L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Cette révélation inattendue produisit un revirement chez Sacratif. Son attitude changea subitement. Dans ses yeux brilla un éclair de fureur. Oui ! il comptait encore sur ces millions qu’Hadjine Elizundo eût sacrifiés pour sauver la vie d’Henry d’Albaret ! Et de ces millions — elle venait de le dire avec un accent de vérité qui ne pouvait laisser aucun doute — il ne lui restait plus rien !

Sacratif regardait Hadjine, il regardait Henry d’Albaret. Skopélo l’observait, le connaissant assez pour savoir quel serait le dénouement de ce drame. D’ailleurs, les ordres relatifs à la destruction de la corvette lui avaient été déjà donnés, et il n’attendait qu’un signe pour les mettre à exécution. Sacratif se retourna vers lui.

« Va, Skopélo ! » dit-il.

Skopélo, suivi de quelques-uns de ses compagnons, descendit l’escalier qui conduisait à la batterie, et se dirigea du côté de la soute aux poudres, située à l’arrière de la Syphanta.

En même temps, Sacratif ordonnait aux pirates de repasser à bord des bricks, encore attachés aux flancs de la corvette.

Henry d’Albaret avait compris. Ce n’était plus par sa mort seulement que Sacratif allait satisfaire sa vengeance. Des centaines de malheureux étaient condamnés à périr avec lui pour assouvir plus complètement la haine de ce monstre !

Déjà les deux bricks venaient de larguer leurs grappins d’abordage, et ils commencèrent à s’éloigner en éventant quelques voiles qu’aidaient leurs avirons de galère. De tous les pirates, il ne restait plus qu’une vingtaine à bord de la corvette. Leurs embarcations attendaient le long de la Syphanta que Sacratif leur ordonnât d’y descendre avec lui.

A ce moment, Skopélo et ses hommes reparurent sur le pont.

« Embarque ! dit Skopélo.

—    Embarque ! s’écria Sacratif d’une voix terrible. Dans quelques minutes, il ne restera plus rien de ce navire maudit ! Ah ! tu ne voulais pas d’une mort infamante, Henry d’Albaret ! Soit ! L’explosion n’épargnera ni les prisonniers, ni l’équipage, ni les officiers de la Syphanta ! Remercie-moi de te donner une telle mort en si bonne compagnie !

—    Oui, remercie-le, Henry, dit Hadjine, remercie-le ! Au moins, nous mourrons ensemble !

—    Toi, mourir, Hadjine ! répondit Sacratif. Non ! Tu vivras et tu seras mon esclave… mon esclave !… entends-tu !

—    L’infâme ! » s’écria Henry d’Albaret.

La jeune fille s’était plus étroitement attachée à lui. Elle au pouvoir de cet homme !

« Saisissez-la ! ordonna Sacratif.

—    Et embarque ! ajouta Skopélo. Il n’est que temps ! »

Deux pirates s’étaient jetés sur Hadjine. Ils l’entraînèrent vers la coupée de la corvette.

« Et maintenant, s’écria Sacratif, que tous périssent avec la Syphanta, tous…

—    Oui !… tous… et ta mère avec eux ! »

C’était la vieille prisonnière qui venait d’apparaître sur le pont, le visage découvert, cette fois.

« Ma mère !… à bord !… s’écria Sacratif.

—    Ta mère, Nicolas Starkos ! répondit Andronika, et c’est de ta main que je vais mourir !

—    Qu’on l’entraîne !… Qu’on l’entraîne ! » hurla Sacratif.

Quelques-uns de ses compagnons se précipitèrent sur Andronika. Mais à ce moment, le pont fut envahi par les survivants de la Syphanta. Ils étaient parvenus à briser les panneaux de la cale où on les avait enfermés, et venaient de faire irruption par le gaillard d’avant.

« À moi !… à moi ! » s’écria Sacratif.

Les pirates qui étaient encore sur le pont, entraînés par Skopélo, essayèrent de se porter à son secours. Les marins, armés de haches et de poignards, en eurent raison jusqu’au dernier.

Sacratif se sentit perdu. Mais, du moins, tous ceux qu’il haïssait, allaient périr avec lui !

« Saute donc, corvette maudite, s’écria-t-il, saute donc !

—    Sauter !… Notre Syphanta !… Jamais ! »

C’était Xaris qui apparut, tenant une mèche allumée, arrachée à l’un des tonneaux de la soute aux poudres. Puis, bondissant sur Sacratif, d’un coup de hache, il l’étendit sur le pont. Andronika poussa un cri. Tout ce qui peut survivre de sentiment maternel dans le cœur d’une mère, même après tant de crimes, avait réagi en elle. Ce coup, qui venait de frapper son fils, elle eût voulu le détourner… On la vit alors s’approcher du corps de Nicolas Starkos, s’agenouiller, comme pour lui donner un dernier pardon dans un dernier adieu… Puis, elle tomba à son tour.

Henry d’Albaret s’élança vers elle…

« Morte ! dit-il. Que Dieu pardonne au fils par pitié pour la mère ! »

Cependant quelques-uns des pirates, qui étaient dans les embarcations, avaient pu accoster un des bricks. La nouvelle de la mort de Sacratif se répandit aussitôt. Il fallait le venger, et les canons de la flottille recommencèrent à tonner contre la Syphanta. Ce fut en vain, cette fois. Henry d’Albaret avait repris le commandement de la corvette. Ce qui restait de son équipage — une centaine d’hommes — se remit aux pièces de la batterie et aux caronades du pont qui répondirent victorieusement aux bordées des pirates.

Bientôt, un des bricks — celui-là même sur lequel Sacratif avait arboré son pavillon noir — fut atteint à la ligne de flottaison, et il coula au milieu des horribles imprécations des bandits de son bord.

« Hardi ! garçons, hardi ! cria Henry d’Albaret. Nous sauverons notre Syphanta ! »

Et le combat continua de part et d’autre; mais l’indomptable Sacratif n’était plus là pour entraîner ses pirates, et ils n’osèrent risquer les chances d’un nouvel abordage.

Il ne resta bientôt que cinq bâtiments de toute cette flottille. Les canons de la Syphanta pouvaient les couler à distance. Aussi, la brise étant assez forte, ils firent servir et prirent la fuite.

« Vive la Grèce ! cria Henry d’Albaret, pendant que les couleurs de la Syphanta étaient hissées en tête du grand mât.

—    Vive la France ! » répondit tout l’équipage, en associant ces deux noms, qui avaient été si étroitement unis pendant la guerre de l’Indépendance.

Il était alors cinq heures du soir. Malgré tant de fatigues, pas un homme ne voulut se reposer avant que la corvette n’eût été mise en état de naviguer. On envergua des voiles de rechange, on jumela les bas-mâts, on établit un mât de fortune pour remplacer l’artimon, on passa de nouvelles drisses, on capela de nouveaux haubans, on répara le gouvernail, et, le soir même, la Syphanta reprenait sa route vers le nord-ouest.

Le corps d’Andronika Starkos, déposé sous la dunette, fut gardé avec le respect que commandait le souvenir de son patriotisme. Henry d’Albaret voulait rendre à sa terre natale la dépouille de cette vaillante femme. Quant au cadavre de Nicolas Starkos, un boulet fut attaché à ses pieds, et il disparut sous les eaux de cet Archipel, que le pirate Sacratif avait troublé par tant de crimes !

Vingt-quatre heures après, le 7 septembre, vers les six heures du soir, la Syphanta avait connaissance de l’île d’Égine, et elle entrait dans le port, après une année de croisière qui avait rétabli la sécurité dans les mers de la Grèce.

Là, les passagers firent retentir l’air de mille hurrahs. Puis, Henry d’Albaret fit ses adieux aux officiers de son bord, à son équipage, et il remit au capitaine Todros le commandement de cette corvette, dont Hadjine faisait don au nouveau gouvernement.

Quelques jours après, au milieu d’un grand concours de population, et en présence de l’état-major, de l’équipage et des prisonniers rapatriés par la Syphanta, on célébrait le mariage d’Hadjine Elizundo et d’Henry d’Albaret. Le lendemain, tous deux partirent pour la France avec Xaris, qui ne devait plus les quitter; mais ils comptaient revenir en Grèce, dès que les circonstances le permettraient.

D’ailleurs, déjà ces mers, si longtemps troublées, commençaient à redevenir calmes. Les derniers pirates avaient disparu, et la Syphanta, sous les ordres du commandant Todros, ne trouva jamais trace de ce pavillon noir, englouti avec Sacratif. Ce n’était plus l’Archipel en feu : c’était l’Archipel, après les dernières flammes éteintes, réouvert au commerce de l’extrême Orient.

Le royaume hellénique, en effet, grâce à l’héroïsme de ses enfants, ne devait pas tarder à prendre place parmi les États libres de l’Europe. Le 22 mars 1829, le sultan signait une convention avec les puissances alliées. Le 22 septembre, la bataille de Pétra assurait la victoire des Grecs. En 1832, le traité de Londres donnait la couronne au prince Othon de Bavière. Le royaume de Grèce était définitivement fondé.

Ce fut vers cette époque qu’Henry et Hadjine d’Albaret revinrent se fixer en ce pays dans une modeste situation de fortune, il est vrai; mais que leur fallait-il de plus pour être heureux, puisque le bonheur était en eux-mêmes !

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