Jules Verne

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Jules Verne

Le pilote du Danube

Striga s’éloigna vers l’avant. A en juger par l’expression réfléchie de son visage, il lui restait un souci. Que le mari s’offrit à conduire précisément le chaland dans lequel sa femme était retenue prisonnière, cette coïncidence était tout de même par trop extraordinaire. Certes, rien ne pouvant empêcher que Serge Ladko ne fût seul à bord contre six hommes déterminés, Striga eût sagement fait en ne cherchant pas plus loin. Mais il se tenait en vain ce raisonnement irréfutable. C’était pour lui un besoin de savoir si la disparition de Natcha était connue du principal intéressé. Sa curiosité surexcitée ne lui laissa pas de cesse qu’il n’y eût cédé.

« Avez-vous reçu des nouvelles de Roustchouk depuis que vous l’avez quitté ? demanda-t-il en revenant vers le pilote qui continuait paisiblement son repas.

—    Jamais, répondit celui-ci.

—    Ce silence ne vous a pas surpris ?

—    Pourquoi m’aurait-il surpris ? demanda Serge Ladko en fixant son interlocuteur.

Quelle que fût son audace, celui-ci se sentit gêné sous ce ferme regard.

—    Je croyais, balbutia-t-il, que vous y aviez laissé votre femme.

—    Et moi je crois, répliqua froidement Serge Ladko, qu’un autre sujet de conversation serait préférable entre nous. »

Striga se le tint pour dit.

Quelques minutes après midi, le pilote donna l’ordre de lever l’ancre, puis, la voile hissée et bordée, il prit lui-même la barre. A ce moment Striga s’approcha de lui.

« Je dois vous prévenir, lui dit-il, que le chaland a besoin de fond.

—    Il est sur lest, objecta Serge Ladko. Deux pieds d’eau doivent suffire.

—    Il en faut sept, affirma Striga.

—    Sept ! s’écria le pilote, pour qui ce seul mot était une révélation.

Voilà donc pourquoi la bande du Danube avait échappé jusqu’ici à toutes les poursuites ! Son bateau était habilement truqué. Ce qu’on en apercevait hors de l’eau n’était qu’une trompeuse apparence. Le véritable chaland était sous-marin, et c’est dans cette cachette qu’était déposé le produit de ses rapines. Cachette qui pouvait, au besoin, Serge Ladko le savait par expérience, se transformer en inviolable cachot.

—    Sept, avait répété Striga en réponse. à l’exclamation du pilote.

—    C’est bien, » dit celui-ci sans faire d’autre observation.

Pendant les premiers moments qui suivirent le départ, Striga, qui conservait malgré tout un reste d’inquiétude, ne se départit pas d’une surveillance rigoureuse. Mais l’attitude de Serge Ladko était de nature à le rassurer. Très appliqué à ses fonctions, il ne nourrissait visiblement aucun mauvais dessein et prouvait que sa réputation d’habileté était amplement justifiée. Sous sa main, le chaland évoluait docilement entre les bancs invisibles et suivait avec une précision mathématique les sinuosités de la passe.

Peu à peu, les dernières craintes du pirate s’évanouirent. La navigation se poursuivait sans incident. Bientôt on atteindrait la mer.

Il était quatre heures quand on l’aperçut. Après un dernier coude du fleuve, le ciel et l’eau se rejoignirent à l’horizon.

Striga interpella le pilote.

« Nous voici parés, je pense ? dit-il. Ne pourrait-on rendre la barre au timonier habituel ?

—    Pas encore, répondit Serge Ladko. Le plus difficile n’est pas fait. »

A mesure qu’on gagnait vers l’embouchure, un champ plus vaste était offert à la vue. Placé au sommet mouvant de cet angle dont les branches s’ouvraient peu à peu, Striga tenait son regard obstinément dirigé vers la mer. Tout à coup, il saisit une longue-vue, la braqua sur un petit vapeur de quatre à cinq cents tonneaux qui doublait la pointe Nord, puis, après un bref examen, donna l’ordre de hisser un pavillon en tête de mât. On répondit aussitôt par un signal pareil à bord du vapeur, qui, venant sur tribord, commença à se rapprocher de l’estuaire.

A ce moment, Serge Ladko ayant poussé la barre toute à bâbord, le chaland abattit sur tribord, et, coupant obliquement le courant, prit son erre vers le Sud-Est, comme pour aborder la rive droite.

Striga étonné, regarda le pilote dont l’impassibilité le rassura. Un dernier banc de sable obligeait sans doute les bateaux à suivre cette route capricieuse.

Striga ne se trompait pas. Oui, un banc de sable gisait en effet dans le lit du fleuve, mais non pas du côté de la mer, et c’est droit sur ce banc que Serge Ladko gouvernait d’une main ferme.

Soudain, il y eut un formidable craquement. Le chaland en fut ébranlé jusque dans ses fonds. Sous le choc, le mât vint en bas, cassé net au ras de l’emplanture, et la voile s’abattit en grand, recouvrant de ses larges plis les hommes qui se trouvaient à l’avant. Le chaland, irrémédiablement engravé, demeura immobile.

A bord, tout le monde avait été renversé, y compris Striga, qui se releva ivre de rage.

Son premier regard fut pour Serge Ladko. Le pilote ne paraissait pas ému de l’accident. Il avait lâché la barre, et, les mains enfoncées dans les poches de sa vareuse, il surveillait son ennemi, le regard attentif à ce qui allait suivre.

« Canaille ! » hurla Striga, qui, brandissant un revolver, courut vers l’arrière.

A la distance de trois pas, il tira.

Serge Ladko s’était baissé. La balle passa au-dessus de lui sans l’atteindre. Aussitôt redressé, il fut d’un bond sur son adversaire, que son couteau frappa au cœur. Ivan Striga s’écroula comme une masse.

Le drame s’était déroulé si rapidement, que les cinq hommes de l’équipage, embarrassés, d’ailleurs, dans les plis de la voile, n’avaient pas eu le temps d’intervenir. Mais quel hurlement ils poussèrent en voyant tomber leur chef !

Serge Ladko, s’élançant à l’avant du spardeck, se précipita à leur rencontre. De la, il dominait le pont, sur lequel les hommes accouraient en tumulte.

« Arrière ! cria-t-il, les deux mains armées de revolvers, dont l’un venait d’être arraché à Striga.

Les hommes s’arrêtèrent. Ils n’avaient point d’armes, et, pour s’en procurer, il leur fallait pénétrer dans le rouf, c’est-à-dire passer sous le feu de l’ennemi.

—    Un mot, camarades, reprit Serge Ladko sans quitter son attitude menaçante. J’ai là onze coups. C’est plus qu’il n’en faut pour vous descendre tous jusqu’au dernier. Je vous préviens que je tire, si vous ne reculez pas immédiatement vers l’avant.

L’équipage se consulta, indécis. Serge Ladko comprit que, s’ils se ruaient tous à la fois, il arriverait bien sans doute à en abattre quelques-uns, mais qu’il serait lui-même abattu par les autres.

—    Attention !… Je compte jusqu’à trois, annonça-t-il, sans leur laisser le temps de la réflexion. Un !…

Les hommes ne bougèrent pas.

—    Deux !… prononça le pilote.

Il y eut un mouvement dans le groupe. Trois hommes ébauchèrent une velléité d’attaque. Deux commencèrent à battre, en retraite.

—    Trois !… » dit Serge Ladko en pressant la détente.

Un homme tomba, l’épaule traversée d’une balle. Ses compagnons s’empressèrent de prendre la fuite.

Serge Ladko, sans quitter son poste d’observation, jeta un regard vers le vapeur qui avait obéi au signal de Striga. Le bâtiment était maintenant à moins d’un mille. Lorsqu’il serait bord à bord avec le chaland, lorsque son équipage se serait joint aux pirates, dont il était nécessairement plus ou moins complice, la situation deviendrait des plus graves.

Le steamer approchait toujours. Il n’était plus qu’à trois encablures, quand, évoluant brusquement sur tribord, il décrivit un grand cercle et s’éloigna vers la haute mer. Que signifiait cette manœuvre ? Avait-il donc été inquiété par quelque chose que Serge Ladko ne pouvait apercevoir ?

Celui-ci, le cœur battant, attendit. Quelques minutes s’écoulèrent, et un autre vapeur surgit hors de la pointe du Sud. Sa cheminée vomissait des torrents de fumée. Le cap droit sur le chaland, il arrivait à toute vitesse. Bientôt, Serge Ladko put reconnaître à l’avant une figure amie, celle de son passager, Mr Jaeger, celle du détective Karl Dragoch. Il était sauvé.

Un instant plus tard, le pont de la gabarre était envahi par la police, et son équipage se rendait, sans essayer une résistance inutile.

Pendant ce temps, Serge Ladko s’était précipité dans le rouf. L’une après l’autre, il en visita les cabines. Une seule porte était fermée. Il la renversa d’un coup d’épaule et s’arrêta sur le seuil, éperdu.

Natcha, reconquise, lui tendait les bras.

Un roman de Jules Verne

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