L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Quelles seraient les conséquences de cet événement, nul n’eût encore pu le prévoir. Henry d’Albaret, dès qu’il l’apprit, dut tout naturellement penser que ces conséquences ne pourraient que lui être favorables. En tout cas, c’était le mariage d’Hadjine Elizundo ajourné. Bien que la jeune fille dût être sous le coup d’une douleur profonde, le jeune officier n’hésita pas à se présenter à la maison de la Strada Reale, mais il ne put voir ni Hadjine ni Xaris. Il n’avait donc plus qu’à attendre.

« Si, en épousant ce capitaine Starkos, pensait-il, Hadjine se sacrifiait aux volontés de son père, ce mariage ne se fera pas, maintenant que son père n’est plus ! »

Ce raisonnement était juste. De là, cette déduction toute naturelle, c’est que si les chances d’Henry d’Albaret s’étaient accrues, celles de Nicolas Starkos avaient diminué.

On ne s’étonnera donc pas que, dès le lendemain, un entretien à ce sujet, provoqué par Skopélo, eût lieu à bord de la sacolève entre son capitaine et lui. C’était le second de la Karysta qui, en rentrant à bord vers dix heures du matin, avait rapporté la nouvelle de la mort d’Elizundo — nouvelle qui faisait grand bruit par la ville.

On aurait pu croire que Nicolas Starkos, aux premiers mots que lui en dit Skopélo, allait s’abandonner à quelque mouvement de colère. Il n’en fut rien. Le capitaine savait se posséder et n’aimait point à récriminer contre les faits accomplis.

« Ah ! Elizundo est mort ? dit-il simplement.

—    Oui !… Il est mort !

—    Est-ce qu’il se serait tué ? ajouta Nicolas Starkos à mi-voix, comme s’il se fût parlé à lui-même.

—    Non, répondit Skopélo, qui avait entendu la réflexion du capitaine, non ! Les médecins ont constaté que le banquier Elizundo était mort d’une congestion…

—    Foudroyé ?…

—    À peu près. Il a immédiatement perdu connaissance et n’a pu prononcer une seule parole avant de mourir !

—    Autant vaut qu’il en ait été ainsi, Skopélo !

—    Sans contredit, capitaine, surtout si l’affaire d’Arkadia était déjà terminée…

—    Entièrement, répondit Nicolas Starkos. Nos traites ont été escomptées, et, maintenant, tu pourras prendre, contre argent, livraison du convoi de prisonniers.

—    Eh ! de par le diable, il était temps ! s’écria le second. Mais, capitaine, si cette opération est achevée, et l’autre ?

—    L’autre ?… répondit tranquillement Nicolas Starkos. Eh bien ! l’autre s’achèvera comme elle devait s’achever ! Je ne vois pas ce qu’il y a de changé dans la situation ! Hadjine Elizundo obéira à son père mort, comme elle eût obéi à son père vivant, et pour les mêmes raisons !

—    Ainsi, capitaine, reprit Skopélo, vous n’avez point l’intention d’abandonner la partie ?

—    L’abandonner ! s’écria Nicolas Starkos d’un ton qui indiquait sa ferme volonté de briser tout obstacle. Dis donc, Skopélo, crois-tu qu’il y ait au monde un homme, un seul, qui consente à fermer la main, quand il n’a qu’à l’ouvrir pour qu’il y tombe vingt millions !

—    Vingt millions ! répéta Skopélo, qui souriait en hochant la tête. Oui ! c’est bien à vingt millions que j’avais estimé la fortune de notre vieil ami Elizundo !

—    Fortune nette, claire, en bonnes valeurs, reprit Nicolas Starkos, et dont la réalisation pourra se faire sans retard.

—    Dès que vous en serez possesseur, capitaine, car maintenant, toute cette fortune va revenir à la belle Hadjine…

—    Qui, elle, me reviendra, à moi ! Sois sans crainte, Skopélo ! D’un mot je puis perdre l’honneur du banquier, et, après sa mort comme avant, sa fille tiendra plus à cet honneur qu’à sa fortune ! Mais je ne dirai rien, je n’aurai rien à dire ! La pression que j’exerçais sur son père, je l’exercerai toujours sur elle ! Ces vingt millions, elle sera trop heureuse de les apporter en dot à Nicolas Starkos, et, si tu en doutes, Skopélo, c’est que tu ne connais pas le capitaine de la Karysta ! »

Nicolas Starkos parlait avec une telle assurance, que son second, quoique peu enclin à se faire des illusions, se reprit à croire que l’événement de la veille n’empêcherait pas l’affaire de se conclure. Il n’y aurait qu’un retard, voilà tout.

Quelle serait la durée de ce retard, c’était uniquement la question qui préoccupait Skopélo et même Nicolas Starkos, bien que celui-ci n’en voulût point convenir. Il ne manqua pas d’assister, le lendemain, aux obsèques du riche banquier, qui furent faites très simplement et ne réunirent même qu’un petit nombre de personnes. Là, il s’était rencontré avec Henry d’Albaret; mais, entre eux, il n’y avait eu que quelques regards d’échangés, rien de plus.

Pendant les cinq jours qui suivirent la mort d’Elizondo, le capitaine de la Karysta essaya vainement d’arriver jusqu’à la jeune fille. La porte du comptoir était close à tous. Il semblait que la maison de banque fût morte avec le banquier.

Du reste, Henry d’Albaret ne fut pas plus heureux que Nicolas Starkos. Il ne put communiquer avec Hadjine par visite ni par lettre. C’était à se demander si la jeune fille n’avait point quitté Corfou sous la protection de Xaris, qui ne se montrait nulle part.

Cependant, le capitaine de la Karysta, loin d’abandonner ses projets, répétait volontiers que leur réalisation n’était que retardée. Grâce à lui, grâce aux manœuvres de Skopélo, aux bruits que celui-ci répandait avec intention, le mariage de Nicolas Starkos et d’Hadjine Elizundo ne faisait de doute pour personne. Il fallait seulement attendre que les premiers temps du deuil fussent écoulés, et, peut-être aussi, que la situation financière de la maison eût été régulièrement établie.

Quant à la fortune que laissait le banquier, on savait qu’elle était énorme. Grossie, naturellement par les bavardages du quartier et les on-dit de la ville, elle arrivait déjà à être quintuplée. Oui ! on affirmait qu’Elizondo ne laissait pas moins d’une centaine de millions ! Et quelle héritière, cette jeune Hadjine, et quel homme heureux, ce Nicolas Starkos, auquel sa main était promise ! On ne parlait plus que de cela dans Corfou, dans ses deux faubourgs, jusque dans les derniers villages de l’île ! Aussi les badauds affluaient-ils à la Strada Reale. Faute de mieux, on voulait au moins contempler cette maison fameuse, dans laquelle il était entré tant d’argent, et où il devait en rester tant, puisqu’il en était si peu sorti !

La vérité, c’est que cette fortune était énorme. Elle se montait à près de vingt millions, et, ainsi que l’avait dit Nicolas Starkos à Skopélo dans leur dernier entretien, fortune en valeurs facilement réalisables, non en propriétés foncières.

Ce fut ce que reconnut Hadjine Elizundo, ce que Xaris reconnut avec elle, pendant les premiers jours qui suivirent la mort du banquier. Mais, ce qu’ils furent aussi amenés à reconnaître, ce fut par quels moyens cette fortune avait été gagnée. En effet, Xaris avait assez l’habitude des affaires de banque pour se rendre compte de ce qu’avait été le passé du comptoir, lorsque les livres et les papiers eurent été mis à sa disposition. Elizundo avait, sans doute, l’intention de les détruire plus tard, mais la mort l’avait surpris. Ils étaient là. Ils parlaient d’eux-mêmes.

Hadjine et Xaris ne savaient que trop, maintenant, d’où venaient ces millions ! Sur combien de trafics odieux, sur combien de misères reposait toute cette richesse, ils n’avaient plus à l’apprendre ! Voilà donc comment et pourquoi Nicolas Starkos tenait Elizundo ! Il était son complice ! Il pouvait le déshonorer d’un mot ! Puis, s’il lui convenait de disparaître, il eût été impossible de retrouver ses traces ! Et c’était son silence qu’il faisait payer au père en lui arrachant sa fille !

« Le misérable !… le misérable ! s’écriait Xaris.

—    Tais-toi ! » répondait Hadjine.

Et il se taisait, car il sentait bien que ses paroles allaient atteindre plus loin que Nicolas Starkos !

Cependant, cette situation ne pouvait tarder à se dénouer. Il fallait, d’ailleurs, qu’Hadjine Elizundo prît sur elle de précipiter ce dénouement dans l’intérêt de tous.

Le sixième jour après la mort d’Elizundo, vers sept heures du soir, Nicolas Starkos, que Xaris attendait à l’escalier du môle, était prié de se rendre immédiatement à la maison de banque.

Dire que cette communication fut faite d’un ton aimable, ce serait aller trop loin. Le ton de Xaris n’était rien moins qu’engageant, sa voix rien moins que douce, quand il aborda le capitaine de la Karysta. Mais celui-ci n’était pas homme à s’émouvoir de si peu, et il suivit Xaris jusqu’au comptoir, où il fut aussitôt introduit.

Pour les voisins, qui virent entrer Nicolas Starkos dans cette maison, si obstinément fermée jusqu’alors, il n’était plus douteux que les chances ne fussent en sa faveur.

Nicolas Starkos trouva Hadjine Elizundo dans le cabinet de son père. Elle était assise devant le bureau, sur lequel se voyaient un grand nombre de papiers, documents et livres. Le capitaine comprit que la jeune fille avait dû se mettre au courant des affaires de la maison, et il ne se trompait pas. Mais connaissait-elle les rapports que le banquier avait eus avec les pirates de l’Archipel, voilà ce qu’il se demandait.

À l’entrée du capitaine, Hadjine Elizundo se leva — ce qui la dispensait de lui offrir de s’asseoir — et elle fit signe à Xaris de les laisser seuls. Elle était vêtue de deuil. Sa physionomie grave, ses yeux fatigués par l’insomnie, indiquaient, en toute sa personne, une grande lassitude physique, mais nul abattement moral. Dans cet entretien, qui allait avoir de si graves conséquences pour tous ceux dont il serait question, son calme ne devait pas l’abandonner un seul instant.

« Me voici, Hadjine Elizundo, dit le capitaine, et je suis à vos ordres. Pourquoi m’avez-vous fait demander ?

—    Pour deux motifs, Nicolas Starkos, répondit la jeune fille, qui voulait aller droit au but. Tout d’abord, j’ai à vous dire que ce projet de mariage que m’imposait mon père, vous le savez bien, doit être considéré comme rompu entre nous.

—    Et moi, répliqua froidement Nicolas Starkos, je me bornerai à répondre qu’en parlant ainsi, Hadjine Elizundo n’a peut-être pas réfléchi aux conséquences de ses paroles.

—    J’ai réfléchi, répondit la jeune fille, et vous comprendrez que ma résolution doit être irrévocable, puisque je n’ai plus rien à apprendre sur la nature des affaires que la maison Elizundo a faites avec vous et les vôtres, Nicolas Starkos ! »

Ce ne fut pas sans un vif déplaisir que le capitaine de la Karysta reçut cette très nette réponse. Sans doute, il s’attendait bien à ce qu’Hadjine Elizundo lui notifiât son congé en bonne forme, mais il comptait aussi briser sa résistance, en lui apprenant ce qu’avait été son père et quels rapports le liaient à lui. Or, voici qu’elle savait tout. C’était donc une arme, sa meilleure peut-être, qui se brisait dans sa main. Toutefois, il ne se crut pas désarmé, et il reprit d’un ton quelque peu ironique :

« Ainsi, vous connaissez les affaires de la maison Elizundo, et, les connaissant, vous tenez ce langage ?

—    Je le tiens, Nicolas Starkos, et le tiendrai toujours, parce que c’est mon devoir de le tenir !

—    Dois-je donc croire, répondit Nicolas Starkos, que le capitaine Henry d’Albaret…

—    Ne mêlez pas le nom d’Henry d’Albaret à tout ceci ! » répliqua vivement Hadjine.

Puis, plus maîtresse d’elle-même, et, pour empêcher toute provocation qui eût pu survenir, elle ajouta :

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