L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Le combat entre la flottille et la corvette avait duré plus de deux heures et demie. Du côté des assaillants, il fallait compter au moins cent cinquante hommes tués ou blessés, et presque autant de l’équipage de la Syphanta, sur deux cent cinquante. Ces chiffres disent avec quel acharnement on s’était battu de part et d’autre. Mais le nombre avait fini par l’emporter sur le courage. La victoire n’avait pas été au bon droit. Henry d’Albaret, ses officiers, ses matelots, ses passagers, étaient maintenant aux mains de l’impitoyable Sacratif.

Sacratif ou Starkos, c’était bien le même homme, en effet. Jusqu’alors, personne n’avait su que, sous ce nom, se cachait un Grec, un enfant du Magne, un traître, gagné à la cause des oppresseurs. Oui ! c’était Nicolas Starkos qui commandait cette flottille, dont les épouvantables excès avaient épouvanté ces mers ! C’était lui qui joignait à cet infâme métier de pirate un commerce plus infâme encore ! C’était lui qui vendait à des barbares, à des infidèles, ses compatriotes échappés à l’égorgement des Turcs ! Lui, Sacratif ! Et ce nom de guerre, ou plutôt ce nom de piraterie, c’était le nom du fils d’Andronika Starkos !

Sacratif — il faut l’appeler ainsi maintenant — Sacratif, depuis bien des années, avait établi le centre de ses opérations dans l’île de Scarpanto. Là, au fond des criques inconnues de la côte orientale, on eût trouvé les principales stations de sa flottille. Là, des compagnons, sans foi ni loi, qui lui obéissaient aveuglément, auxquels il pouvait tout demander en fait de violence et d’audace, formaient les équipages d’une vingtaine de bâtiments, dont le commandement lui appartenait sans conteste.

Après son départ de Corfou à bord de la Karysta, Sacratif avait directement fait voile pour Scarpanto. Son dessein était de reprendre ses campagnes dans l’Archipel, avec l’espoir de rencontrer la corvette, qu’il avait vue appareiller pour prendre la mer et dont il connaissait la destination. Cependant, tout en s’occupant de la Syphanta, il ne renonçait pas à retrouver Hadjine Elizundo et ses millions, pas plus qu’il ne renonçait à se venger d’Henry d’Albaret.

La flottille des pirates se mit donc à la recherche de la corvette; mais, bien que Sacratif eût entendu souvent parler d’elle et des représailles qu’elle avait infligées aux écumeurs du nord de l’Archipel, il ne parvint pas à tomber sur ses traces. Ce n’était point lui, comme on l’avait dit, qui commandait à ce combat de Lemnos, où le capitaine Stradena trouva la mort; mais c’était bien lui qui s’était enfui du port de Thasos sur la sacolève, à la faveur de la bataille que la corvette livrait en vue du port. Seulement, à cette époque, il ignorait encore que la Syphanta fût passée sous le commandement d’Henry d’Albaret, et il ne l’apprit que lorsqu’il le vit sur le marché de Scarpanto.

Sacratif, en quittant Thasos, était venu relâcher à Syra, et il n’avait quitté cette île que quarante-huit heures avant l’arrivée de la corvette. On ne s’était pas trompé en pensant que la sacolève avait dû faire voile pour la Crète. Là, dans le port de Grabouse attendait le brick qui devait ramener Sacratif à Scarpanto pour y préparer une nouvelle campagne. La corvette l’aperçut peu après qu’il eut quitté Grabouse et lui donna la chasse, sans pouvoir le rejoindre, tant sa marche était supérieure.

Sacratif, lui, avait bien reconnu la Syphanta. Courir sur elle, tenter de l’enlever à l’abordage, satisfaire sa haine en la détruisant, telle avait été sa pensée tout d’abord. Mais, réflexion faite, il se dit que mieux valait se laisser poursuivre le long du littoral de la Crète, entraîner la corvette jusqu’aux parages de Scarpanto, puis disparaître dans un de ces refuges que lui seul connaissait.

C’est ce qui fut fait, et le chef des pirates s’occupait à mettre sa flottille en mesure d’attaquer la Syphanta, lorsque les circonstances précipitèrent le dénouement de ce drame.

On sait ce qui s’était passé, on sait pourquoi Sacratif était venu au marché d’Arkassa, on sait comment, après avoir retrouvé Hadjine Elizundo parmi les prisonniers du batistan, il se vit en face d’Henry d’Albaret, le commandant de la corvette.

Sacratif, croyant qu’Hadjine Elizundo était toujours la riche héritière du banquier corfiote, avait voulu à tout prix en devenir le maître… L’intervention d’Henry d’Albaret fit échouer sa tentative.

Plus décidé que jamais à s’emparer d’Hadjine Elizundo, à se venger de son rival, à détruire la corvette, Sacratif entraîna Skopélo et revint à la côte ouest de l’île. Qu’Henry d’Albaret eût la pensée de quitter immédiatement Scarpanto afin de rapatrier les prisonniers, cela ne pouvait faire doute. La flottille avait donc été réunie presque au complet, et, dès le lendemain, elle reprenait la mer. Les circonstances ayant favorisé sa marche, la Syphanta était tombée en son pouvoir.

Lorsque Sacratif mit le pied sur le pont de la corvette, il était trois heures du soir. La brise commençait à fraîchir, ce qui permit aux autres navires de reprendre leur poste de manière à toujours conserver la Syphanta sous le feu de leurs canons. Quant aux deux bricks, attachés à ses flancs, ils durent attendre que leur chef fût disposé à s’y embarquer.

Mais, A ce moment, il n’y songeait pas, et une centaine de pirates restèrent avec lui à bord de la corvette.

Sacratif n’avait pas encore adressé la parole au commandant d’Albaret. Il s’était contenté d’échanger quelques paroles avec Skopélo qui fit conduire les prisonniers, officiers et matelots, vers les écoutilles. Là, on les réunit à ceux de leurs compagnons qui avaient été pris dans la batterie et dans l’entrepont; puis, tous furent contraints de descendre au fond de la cale, dont les panneaux se refermèrent sur eux. Quel sort leur réservait-on ? Sans doute, une mort horrible qui les anéantirait en détruisant la Syphanta !

Il ne restait plus alors sur la dunette qu’Henry d’Albaret et le capitaine Todros, désarmés, attachés, gardés à vue. Sacratif, entouré d’une douzaine de ses plus farouches pirates, fit un pas vers eux.

« Je ne savais pas, dit-il, que la Syphanta fût commandée par Henry d’Albaret ! Si je l’avais su, je n’aurais pas hésité à lui offrir le combat dans les mers de Crète, et il ne fût pas allé faire concurrence aux Pères de la Merci sur le marché de Scarpanto.

—    Si Nicolas Starkos nous eût attendus dans les mers de Crète, répondit le commandant d’Albaret, il serait déjà pendu à la vergue de misaine de la Syphanta !

—    Vraiment ? reprit Sacratif. Une justice expéditive et sommaire…

—    Oui !… la justice qui convient à un chef de pirates !

—    Prenez garde, Henry d’Albaret, s’écria Sacratif, prenez garde ! Votre vergue de misaine est encore au mât de la corvette, et je n’ai qu’à faire un signe…

—    Faites !

—    On ne pend pas un officier ! s’écria le capitaine Todros, on le fusille ! Cette mort infamante…

—    N’est-ce pas la seule que puisse donner un infâme ! » répondit Henry d’Albaret.

Sur ce dernier mot, Sacratif fit un geste dont les pirates ne savaient que trop la signification. C’était un arrêt de mort.

Cinq ou six hommes se jetèrent sur Henry d’Albaret, tandis que les autres retenaient le capitaine Todros qui essayait de briser ses liens.

Le commandant de la Syphanta fut entraîné vers l’avant, au milieu des plus abominables vociférations. Déjà un cartahu avait été envoyé de l’empointure de la vergue, et il ne s’en fallait plus que de quelques secondes que l’infâme exécution se fût accomplie sur la personne d’un officier français, lorsque Hadjine Elizundo parut sur le pont.

La jeune fille avait été amenée par ordre de Sacratif. Elle savait que le chef de ces pirates, c’était Nicolas Starkos. Mais ni son calme ni sa fierté ne devaient lui faire défaut.

Et d’abord, ses yeux cherchèrent Henry d’Albaret. Elle ignorait s’il avait survécu au milieu de son équipage décimé. Elle l’aperçut !… Il était vivant… vivant, au moment de subir le dernier supplice !

Hadjine Elizundo courut à lui en s’écriant :

« Henry !… Henry !… »

Les pirates allaient les séparer, lorsque Sacratif, qui se dirigeait vers l’avant de la corvette, s’arrêta à quelques pas d’Hadjine et d’Henry d’Albaret. Il les regarda tous deux avec une ironie cruelle.

« Voilà Hadjine Elizundo entre les mains de Nicolas Starkos ! dit-il en se croisant les bras. J’ai donc en mon pouvoir l’héritière du riche banquier de Corfou !

—    L’héritière du banquier de Corfou, mais non l’héritage ! » répondit froidement Hadjine. Cette distinction, Sacratif ne pouvait la comprendre. Aussi reprit-il en disant :

« J’aime à croire que la fiancée de Nicolas Starkos ne lui refusera pas sa main en le retrouvant sous le nom de Sacratif !

—    Moi ! s’écria Hadjine.

—    Vous ! répondit Sacratif avec plus d’ironie encore. Que vous soyez reconnaissante envers le généreux commandant de la Syphanta de ce qu’il a fait en vous rachetant, c’est bien. Mais ce qu’il a fait, j’ai tenté de le faire ! C’était pour vous, non pour ces prisonniers, dont je me soucie peu, oui ! pour vous seule, que je sacrifiais toute ma fortune ! Un instant de plus, belle Hadjine, et je devenais votre maître… ou plutôt votre esclave ! »

En parlant ainsi, Sacratif fit un pas en avant. La jeune fille se pressa plus étroitement contre Henry d’Albaret.

« Misérable ! s’écria-t-elle.

—    Eh oui ! bien misérable, Hadjine, répondit Sacratif. Aussi, est-ce sur vos millions que je compte pour m’arracher à la misère ! »

À ces mots, la jeune fille s’avança vers Sacratif :

« Nicolas Starkos, dit-elle d’une voix calme, Hadjine Elizundo n’a plus rien de la fortune que vous convoitiez ! Cette fortune, elle l’a dépensée à réparer le mal que son père avait fait pour l’acquérir ! Nicolas Starkos, Hadjine Elizundo est plus pauvre, maintenant, que le dernier de ces malheureux que la Syphanta ramenait à leur pays ! »

Jules Verne

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