L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

« Vous savez bien, Nicolas Starkos, que jamais le capitaine d’Albaret ne consentira à s’unir à la fille du banquier Elizundo !

—    Il sera difficile !

—    Il sera honnête !

—    Et pourquoi ?

—    Parce qu’on n’épouse pas une héritière dont le père a été le banquier des pirates ! Non ! Un honnête homme ne peut accepter une fortune acquise d’une façon infâme !

—    Mais, reprit Nicolas Starkos, il me semble que nous parlons là de choses absolument étrangères à la question qu’il s’agit de résoudre !

—    Cette question est résolue !

—    Permettez-moi de vous faire observer que c’était le capitaine Starkos, non le capitaine d’Albaret, qu’Hadjine Elizundo devait épouser ! La mort de son père ne doit pas avoir plus changé ses intentions qu’elle n’a changé les miennes !

—    J’obéissais à mon père, répondit Hadjine, je lui obéissais, sans rien savoir des motifs qui l’obligeaient à me sacrifier ! Je sais, à présent, que je sauvais son honneur en lui obéissant !

—    Eh bien, si vous savez… répondit Nicolas Starkos.

—    Je sais, reprit Hadjine en lui coupant la parole, je sais que c’est vous, son complice, qui l’avez entraîné dans ces affaires odieuses, vous qui avez fait entrer ces millions dans la maison de banque, honorable avant vous ! Je sais que vous avez dû le menacer de révéler publiquement son infamie, s’il refusait de vous donner sa fille ! En vérité ! avez-vous jamais pu croire, Nicolas Starkos, qu’en consentant à vous épouser, je fisse autre chose que d’obéir à mon père ?

—    Soit, Hadjine Elizundo, je n’ai plus rien à vous apprendre ! Mais, si vous étiez soucieuse de l’honneur de votre père pendant sa vie, vous devez l’être tout autant après sa mort, et, pour peu que vous persistiez à ne pas tenir vos engagements envers moi…

—    Vous direz tout, Nicolas Starkos ! s’écria la jeune fille avec une telle expression de dégoût et de mépris qu’une sorte de rougeur monta au front de l’impudent personnage.

—    Oui… tout ! répliqua-t-il.

—    Vous ne le ferez pas, Nicolas Starkos !

—    Et pourquoi ?

—    Ce serait vous accuser vous-même !

—    M’accuser, Hadjine Elizundo ! Pensez-vous donc que ces affaires aient été jamais faites sous mon nom ? Vous imaginez-vous que ce soit Nicolas Starkos qui coure l’Archipel et trafique des prisonniers de guerre ? Non ! En parlant, je ne me compromettrai pas, et, si vous m’y forcez, je parlerai ! »

La jeune fille regarda le capitaine en face. Ses yeux, qui avaient toute l’audace de l’honnêteté, ne se baissèrent pas devant les siens, si effrayants qu’ils fussent.

« Nicolas Starkos, reprit-elle, je pourrais vous désarmer d’un mot, car ce n’est ni par sympathie ni par amour pour moi que vous avez exigé ce mariage ! C’était simplement pour devenir possesseur de la fortune de mon père ! Oui ! je pourrais vous dire : Ce ne sont que ces millions que vous voulez !… Eh bien, les voilà !… prenez-les !… partez !… et que je ne vous revoie jamais !… Mais je ne dirai pas cela, Nicolas Starkos !… Ces millions, dont j’hérite… vous ne les aurez pas !… Je les garderai !… J’en ferai l’usage qui me conviendra !… Non ! vous ne les aurez pas !… Et maintenant, sortez de cette chambre !… Sortez de cette maison !… Sortez ! »

Hadjine Elizundo, le bras tendu, la tête haute, semblait alors maudire le capitaine, comme Andronika l’avait maudit, quelques semaines avant, sur le seuil de la maison paternelle. Mais, ce jour-là, si Nicolas Starkos avait reculé devant le geste de sa mère, cette fois, il marcha résolument vers la jeune fille :

« Hadjine Elizundo, dit-il à voix basse, oui ! il me faut ces millions !… D’une façon ou d’une autre, il me les faut… et je les aurai !

—    Non !… et plutôt les anéantir, plutôt les jeter dans les eaux du golfe ! répondit Hadjine.

—    Je les aurai, vous dis-je !… Je les veux ! »

Nicolas Starkos avait saisi la jeune fille par le bras. La colère l’égarait. Il n’était plus maître de lui. Son regard se troublait. Il eût été capable de la tuer !

Hadjine Elizundo vit tout cela en un instant. Mourir ! Eh ! que lui importait maintenant ! La mort ne l’eût point effrayée. Mais l’énergique jeune fille avait autrement disposé d’elle-même… Elle s’était condamnée à vivre.

« Xaris ! » cria-t-elle.

La porte s’ouvrit. Xaris parut.

« Xaris, chasse cet homme ! »

Nicolas Starkos n’avait pas eu le temps de se retourner qu’il était saisi par deux bras de fer. La respiration lui manqua. Il voulut parler, crier… Il n’y parvint pas plus qu’il ne parvint à se dégager de cette effroyable étreinte. Puis, tout meurtri, à demi étouffé, hors d’état de rugir, il fut déposé à la porte de la maison.

Là, Xaris ne prononça que ces mots :

« Je ne vous tue pas, parce qu’elle ne m’a pas dit de vous tuer ! Quand elle me le dira, je le ferai ! »

Et il referma la porte.

À cette heure, la rue était déjà déserte. Personne n’avait pu voir ce qui venait de se passer, c’est-à-dire que Nicolas Starkos venait d’être chassé de la maison du banquier Elizundo. Mais on l’avait vu y entrer, et cela suffisait. Il s’ensuit donc que, lorsque Henry d’Albaret apprit que son rival avait été reçu là où on refusait de le recevoir, il dut penser, comme tout le monde, que le capitaine de la Karysta était resté vis-à-vis de la jeune fille dans les conditions d’un fiancé.

Quel coup cela fut pour lui ! Nicolas Starkos, admis dans cette maison d’où l’excluait une consigne impitoyable ! Il fut tenté, tout d’abord, de maudire Hadjine, et qui ne l’eût fait à sa place ? Mais il parvint à se maîtriser, son amour l’emporta sur sa colère, et, bien que les apparences fussent contre la jeune fille :

« Non ! non !… s’écria-t-il, cela n’est pas possible !… Elle… à cet homme !… Cela ne peut être !… Cela n’est pas ! »

Cependant, malgré les menaces par lui faites à Hadjine Elizundo, Nicolas Starkos, après avoir réfléchi, s’était décidé à se taire. De ce secret, qui pesait sur la vie du banquier, il résolut de ne rien dévoiler. Cela lui laissait toute facilité d’agir, et il serait toujours temps de le faire, plus tard, si les circonstances l’exigeaient.

C’est ce qui fut bien convenu entre Skopélo et lui. Il ne cacha rien au second de la Karysta de ce qui s’était passé pendant sa visite à Hadjine Elizundo. Skopélo l’approuva de ne rien dire et de se réserver, tout en observant que les choses ne prenaient point une tournure favorable à leurs projets. Ce qui l’inquiétait surtout, c’était que l’héritière ne voulût pas acheter leur discrétion en abandonnant l’héritage ! Pourquoi ? En vérité, il n’y comprenait rien.

Pendant les jours suivants, jusqu’au 12 novembre, Nicolas Starkos ne quitta pas son bord, même une heure. Il cherchait, il combinait les divers moyens qui pourraient le conduire à son but. D’ailleurs, il comptait un peu sur l’heureuse chance, qui l’avait toujours servi pendant le cours de son abominable existence… Cette fois-ci, il comptait à tort.

De son côté, Henry d’Albaret ne vivait pas moins à l’écart. Ses tentatives pour revoir la jeune fille, il n’avait pas cru devoir les renouveler. Mais il ne désespérait pas.

Le 12, au soir, une lettre lui fut apportée à son hôtel. Un pressentiment lui dit que cette lettre venait d’Hadjine Elizundo. Il l’ouvrit, il regarda la signature : il ne s’était pas trompé.

Cette lettre ne contenait que quelques lignes, écrites de la main de la jeune fille. Voici ce qu’elle disait :

Henry,

La mort de mon père m’a rendu ma liberté, mais vous devez renoncer à moi ! La fille du banquier Elizundo n’est pas digne de vous ! Je ne serai jamais à Nicolas Starkos, un misérable ! mais je ne puis être à vous, un honnête homme ! Pardon et adieu !

Hadjine Elizundo.

Au reçu de cette lettre, Henry d’Albaret, sans prendre le temps de réfléchir, courut à la maison de la Strada Reale…

La maison était fermée, abandonnée, déserte, comme si Hadjine Elizundo l’eût quittée avec son fidèle Xaris pour n’y jamais revenir.

Jules Verne

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