L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

On sait que cette île fut une des premières à se soulever dès le début de la guerre, en 1821; mais les Turcs, après s’être enfermés dans la citadelle de Nègrepont, s’y maintinrent avec une résistance opiniâtre, en même temps qu’ils se retranchaient dans celle de Carystos. Puis, renforcés des troupes du pacha Joussouf, ils se répandirent à travers l’île et se livrèrent à leurs massacres habituels, jusqu’au moment où un chef grec, Diamantis, parvint à les arrêter en septembre 1823. Ayant attaqué les soldats ottomans par surprise, il en tua le plus grand nombre et obligea les fuyards à repasser le détroit pour se réfugier en Thessalie.

Mais en fin de compte, l’avantage resta aux Turcs, qui avaient le nombre pour eux. Après une vaine tentative du colonel Fabvier et du chef d’escadron Regnaud de Saint-Jean d’Angély, en 1826, ils demeurèrent définitivement maîtres de l’île entière.

Ils y étaient encore, au moment où la Syphanta passa en vue des côtes de Nègrepont. De son bord, Henry d’Albaret put revoir ce théâtre d’une sanglante lutte, à laquelle il avait pris personnellement part. On ne s’y battait plus alors, et, après la reconnaissance du nouveau royaume, l’île d’Eubée, avec ses soixante mille habitants, allait former une des naumachies de la Grèce.

Quelque danger qu’il y eût à faire la police de cette mer, presque sous les canons turcs, la corvette n’en continua pas moins sa croisière, et elle détruisit encore une vingtaine de navires pirates qui s’aventuraient jusque dans le groupe des Cyclades.

Cette expédition lui prit la plus grande partie de juin. Puis, elle descendit vers le sud-est. Dans les derniers jours du mois, elle se trouvait à la hauteur d’Andros, la première des Cyclades, située à l’extrémité de l’Eubée — île patriote, dont les habitants se soulevèrent, en même temps que ceux de Psara, contre la domination ottomane.

De là, le commandant d’Albaret, jugeant à propos de modifier sa direction, afin de se rapprocher des côtes du Péloponnèse, porta franchement dans le sud-ouest. Le 2 juillet, il avait connaissance de l’île de Zéa, l’ancienne Céos ou Cos, dominée par la haute cime du mont Élie.

La Syphanta relâcha, pendant quelques jours, dans le port de Zéa, un des meilleurs de ces parages. Là, Henry d’Albaret et ses officiers retrouvèrent plusieurs de ces courageux Zéotes, qui avaient été leurs compagnons d’armes, pendant les premières années de la guerre. Aussi l’accueil fait à la corvette fut-il des plus sympathiques. Mais, comme aucun pirate ne pouvait avoir eu la pensée de se réfugier dans les criques de l’île, la Syphanta ne tarda pas à reprendre le cours de sa croisière, en doublant, dès le 5 juillet, le cap Colonne, à la pointe sud-est de l’Attique.

Pendant la fin de la semaine, la navigation fut ralentie, faute de vent, à l’ouvert de ce golfe Égine, qui entaille si profondément la terre de Grèce jusqu’à l’isthme de Corinthe. Il fallut veiller avec une extrême attention. La Syphanta, presque toujours encalminée, ne pouvait gagner ni sur un bord ni sur l’autre. Or, dans ces mers mal fréquentées, si quelques centaines d’embarcations l’eussent accostée à l’aviron, elle aurait eu bien de la peine à se défendre. Aussi l’équipage se tint-il prêt à repousser toute attaque, et il eut raison.

On vit, en effet, s’approcher plusieurs canots dont les intentions ne pouvaient être douteuses; mais ils n’osèrent point braver de trop près les canons et les mousquets de la corvette.

Le 10 juillet, le vent recommença à souffler du nord — circonstance favorable pour la Syphanta, qui, après avoir passé presque en vue de la petite ville de Damala, eut rapidement doublé le cap Skyli, à la pointe extrême du golfe de Nauplie.

Le 11, elle paraissait devant Hydra, et, le surlendemain, devant Spetzia. Inutile d’insister sur la part que les habitants de ces deux îles prirent à la guerre de l’Indépendance. Au début, Hydriotes, Spetziotes et leurs voisins, les Ipsariotes, possédaient plus de trois cents navires de commerce. Après les avoir transformés en bâtiments de guerre, ils les lancèrent, non sans avantage, contre les flottes ottomanes. Là fut le berceau de ces familles Condouriotis, Tombasis, Miaoulis, Orlandos et tant d’autres de haute origine, qui payèrent de leur fortune d’abord, de leur sang ensuite, cette dette à la patrie. De là partirent ces redoutables brûlotiers qui devinrent bientôt la terreur des Turcs. Aussi, malgré des révoltes à l’intérieur, jamais ces deux îles ne furent-elles souillées par le pied des oppresseurs.

Au moment où Henry d’Albaret les visita, elles commençaient à se retirer d’une lutte, déjà bien amoindrie de part et d’autre. L’heure n’était plus loin, à laquelle elles allaient se réunir au nouveau royaume, en formant deux éparchies du département de la Corinthie et de l’Argolide.

Le 20 juillet, la corvette relâcha au port d’Hermopolis, dans l’île de Syra, cette patrie du fidèle Eumée, si poétiquement chantée par Homère. À l’époque actuelle, elle servait encore de refuge à tous ceux que les Turcs avaient chassés du continent. Syra, dont l’évêque catholique est toujours sous la protection de la France, mit toutes ses ressources à la disposition d’Henry d’Albaret. En aucun port de son pays, le jeune commandant n’eût trouvé meilleur ni plus cordial accueil.

Un seul regret se mêla à cette joie qu’il ressentit de se voir si bien reçu : ce fut de ne pas être arrivé trois jours plus tôt.

En effet, dans une conversation qu’il eut avec le consul de France, celui-ci lui apprit qu’une sacolève, portant le nom de Karysta, et naviguant sous pavillon grec, venait, soixante heures auparavant, de quitter le port. De là, cette conclusion que la Karysta, en fuyant l’île de Thasos, pendant le combat de la corvette avec les pirates, s’était dirigée vers les parages méridionaux de l’Archipel.

« Mais peut-être sait-on où elle est allée ? demanda vivement Henry d’Albaret.

—    D’après ce que j’ai entendu dire, répondit le consul, elle a dû faire route pour les îles du sud-est, si ce n’est même à destination de l’un des ports de la Crète.

—    Vous n’avez point eu de rapport avec son capitaine ? demanda Henry d’Albaret.

—    Aucun, commandant.

—    Et vous ne savez pas si ce capitaine se nommait Nicolas Starkos ?

—    Je l’ignore.

—    Et rien n’a pu faire soupçonner que cette sacolève fît partie de la flottille des pirates qui infestent cette partie de l’Archipel ?

—    Rien; mais s’il en était ainsi, répondit le consul, il ne serait pas étonnant qu’elle eût fait voile pour la Crète, dont certains ports sont toujours ouverts à ces forbans ! »

Cette nouvelle ne laissa pas de causer au commandant de la Syphanta une véritable émotion, comme tout ce qui pouvait se rapporter directement ou indirectement à la disparition d’Hadjine Elizundo. En vérité, c’était une mauvaise chance d’être arrivé si peu de temps après le départ de la sacolève. Mais, puisqu’elle avait fait route pour le sud, peut-être la corvette, qui devait suivre cette direction, parviendrait-elle à la rejoindre ? Aussi Henry d’Albaret, qui désirait si ardemment se trouver en face de Nicolas Starkos, quittait-il Syra dans la soirée même du 21 juillet, après avoir appareillé sous une petite brise qui ne pouvait que fraîchir, à s’en rapporter aux indications du baromètre.

Pendant quinze jours, il faut bien l’avouer, le commandant d’Albaret chercha au moins autant la sacolève que les pirates. Décidément, dans sa pensée, la Karysta méritait d’être traitée comme eux et pour les mêmes raisons. Le cas échéant, il verrait ce qu’il aurait à faire.

Cependant, malgré ses recherches, la corvette ne parvint pas à retrouver les traces de la sacolève. À Naxos, dont on visita tous les ports, la Karysta n’avait point fait relâche. Au milieu des îlots et des écueils qui entourent cette île, on ne fut pas plus heureux. D’ailleurs, absence complète de forbans, et cela dans des parages qu’ils fréquentaient volontiers.

Pourtant, le commerce est considérable entre ces riches Cyclades, et les chances de pillage auraient dû tout particulièrement les y attirer.

Il en fut de même à Paros, qu’un simple canal, large de sept milles, sépare de Naxos. Ni les ports de Parkia, de Naussa, de Sainte-Marie, d’Agoula, de Dico, n’avaient reçu la visite de Nicolas Starkos. Sans doute, ainsi que l’avait dit le consul de Syra, la sacolève avait dû se diriger vers un des points du littoral de la Crète.

La Syphanta, le 9 août, mouillait dans le port de Milo. Cette île, que les commotions volcaniques ont faite pauvre, de riche qu’elle fut jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, est maintenant empoisonnée par les vapeurs malignes du sol, et sa population tend de plus en plus à s’amoindrir.

Là, les recherches furent également vaines. Non seulement la Karysta n’y avait point paru, mais on ne trouva même pas à donner la chasse à un seul de ces pirates, qui écumaient habituellement la mer des Cyclades. C’était à se demander, vraiment, si l’arrivée de la Syphanta, très à propos signalée, ne leur donnait pas le temps de prendre la fuite. La corvette avait fait assez de mal à ceux du nord de l’Archipel, pour que ceux du sud voulussent éviter de se rencontrer avec elle. Enfin, pour une raison ou pour une autre, jamais ces parages n’avaient été si sûrs. Il semblait que les navires de commerce pussent y naviguer désormais en toute sécurité. Quelques-uns de ces grands caboteurs, chébecs, senaux, polacres, tartanes, felouques ou caravelles, rencontrés en route, furent interrogés; mais, des réponses de leurs patrons ou capitaines, le commandant d’Albaret ne put rien tirer qui fût de nature à l’éclairer.

Cependant, on était au 14 août. Il ne restait plus que deux semaines pour atteindre l’île de Scarpanto, avant les premiers jours de septembre. Sortie du groupe des Cyclades, la Syphanta n’avait plus qu’à piquer droit au sud pendant soixante-dix à quatre-vingts lieues. Cette mer, c’est la longue terre de Crète qui la ferme, et déjà les plus hautes cimes de l’île, enveloppées d’éternelles neiges, se montraient au-dessus de l’horizon.

Ce fut dans cette direction que le commandant d’Albaret résolut de faire route. Après être arrivé en vue de la Crète, il n’aurait plus qu’à revenir vers l’est pour gagner Scarpanto.

Cependant, la Syphanta, en quittant Milo, poussa encore dans le sud-est jusqu’à l’île de Santorin, et fouilla les moindres replis de ses falaises noirâtres. Dangereux parages, desquels il peut à chaque instant surgir un nouvel écueil sous la poussée des feux volcaniques. Puis, prenant pour amers l’ancien mont Ida, le moderne Psilanti, qui domine la Crète de plus de sept mille pieds, la corvette courut droit dessus sous une jolie brise d’ouest-nord-ouest, qui lui permit d’établir toute sa voilure.

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