Le pilote du Danube

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Les soupçons conçus par Karl Dragoch et que la découverte du portrait était venue confirmer, ces soupçons n’étaient point entièrement erronés, il est temps de le dire au lecteur pour l’intelligence de ce récit. Sur un point, tout au moins, Karl Dragoch avait justement raisonné. Oui, Ilia Brusch et Serge Ladko n’étaient qu’un seul et même homme.

Mais Dragoch se trompait gravement au contraire quand il attribuait à son compagnon de voyage la série de vols et de meurtres qui, depuis tant de mois, désolaient la région du Danube, et en particulier le dernier attentat, le pillage de la villa du comte Hagueneau et l’assassinat du gardien Christian. Ladko, d’ailleurs, ne se doutait guère que son passager eût de pareilles pensées. Tout ce qu’il savait, c’est que son nom servait à désigner un criminel fameux, et il était incapable de comprendre comment une telle confusion avait pu se produire.

Atterré tout d’abord en se découvrant un si redoutable homonyme, qui, pour comble de malheur, se trouvait être en même temps son compatriote, il s’était ressaisi après ce moment d’effroi instinctif. Que lui importait en somme un malfaiteur avec lequel il n’avait de commun que le nom ? Un innocent n’a rien à craindre. Et, innocent de tous ces crimes, il l’était assurément.

C’est donc sans inquiétude que Serge Ladko — on lui conservera désormais son véritable nom — s’était absenté la nuit précédente, afin de se rendre à Szalka ainsi qu’il l’avait annoncé. C’est dans cette petite ville, en effet, que, dissimulé sous le nom d’Ilia Brusch, il avait fixé sa résidence, après son départ de Roustchouk, et c’est là que, pendant de trop longues semaines, il avait attendu des nouvelles de sa chère Natcha.

L’attente, ainsi qu’on le sait déjà, avait fini par lui devenir intolérable, et il se torturait l’esprit à rechercher un moyen de pénétrer incognito en Bulgarie, quand le hasard lui fit tomber sous les yeux un numéro du Pester Lloyd dans lequel était annoncé à grand fracas le concours de pêche de Sigmaringen. C’est on lisant l’article consacré à ce concours que l’exilé, aussi habile pêcheur, on ne l’a peut-être pas oublié, que pilote réputé, conçut l’idée d’un plan d’action dont la bizarrerie assurerait peut-être le succès.

Sous le nom d’Ilia Brusch, le seul qu’il eût jamais porté à Szalka, il s’enrôlerait dans la Ligue Danubienne, il participerait au concours de Sigmaringen et, grâce à, sa virtuosité de pêcheur, il y remporterait le premier prix. Après avoir ainsi donné à son nom d’emprunt un commencement de notoriété, il annoncerait avec le plus de bruit possible, et en engageant même des paris, si faire se pouvait, son intention de descendre le Danube, la ligne à la main, depuis la source jusqu’à l’embouchure. Nul doute que ce projet ne mît en révolution le monde spécial des pêcheurs à la ligne et ne valût à son auteur quelque réputation dans le reste du public.

Nanti dès lors d’un état civil hors de discussion, car on accorde, d’ordinaire, une confiance aveugle aux gens en vedette, Serge Ladko descendrait en effet le Danube. Bien entendu, il activerait de son mieux la marche de son bateau et ne perdrait à pêcher que le minimum de temps nécessaire à la vraisemblance. Toutefois, il ferait assez parler de lui le long du parcours pour ne pas se laisser oublier et pour être en état de débarquer ouvertement à Roustchouk sous la protection d’une notoriété bien établie.

Pour que cet unique but de son entreprise fût heureusement atteint, il fallait que nul ne soupçonnât son véritable nom, et que personne ne pût reconnaître, dans les traits du pêcheur Ilia Brusch, ceux du pilote Serge Ladko.

La première condition était facile à réaliser. Il suffirait, une fois transformé en lauréat de la Ligue Danubienne, de jouer ce rôle sans défaillance. Serge Ladko se jura donc à lui-même d’être Ilia Brusch envers et contre tous, quels que fussent les incidents du voyage. Il était a supposer, d’ailleurs, que ce voyage s’accomplirait lentement, mais sûrement, et qu’aucun incident ne viendrait rendre le serment difficile à tenir.

Satisfaire à la deuxième condition était plus simple encore. Un coup de rasoir qui supprimerait la barbe, une application de teinture qui changerait la couleur des cheveux, de larges lunettes noires qui cacheraient celle des yeux, il n’en fallait pas davantage. Serge Ladko procéda à ce déguisement sommaire dans la nuit qui précéda son départ, puis se mit en route avant l’aube, assuré d’être méconnaissable pour tout regard non prévenu.

A Sigmaringen, les événements s’étaient réalisés conformément, à ses prévisions. Lauréat en vue du concours, l’annonce de son projet avait été favorablement commentée par la Presse des régions riveraines. Devenu ainsi un personnage assez notoire pour que son identité ne pût être raisonnablement suspectée, assuré, d’autre part, de trouver du secours, le cas échéant, près de ses collègues de la Ligue Danubienne disséminés le long du fleuve, Serge Ladko s’était abandonné au courant.

A Ulm, il avait eu une première désillusion, en constatant que sa célébrité relative ne le mettait pas à l’abri des foudres de l’administration. Aussi avait-il été trop heureux d’accepter un passager possédant des papiers bien en règle et dont la police semblait priser l’honorabilité. Certes, quand on serait à Roustchouk et que la prétendue gageure serait abandonnée par son auteur, la présence d’un étranger pourrait présenter des inconvénients. Mais, alors, on s’expliquerait, et jusque-là elle augmenterait les probabilités de succès d’un voyage que Serge Ladko avait le plus passionné désir de mener à bonne fin.

Apprendre qu’il portait le même nom qu’un redoutable bandit et que ce bandit était Bulgare avait fait éprouver à Serge Ladko sa seconde émotion désagréable. Quelle que fût son innocence, et par conséquent sa sécurité, il ne pouvait méconnaître qu’une telle homonymie était de nature à provoquer les plus regrettables erreurs ou même les plus graves complications.

Que le nom qu’il dissimulait sous celui d’Ilia Brusch vînt à être connu, et non seulement son débarquement à Roustchouk s’en trouverait compromis, mais encore il était à craindre qu’il n’en résultât de longs retards.

Contre ces dangers, Serge Ladko ne pouvait rien. D’ailleurs, s’ils étaient sérieux, il convenait de ne pas les exagérer. En réalité, il était peu croyable que la police accordât, sans raison particulière, son attention à un inoffensif pêcheur à la ligne, et surtout à un pêcheur protégé par les lauriers cueillis au concours de Sigmaringen.

Venu à Szalka après le coucher du soleil et reparti bien avant le jour sans être vu de personne, Serge Ladko n’avait fait que passer dans sa maison, juste le temps de constater qu’aucune nouvelle de Natcha ne l’y attendait. La persistance d’un tel silence avait véritablement quelque chose d’affolant. Pourquoi la jeune femme n’écrivait-elle plus depuis deux mois ? Que lui était-il arrivé ? Les périodes de troubles publics sont fécondes en malheurs privés, et le pilote se demandait avec angoisse si, en admettant qu’il débarquât heureusement à Roustchouk, il n’y débarquerait pas trop tard.

Cette pensée, qui lui brisait le cœur, décuplait en même temps la puissance de ses muscles. C’est elle qui lui avait donné, au départ de Gran, la force de résister à la tempête et de lutter victorieusement contre le vent déchaîné. C’est elle qui lui faisait hâter le pas, tandis qu’il revenait vers la barge, muni du cordial destiné à Mr Jaeger.

Sa surprise fut grande de n’y pas trouver le passager qu il avait quitté si mal en point, et le petit mot d’avertissement écrit par celui-ci ne la diminua pas. Quel motif si impérieux avait pu décider Mr Jaeger à s’éloigner malgré son état de faiblesse ? Comment pouvait-il se faire qu’un bourgeois de Vienne eût des affaires si pressantes en rase campagne, loin de tout centre habité ? Il y avait là un problème dont les réflexions du pilote ne rendirent pas la solution plus prochaine.

Quelle qu’en fût la cause, l’absence de Mr Jaeger avait, en tous cas, le grave inconvénient d’allonger encore un voyage déjà trop long. Sans cet incident inattendu, la barge aurait vite gagné le milieu du fleuve, et, avant le soir, beaucoup de kilomètres eussent été ajoutés aux kilomètres laissés jusqu’ici dans son sillage.

La tentation était bien forte de tenir pour nulle et non avenue la prière de Mr Jaeger, de pousser au large, et de continuer sans perdre une minute un voyage dont le but attirait Serge Ladko comme l’aimant attire le fer.

Le pilote se résigna pourtant à l’attente.

Il avait des obligations à l’égard de son passager, et, tout bien considéré, mieux valait perdre une journée et ne fournir aucun prétexte à des contestations ultérieures.

Pour utiliser la fin de cette journée plus qu’à demi écoulée déjà, le travail heureusement ne manquerait pas. Elle suffirait à peine à remettre de l’ordre dans la barge et à réparer quelques petits dégâts causés par la tempête.

Serge Ladko s’occupa tout d’abord de ranger les coffres dont il avait bouleversé le contenu pendant ses infructueuses recherches de la matinée. Cela ne lui aurait pas demandé beaucoup de temps, si, en achevant le rangement du dernier, son regard ne fût tombé sur ce même portefeuille qui avait précédemment sollicité l’attention de Karl Dragoch. Ce portefeuille, le pilote l’ouvrit comme l’avait ouvert le policier, et, comme celui-ci, mais agité de sentiments tout autres, il en retira le portrait que Natcha lui avait remis à l’instant de leur séparation, avec une dédicace pleine de tendresse.

Un long moment, Serge Ladko contempla ce visage adorable. Natcha !. C’était bien elle !. C’étaient bien ses traits chéris, ses yeux si purs, ses lèvres entrouvertes comme si elles allaient parler !.

Avec un soupir, il replaça enfin la chère image dans le portefeuille et le portefeuille dans le coffre, qu’il referma avec soin et dont il mit la clef dans sa poche, puis il sortit du tôt pour vaquer à d’autres travaux.

Mais il n’avait plus de cœur à l’ouvrage. Bientôt ses mains demeurèrent inactives, et, assis sur l’un des bancs, le dos tourné à la rive, il laissa son regard errer sur le fleuve. Sa pensée s’envola vers Roustchouk. Il vit sa femme, sa maison riante et pleine de chansons… Certes, il ne regrettait rien. Sacrifier son propre bonheur à la patrie, il le referait si c’était à refaire… Quelle douleur pourtant qu’un si cruel sacrifice eût été à ce point inutile ! La révolte éclatant prématurément et écrasée sans recours, combien d’années encore la Bulgarie gémirait-elle sous le joug des oppresseurs ? Lui-même pourrait-il franchir la frontière, et, s’il y parvenait, retrouverait-il celle qu’il aimait ? Les Turcs ne s’étaient-ils pas emparés, comme d’un otage, de la femme d’un de leurs adversaires les plus déterminés ? S’il en était ainsi, qu’avaient-ils fait de Natcha ?

Hélas ! cet humble drame intime disparaissait dans la convulsion qui secouait la région balkanique. Combien peu comptait cette misère de deux êtres, au milieu de la détresse publique ? Toute la péninsule était parcourue à cette heure par des hordes féroces. Partout le galop sauvage des chevaux faisait trembler la terre, et dans les plus pauvres villages avaient passé la dévastation et la guerre.

Contre le colosse turc, deux pygmées : la Serbie et le Monténégro. Ces David réussiraient-ils à vaincre Goliath ? Ladko comprenait à quel point la bataille était inégale, et, tout pensif, il plaçait son espoir dans le père de tous les Slaves, le grand Tzar de Russie, qui, un jour peut-être, daignerait étendre sa main puissante au-dessus de ses fils opprimés.

Un roman de Jules Verne

Le pilote du Danube

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