L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Le lendemain, vers dix heures du matin, Nicolas Starkos débarquait sur le môle et se dirigeait vers la maison de banque. Ce n’était pas la première fois qu’il se présentait au comptoir, et il y avait toujours été reçu comme un client dont les affaires ne sont point à dédaigner.

Cependant, Elizundo le connaissait. Il devait savoir bien des choses de sa vie. Il n’ignorait même pas qu’il fût le fils de cette patriote, dont il avait un jour parlé à Henry d’Albaret. Mais personne ne savait et ne pouvait savoir ce qu’était le capitaine de la Karysta.

Nicolas Starkos était évidemment attendu. Aussi fut-il reçu dès qu’il se présenta. En effet, la lettre arrivée quarante-huit heures auparavant et datée d’Arkadia, venait de lui. Il fut donc immédiatement conduit au bureau où se tenait le banquier, qui prit la précaution d’en refermer la porte à clef. Elizundo et son client étaient maintenant en présence l’un de l’autre. Personne ne viendrait les déranger. Nul n’entendrait ce qui allait être dit dans cet entretien.

« Bonjour, Elizundo, dit le capitaine de la Karysta, en se laissant tomber sur un fauteuil avec le sans-gêne d’un homme qui serait chez lui. Voilà bientôt six mois que je ne vous ai vu, bien que vous ayez eu souvent de mes nouvelles ! Aussi, n’ai-je pas voulu passer si près de Corfou, sans m’y arrêter, afin d’avoir le plaisir de vous serrer la main.

—    Ce n’est pas pour me voir, ce n’est pas pour me faire des amitiés que vous êtes venu, Nicolas Starkos, répondit le banquier d’une voix sourde. Que me voulez-vous ?

—    Eh ! s’écria le capitaine, je reconnais bien là mon vieil ami Elizundo ! Rien aux sentiments, tout aux affaires ! Il y a longtemps que vous avez dû fourrer votre cœur dans le tiroir le plus secret de votre caisse — un tiroir dont vous avez perdu la clef !

—    Voulez-vous me dire ce qui vous amène et pourquoi vous m’avez écrit ? reprit Elizundo.

—    Au fait vous avez raison, Elizundo ! Pas de banalités ! Soyons sérieux ! Nous avons aujourd’hui de très graves intérêts à discuter, et ils ne souffrent aucun retard !

—    Votre lettre me parle de deux affaires, reprit le banquier, l’une qui rentre dans la catégorie de nos rapports accoutumés, l’autre qui vous est purement personnelle.

—    En effet, Elizundo.

—    Eh bien, parlez, Nicolas Starkos ! J’ai hâte de les connaître toutes les deux ! »

On le voit, le banquier s’exprimait très catégoriquement. Il voulait, par là, mettre son visiteur en demeure de s’expliquer, sans se dépenser en faux-fuyants ni échappatoires. Mais, ce qui contrastait avec la netteté de ces questions, c’était le ton un peu sourd dont elles étaient faites. Bien évidemment, de ces deux hommes, placés en face l’un de l’autre, ce n’était pas le banquier qui tenait la position.

Aussi, le capitaine de la Karysta ne put-il cacher un demi-sourire, dont Elizundo, les yeux baissés, ne vit rien.

« Laquelle des deux questions aborderons-nous d’abord ? demanda Nicolas Starkos.

—    D’abord, celle qui vous est purement personnelle ! répondit assez vivement le banquier.

—    Je préfère commencer par celle qui ne l’est pas, répliqua le capitaine d’un ton tranchant.

—    Soit, Nicolas Starkos ! De quoi s’agit-il ?

—    Il s’agit d’un convoi de prisonniers, dont nous devons prendre livraison à Arkadia. Il y a là deux cent trente-sept têtes, hommes, femmes et enfants, qui vont être transportés à l’île de Scarpanto, d’où je me charge de les conduire à la côte barbaresque. Or, vous le savez, Elizundo, puisque nous avons souvent fait des opérations de ce genre, les Turcs ne livrent leur marchandise que contre argent ou contre du papier, à la condition qu’une bonne signature lui donne une valeur certaine. Je viens donc vous demander votre signature, et je compte que vous voudrez bien l’accorder à Skopélo, quand il vous apportera les traites toutes préparées. — Cela ne fera aucune difficulté, n’est-il pas vrai ? »

Le banquier ne répondit pas, mais son silence ne pouvait être qu’un acquiescement à la demande du capitaine. Il y avait d’ailleurs des précédents qui l’engageaient.

« Je dois ajouter, reprit négligemment Nicolas Starkos, que l’affaire ne sera pas mauvaise. Les opérations ottomanes prennent une mauvaise tournure en Grèce. La bataille de Navarin aura de funestes conséquences pour les Turcs, puisque les puissances européennes s’en mêlent. S’ils doivent renoncer à la lutte, plus de prisonniers, plus de ventes, plus de profits. C’est pourquoi ces derniers convois qu’on nous livre encore dans d’assez bonnes conditions, auront-ils acquéreurs à haut prix sur les côtes de l’Afrique. Ainsi donc, nous trouverons notre avantage à cette affaire, et vous, le vôtre, par conséquent. — Je puis compter sur votre signature ?

—    Je vous escompterai vos traites, répondit Elizundo, et n’aurai pas de signature à vous donner.

—    Comme il vous plaira, Elizundo, répondit le capitaine, mais nous nous serions contentés de votre signature. Vous n’hésitiez pas à la donner autrefois !

—    Autrefois n’est pas aujourd’hui, dit Elizundo, et, aujourd’hui, j’ai des idées différentes sur tout cela !

—    Ah ! vraiment ! s’écria le capitaine. À votre aise, après tout ! — — Mais est-il donc vrai que vous cherchiez à vous retirer des affaires, comme je l’ai entendu dire ?

—    Oui, Nicolas Starkos ! répondit le banquier d’une voix ferme, et, en ce qui vous concerne, voici la dernière opération que nous ferons ensemble… puisque vous tenez à ce que je la fasse !

—    J’y tiens absolument, Elizundo », répondit Nicolas Starkos d’un ton sec.

Puis, il se leva, fit quelques tours dans le cabinet, mais sans cesser d’envelopper le banquier d’un regard peu obligeant. Revenant enfin se placer devant lui :

« Maître Elizundo, dit-il d’un ton narquois, vous êtes donc bien riche, puisque vous songez à vous retirer des affaires ? »

Le banquier ne répondit pas.

« Eh bien, reprit le capitaine, que ferez-vous de ces millions que vous avez gagnés, vous ne les emporterez pas dans l’autre monde ! Ce serait un peu encombrant pour le dernier voyage ! Vous parti, à qui iront-ils ? »

Elizundo persista à garder le silence.

« Ils iront à votre fille, reprit Nicolas Starkos, à la belle Hadjine Elizundo ! Elle héritera de la fortune de son père ! Rien de plus juste ! Mais qu’en fera-t-elle ? Seule, dans la vie, à la tête de tant de millions ? »

Le banquier se redressa, non sans quelque effort, et, rapidement, en homme qui fait un aveu dont le poids l’étouffe :

« Ma fille ne sera pas seule ! dit-il.

—    Vous la marierez ? répondit le capitaine. Et à qui, s’il vous plaît ? Quel homme voudra d’Hadjine Elizundo, quand il connaîtra d’où vient en grande partie la fortune de son père ? Et j’ajoute, quand elle-même le saura, à qui Hadjine Elizundo osera-t-elle donner sa main ?

—    Comment le saurait-elle ? reprit le banquier. Elle l’ignore jusqu’ici, et qui le lui dira ?

—    Moi, s’il le faut !

—    Vous ?

—    Moi ! Écoutez, Elizundo, et tenez compte de mes paroles, répondit le capitaine de la Karystaavec une impudence voulue, car je ne reviendrai plus sur ce que je vais vous dire. Cette énorme fortune, c’est surtout par moi, par les opérations que nous avons faites ensemble et dans lesquelles je risquais ma tête, que vous l’avez gagnée ! C’est en trafiquant des cargaisons pillées, des prisonniers achetés et vendus pendant la guerre de l’Indépendance, que vous avez encaissé ces gains, dont le montant se chiffre par millions ! Eh bien, il n’est que juste que ces millions me reviennent ! Je suis sans préjugés, moi, vous le savez du reste ! Je ne vous demanderai pas l’origine de votre fortune ! La guerre terminée, moi aussi, je me retirerai des affaires ! Mais je ne veux pas, non plus, être seul dans la vie, et j’entends, comprenez-moi bien, j’entends qu’Hadjine Elizundo devienne la femme de Nicolas Starkos ! »

Le banquier retomba sur son fauteuil. Il sentait bien qu’il était entre les mains de cet homme, depuis longtemps son complice. Il savait que le capitaine de la Karysta ne reculerait devant rien pour arriver à son but. Il ne doutait pas que, s’il le fallait, il ne fût homme à raconter tout le passé de la maison de banque.

Pour répondre négativement à la demande de Nicolas Starkos, au risque de provoquer un éclat, Elizundo n’avait plus qu’une chose à dire, et, non sans quelque hésitation, il la dit :

« Ma fille ne peut être votre femme, Nicolas Starkos, parce qu’elle doit être la femme d’un autre !

—    D’un autre ! s’écria Nicolas Starkos. En vérité, je suis arrivé à temps ! Ah ! la fille du banquier Elizundo se marie ?…

—    Dans cinq jours !

—    Et qui épouse-t-elle ? demanda le capitaine, dont la voix frémissait de colère.

—    Un officier français.

—    Un officier français ! Sans doute, un de ces Philhellènes qui sont venus au secours de la Grèce ?

—    Oui !

—    Et il se nomme ?…

—    Le capitaine Henry d’Albaret…

—    Eh bien, maître Elizundo, reprit Nicolas Starkos, qui s’approcha du banquier et lui parla les yeux dans les yeux, je vous le répète, lorsque ce capitaine Henry d’Albaret saura qui vous êtes, il ne voudra plus de votre fille, et, lorsque votre fille connaîtra la source de la fortune de son père, elle ne pourra plus songer à devenir la femme de ce capitaine Henry d’Albaret ! Si donc vous ne rompez pas ce mariage aujourd’hui, demain il se rompra de lui-même, car demain les deux fiancés sauront tout !… Oui !… Oui !… de par le diable, ils le sauront ! »

Le banquier se releva encore une fois. Il regarda fixement le capitaine de la Karysta et, alors, d’un accent de désespoir, auquel il n’y avait point à se tromper :

« Soit !… Je me tuerai, Nicolas Starkos, dit-il, et je ne serai plus une honte pour ma fille !

—    Si, répondit le capitaine, vous le serez dans l’avenir comme vous l’êtes dans le présent, et votre mort ne fera jamais qu’Elizundo n’ait été le banquier des pirates de l’Archipel ! »

Elizundo retomba, accablé, et ne put rien répondre, lorsque le capitaine ajouta :

« Et voilà pourquoi Hadjine Elizundo ne sera pas la femme de cet Henry d’Albaret, pourquoi elle deviendra, qu’elle le veuille ou non, la femme de Nicolas Starkos ! »

Pendant une demi-heure encore, cet entretien se prolongea en supplications de la part de l’un, en menaces de la part de l’autre. Non certes, il ne s’agissait pas d’amour, lorsque Nicolas Starkos s’imposait à la fille d’Elizundo ! Il ne s’agissait que des millions dont cet homme voulait avoir l’entière possession, et aucun argument ne le ferait fléchir.

Hadjine Elizundo n’avait rien su de cette lettre, qui annonçait l’arrivée du capitaine de la Karysta; mais, depuis ce jour, son père lui avait paru plus triste, plus sombre que d’habitude, comme s’il eût été accablé par quelque préoccupation secrète. Aussi, lorsque Nicolas Starkos se présenta à la maison de banque, elle ne put se défendre d’en ressentir une inquiétude plus vive encore. En effet, elle connaissait ce personnage pour l’avoir vu venir plusieurs fois pendant les dernières années de la guerre. Nicolas Starkos lui avait toujours inspiré une répulsion dont elle ne se rendait pas compte. Il la regardait, semblait-il, d’une façon, qui ne laissait pas de lui déplaire, bien qu’il ne lui eût jamais adressé que des paroles insignifiantes, comme eût pu le faire un des clients habituels du comptoir. Mais la jeune fille n’avait pas été sans observer qu’après les visites du capitaine de la Karysta, son père était toujours, et pendant quelque temps, en proie à une sorte de prostration, mêlée d’effroi. De là son antipathie, que rien ne justifiait du moins jusqu’alors, contre Nicolas Starkos.

Hadjine Elizundo n’avait point encore parlé de cet homme à Henry d’Albaret. Le lien qui l’unissait à la maison de banque ne pouvait être qu’un lien d’affaires. Or, des affaires d’Elizundo, dont elle ignorait d’ailleurs la nature, il n’avait jamais été question dans leurs entretiens. Le jeune officier ne savait donc rien des rapports qui existaient, non seulement entre le banquier et Nicolas Starkos, mais aussi entre ce capitaine et la vaillante femme dont il avait sauvé la vie au combat de Chaidari, qu’il ne connaissait que sous le seul nom d’Andronika.

Mais, ainsi qu’Hadjine, Xaris avait eu plusieurs fois l’occasion de voir et de recevoir Nicolas Starkos au comptoir de la Strada Reale. Lui aussi, il éprouvait à son égard les mêmes sentiments de répulsion que la jeune fille. Seulement, étant donné sa nature vigoureuse et décidée, ces sentiments se traduisaient chez lui d’une autre façon. Si Hadjine Elizundo fuyait toutes les occasions de se trouver en présence de cet homme, Xaris les eût plutôt recherchées, à la condition « de pouvoir lui casser les reins, » comme il le disait volontiers.

« Je n’en ai pas le droit, évidemment, pensait-il, mais cela viendra peut-être ! »

De tout cela, il résulte donc que la nouvelle visite du capitaine de la Karysta au banquier Elizundo ne fut vue avec plaisir ni par Xaris, ni par la jeune fille. Bien au contraire. Aussi, ce fut un soulagement pour tous les deux, lorsque Nicolas Starkos, après un entretien dont rien n’avait transpiré, eut quitté la maison et repris le chemin du port.

Pendant une heure, Elizundo resta enfermé dans son cabinet. On ne l’y entendait même pas bouger. Mais ses ordres étaient formels : ni sa fille, ni Xaris ne devaient entrer, sans avoir été demandés expressément. Or, comme la visite avait duré longtemps, cette fois, leur anxiété s’était accrue en raison du temps écoulé.

Tout à coup, la sonnette d’Elizundo se fit entendre — un coup timide, venant d’une main peu assurée.

Xaris répondit à cet appel, ouvrit la porte qui n’était plus refermée en dedans, et se trouva en présence du banquier.

Elizundo était toujours dans son fauteuil, à demi affaissé, l’air d’un homme qui vient de soutenir une violente lutte contre lui-même. Il releva la tête, regarda Xaris, comme s’il eût eu quelque peine à le reconnaître, et, passant la main sur son front :

« Hadjine ? » dit-il d’une voix étouffée.

Xaris fit un signe affirmatif et sortit. Un instant après, la jeune fille se trouvait devant son père. Aussitôt, celui-ci, sans autre préambule, mais les yeux baissés, lui disait d’une voix altérée par l’émotion :

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