L'archipel en feu

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Jules Verne

L'archipel en feu

Pendant que la Karysta se dirigeait vers le nord pour une destination connue seulement de son capitaine, il se passait à Corfou un fait qui, pour être d’ordre privé, n’en devait pas moins attirer l’attention publique sur les principaux personnages de cette histoire.

On sait que, depuis 1815, par suite des traités qui portent cette date, le groupe des îles Ioniennes avait été placé sous le protectorat de l’Angleterre, après avoir accepté celui de la France jusqu’en 1814.

De tout ce groupe qui comprend Cérigo, Zante, Ithaque, Céphalonie, Leucade, Paxos et Corfou, cette dernière île, la plus septentrionale, est aussi la plus importante. C’est l’ancienne Corcyre. Or, une île qui eut pour roi Alcinoüs, l’hôte généreux de Jason et de Médée, qui, plus tard, accueillit le sage Ulysse, après la guerre de Troie, a bien droit à tenir une place considérable dans l’histoire ancienne. Après avoir été en lutte avec les Francs, les Bulgares, les Sarrasins, les Napolitains, ravagée au seizième siècle par Barberousse, protégée au dix-huitième par le comte de Schulembourg, et, à la fin du premier empire, défendue par le général Donzelot, elle était alors la résidence d’un Haut Commissaire anglais.

À cette époque, ce Haut Commissaire était sir Frederik Adam, gouverneur des îles Ioniennes. En vue des éventualités que pouvait provoquer la lutte des Grecs contre les Turcs, il avait toujours sous la main quelques frégates destinées à faire la police de ces mers. Et il ne fallait pas moins que des bâtiments de haut bord pour maintenir l’ordre dans cet archipel, livré aux Grecs, aux Turcs, aux porteurs de lettres de marque, sans parler des pirates, n’ayant d’autre commission que celle qu’ils s’arrogeaient de piller à leur convenance les navires de toute nationalité.

On rencontrait alors à Corfou un certain nombre d’étrangers, et, plus particulièrement, de ceux qui avaient été attirés, depuis trois ou quatre ans, par les diverses phases de la guerre de l’Indépendance. C’était de Corfou que les uns s’embarquaient pour aller rejoindre. C’était à Corfou que venaient s’installer les autres, auxquels d’excessives fatigues imposaient un repos de quelque temps.

Parmi ces derniers, il convient de citer un jeune Français. Passionné pour cette noble cause, depuis cinq ans, il avait pris une part active et glorieuse aux principaux événements dont la péninsule hellénique était le théâtre.

Henry d’Albaret, lieutenant de vaisseau de la marine royale, un des plus jeunes officiers de son grade, maintenant en congé illimité, était venu se ranger, dès le début de la guerre, sous le drapeau des Philhellènes français. Âgé de vingt-neuf ans, de taille moyenne, d’une constitution robuste, qui le rendait propre à supporter toutes les fatigues du métier de marin, ce jeune officier, par la grâce de ses manières, la distinction de sa personne, la franchise de son regard, le charme de sa physionomie, la sûreté de ses relations, inspirait dès l’abord une sympathie qu’une plus longue intimité ne pouvait qu’accroître.

Henry d’Albaret appartenait à une riche famille, parisienne d’origine. Il avait à peine connu sa mère. Son père était mort à peu près à l’époque de sa majorité, c’est-à-dire deux ou trois ans après sa sortie de l’école navale. Maître d’une assez belle fortune, il n’avait point pensé que ce fût une raison d’abandonner son métier de marin. Au contraire. Il continua donc à suivre cette carrière — l’une des plus belles qui soient au monde — et il était lieutenant de vaisseau quand le pavillon grec fut arboré en face du croissant turc dans la Grèce du Nord et le Péloponnèse.

Henry d’Albaret n’hésita pas. Comme tant d’autres braves jeunes gens irrésistiblement entraînés par ce mouvement, il accompagna les volontaires que des officiers français allaient guider jusqu’aux confins de l’Europe orientale. Il fut de ces premiers Philhellènes qui versèrent leur sang pour la cause de l’indépendance. Dès l’année 1822, il se trouvait parmi ces glorieux vaincus de Maurocordato, à la fameuse bataille d’Arta, et, parmi les vainqueurs, au premier siège de Missolonghi. Il était là, l’année suivante, quand succomba Marco Botsaris. Pendant l’année 1824, il prit part, non sans éclat, à ces combats maritimes qui vengèrent les Grecs des victoires de Méhémet Ali Après la défaite de Tripolitza, en 1825, il commandait un parti de réguliers sous les ordres du colonel Fabvier. En juillet 1826, il se battait à Chaidari, où il sauvait la vie d’Andronika Starkos, que foulaient aux pieds les chevaux de Kioutagi — bataille terrible dans laquelle les Philhellènes firent d’irréparables pertes.

Cependant, Henry d’Albaret ne voulut point abandonner son chef, et, peu de temps après, il le rejoignit à Méthènes.

À ce moment, l’Acropole d’Athènes était défendue par le commandant Gouras, ayant quinze cents hommes sous ses ordres. Là, dans cette citadelle, s’étaient réfugiés cinq cents femmes et enfants, qui n’avaient pu fuir au moment où les Turcs s’emparaient de la ville. Gouras avait des vivres pour un an, un matériel de quatorze canons et de trois obusiers, mais les munitions allaient lui manquer.

Fabvier résolut alors de ravitailler l’Acropole. Il demanda des hommes de bonne volonté pour le seconder dans cet audacieux projet. Cinq cent trente répondirent à son appel; parmi eux, quarante Philhellènes; parmi ces quarante et à leur tête, Henry d’Albaret. Chacun de ces hardis partisans se munit d’un sac de poudre, et, sous les ordres de Fabvier, ils s’embarquèrent à Méthènes.

Le 13 décembre, ce petit corps débarque presque au pied de l’Acropole. Un rayon de lune le signale. La fusillade des Turcs l’accueille. Fabvier crie : « En avant ! » Chaque homme, sans abandonner son sac de poudre, qui peut le faire sauter d’un instant à l’autre, franchit le fossé et pénètre dans la citadelle, dont les portes sont ouvertes. Les assiégés repoussent victorieusement les Turcs. Mais Fabvier est blessé, son second est tué, Henry d’Albaret tombe, frappé d’une balle. Les réguliers et leurs chefs étaient maintenant enfermés dans la citadelle avec ceux qu’ils étaient venus secourir si hardiment et qui ne voulaient plus les en laisser sortir.

Là, le jeune officier, souffrant d’une blessure qui fort heureusement n’était pas grave, dut partager les misères des assiégés, réduits à quelques rations d’orge pour toute nourriture. Six mois se passèrent, avant que la capitulation de l’Acropole, consentie par Kioutagi, lui rendît la liberté. Ce fut seulement le 5 juin 1827 que Fabvier, ses volontaires et les assiégés purent quitter la citadelle d’Athènes et s’embarquer sur des navires qui les transportèrent à Salamine.

Henry d’Albaret, très faible encore, ne voulut point s’arrêter dans cette ville et il fit voile pour Corfou. Là, depuis deux mois, il se refaisait de ses fatigues, en attendant l’heure d’aller reprendre son poste au premier rang, lorsque le hasard vint donner un nouveau mobile à sa vie, qui n’avait été jusqu’alors que la vie d’un soldat.

Il y avait à Corfou, à l’extrémité de la Strada Reale, une vieille maison de peu d’apparence, moitié grecque, moitié italienne d’aspect. Dans cette maison demeurait un personnage, qui se montrait peu, mais dont on parlait beaucoup. C’était le banquier Elizundo. Était-ce un sexagénaire ou un septuagénaire, on n’aurait pu le dire. Depuis une vingtaine d’années, il habitait cette sombre demeure, dont il ne sortait guère. Mais, s’il n’en sortait pas, bien des gens de tous pays et de toute condition — clients assidus de son comptoir — l’y venaient visiter. Très certainement, il se faisait des affaires considérables dans cette maison de banque, dont l’honorabilité était parfaite. Elizundo passait, d’ailleurs, pour être extrêmement riche. Nul crédit, dans les îles Ioniennes et jusque chez ses confrères dalmates de Zara ou de Raguse, n’aurait pu rivaliser avec le sien. Une traite, acceptée par lui, valait de l’or. Sans doute, il ne se livrait pas imprudemment. Il paraissait même très serré en affaires. Les références, il les lui fallait excellentes, les garanties, il les voulait complètes; mais sa caisse semblait inépuisable. Circonstance à noter, Elizundo faisait presque tout lui-même, n’employant qu’un homme de sa maison, dont il sera parlé plus tard, pour tenir les écritures sans importance. Il était à la fois son propre caissier et son propre teneur de livres. Pas une traite qui ne fût libellée, pas une lettre qui n’eût été écrite de sa main. Aussi, jamais un commis du dehors ne s’était-il assis au bureau du comptoir. Cela ne contribuait pas peu à assurer le secret de ses affaires.

Quelle était l’origine de ce banquier ? On le disait Illyrien ou Dalmate; mais, à cet égard, on ne savait rien de précis. Muet sur son passé, muet sur son présent, il ne frayait point avec la société corfiote. Lorsque le groupe avait été placé sous le protectorat de la France, son existence était déjà ce qu’elle était restée depuis qu’un gouverneur anglais exerçait son autorité sur les îles Ioniennes. Sans doute, il ne fallait pas prendre à la lettre ce qui se disait de sa fortune, que le bruit public chiffrait par centaines de millions; mais il devait être, il était très riche, bien que son train fût celui d’un homme modeste dans ses besoins et ses goûts.

Elizundo était veuf, il l’était même lorsqu’il vint s’établir à Corfou avec une petite fille, alors âgée de deux ans. Maintenant, cette petite fille, qui se nommait Hadjine, en avait vingt-deux, et vivait dans cette demeure, toute aux soins du ménage.

Partout, même en ces pays de l’Orient, où la beauté des femmes est incontestée, Hadjine Elizundo eût passé pour remarquablement belle, et cela malgré la gravité de sa physionomie un peu triste. Comment en eût-il été autrement dans ce milieu où s’était écoulé son jeune âge, sans une mère pour la guider, sans une compagne avec laquelle elle pût échanger ses premières pensées de jeune fille ? Hadjine Elizundo était de taille moyenne mais élégante. Par son origine grecque, qu’elle tenait de sa mère, elle rappelait le type de ces belles jeunes femmes de Laconie, qui l’emportent sur toutes celles du Péloponnèse.

Entre la fille et le père, l’intimité n’était pas et ne pouvait être profonde. Le banquier vivait seul, silencieux, réservé — un de ces hommes qui détournent le plus souvent la tête et voilent leurs yeux comme si la lumière les blessait. Peu communicatif, aussi bien dans sa vie privée que dans sa vie publique, il ne se livrait jamais, même dans ses rapports avec les clients de sa maison. Comment Hadjine Elizundo eût-elle éprouvé quelque charme à cette existence murée, puisque, entre ces murs, c’est à peine si elle trouvait le cœur d’un père !

Jules Verne

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