manquer d’être excellents, la mise en liberté du prisonnier en résulterait évidemment. Plusieurs jours s’écoulèrent, durant lesquels Serge Ladko ressassa ces pensées avec une fébrilité croissante. Szalka n’était pas si loin, et il ne fallait pas si longtemps pour se renseigner. On était au septième jour, depuis son premier interrogatoire, quand il fut introduit, de nouveau dans le cabinet de Mr Rona. Le juge était à son bureau et paraissait fort occupé. Pendant dix minutes, il laissa le pilote attendre debout, comme s’il eût ignoré sa présence. « Nous avons la réponse de Szalka, dit-il enfin d’une voix détachée, sans même relever les yeux sur le prisonnier qu’il surveillait sournoisement à travers ses cils baissés. — Ah !. fît Serge Ladko avec satisfaction. — Vous aviez raison, continuait cependant Mr Rona. Il existe bien à Szalka un nommé Ilia Brusch, qui jouit de la meilleure réputation. — Ah !. fit pour la seconde fois le pilote, qui voyait déjà ouverte la porte de sa prison. Le juge, se faisant plus étranger et plus indifférent encore, murmura sans paraître y attacher la moindre importance : — Le commissaire de police de Gran, chargé de l’enquête, a eu la bonne fortune de lui parler à lui-même. — A lui-même ? répéta Serge Ladko qui ne comprenait pas. — A lui-même, affirma le juge. Serge Ladko croyait rêver. Comment un autre Ilia Brusch avait-il pu être trouvé à Szalka ? — Ce n’est pas possible, Monsieur, balbutia-t-il. Il y a erreur. — Jugez-en vous-même, répliqua le juge. Voici le rapport du commissaire de police de Gran. Il en résulte que ce magistrat, déférant à la commission rogatoire que je lui ai adressée, s’est transporté le 14 septembre à Szalka et qu’il s’est rendu dans une maison sise au coin du chemin de halage et de la route de Budapest… C’est bien l’adresse que vous avez donnée, je pense ? demanda le juge en s’interrompant. — Oui, Monsieur, répondit Serge Ladko d’un air égaré. — … et de la route de Budapest, reprit Mr Rona; qu’il a été reçu dans la dite maison, par le sieur Ilia Brusch en personne, lequel a déclaré n’être que tout récemment revenu d’une assez longue absence. Le commissaire ajoute que les renseignements qu’il a pu recueillir sur le sieur Ilia Brusch tendent à établir sa parfaite honorabilité, et qu’aucun autre habitant de Szalka ne porte ce nom… Avez-vous quelque chose à dire ? Ne vous gênez pas, je vous prie. — Non, Monsieur, balbutia Serge Ladko qui se sentait devenir fou. — Voilà donc un premier point élucidé, » conclut avec satisfaction Mr Rona, qui regardait son prisonnier comme le chat doit regarder une souris. Un roman de Jules VerneLe pilote du DanubePage: .34./.46. |