Les robinsons suisses | |
Page: .72./.72. Johann David WyssHistoire d'une famille suisse naufragéeNotre visite auprès de Mr Wolston et de sa famille fut des plus touchantes. Une femme pleine de grâces et deux charmantes jeunes filles de douze à quatorze ans étaient bien faites pour exciter notre intérêt au plus haut degré. La soirée fut pleine de charme pour mon heureuse famille. Toute inquiétude avait disparu pour faire place à la perspective d’un retour si longtemps désiré, et la confiance établie déjà entre les habitants de la colonie et leurs nouveaux hôtes donnait à notre liaison d’une heure l’apparence d’une amitié de vingt ans. Nous restâmes sous des tentes que le capitaine nous avait fait préparer. Le lecteur ne s’attend pas que je lui donne le récit de la longue conversation qui nous occupa, ma fidèle compagne et moi, durant les heures de cette nuit. Le capitaine était un homme trop bien appris pour nous accabler d’offres et de questions dans les premiers moments de notre rencontre, et de notre côté nous ne voulions nous ouvrir à lui qu’après une mûre délibération; car il fallait savoir avant tout s’il nous restait maintenant de solides raisons pour désirer de revoir l’Europe. Parfois j’étais tenté de demeurer dans le paisible séjour où la Providence nous avait jetés, en renonçant à jamais aux douteux avantages que nous promettait la vie civilisée. Ma fidèle épouse ne demandait qu’à terminer sa carrière sous le beau ciel que nous habitions; mais la solitude l’effrayait pour moi et pour ses enfants. Elle eût désiré me voir partir pour l’Europe avec les deux aînés, afin de ramener un petit nombre de compatriotes, à l’aide desquels il nous serait facile de fonder une colonie florissante qui recevrait le nom de Nouvelle-Suisse. Nous résolûmes de confier notre projet au capitaine Littlestone, en lui racontant l’intention de mettre la colonie sous la protection de l’Angleterre. Un de nos plus grands embarras était de savoir lesquels de mes enfants je choisirais pour compagnons de voyage, car les raisons étaient les mêmes pour tous. Nous finîmes par décider qu’il fallait attendre quelques jours encore, en conduisant les choses de manière que deux des enfants se trouvassent heureux de rester avec nous dans la colonie, tandis que les deux autres accompagneraient le capitaine Littlestone en Europe. Dès le jour suivant, nous eûmes la satisfaction de voir arriver ce résultat désiré. Il avait été décidé, à déjeuner, que le capitaine nous accompagnerait à Felsen-Heim, avec son pilote, son cadet de marine et la famille du mécanicien, qui, après tant de souffrances, avait besoin de toutes les commodités d’une habitation saine et agréable. La traversée fut une véritable partie de plaisir pour la petite escadre; car tous les cœurs étaient pleins d’espérance, et l’attente d’un heureux avenir épanouissait tous les visages. Mais quelle ne fut pas la surprise de nos hôtes lorsqu’au détour du cap des Canards la délicieuse baie de Felsen-Heim leur apparut dans toute sa splendeur, éclairée par les rayons du soleil ! L’enthousiasme fut à son comble lorsque la batterie de l’île aux Requins eut salué notre entrée de onze coups de canon, et qu’on vit le pavillon anglais se déployer majestueusement sous les premiers souffles de la brise matinale. « Heureux séjour, heureuse famille ! » s’écria Mme Wolston en soupirant, tandis que sa plus jeune fille lui demandait naïvement si ce n’était pas là le paradis. Le paysage offrit bientôt une scène nouvelle, en s’animant par degrés de tout ce que l’habitation renfermait de créatures vivantes : c’était à chaque pas de nouvelles extases et de nouveaux ravissements. Au milieu de la confusion générale, je fis transporter le malade dans ma propre chambre, où ma femme avait rassemblé tous les meubles commodes de la maison, et où la bonne lady Wolston trouva un lit de camp préparé à côté de son époux. Le dîner fut court, car nous avions encore Falken-Horst à visiter avant le coucher du soleil. Nos jeunes gens, livrés à leurs naïves impressions s’étaient répandus dans les alentours de Felsen-Heim, et le paysage, animé par leur présence, semblait prendre une vie nouvelle. La différence de langage et la difficulté de se comprendre disparaissaient devant les gestes animés et les regards intelligents des interlocuteurs. Chacun de mes enfants semblait transformé en une créature nouvelle. Fritz était calme et grave, Ernest plein d’activité, et Jack presque pensif. Vers le soir, la tranquillité parut se rétablir, et la famille était paisiblement rassemblée dans la galerie, lorsque lady Wolston parut au milieu de nous avec un maintien légèrement embarrassé. Elle venait, au nom de son mari et au sien, nous demander la permission d’attendre à Felsen-Heim l’entier rétablissement du pauvre mécanicien, et de garder sa fille aînée auprès d’elle, tandis que la plus jeune irait chercher son frère au cap de Bonne-Espérance, pour le ramener bientôt parmi nous. Je me rendis à sa prière de bon cœur, en lui demandant, au nom de ma femme et au mien, de ne jamais abandonner la Nouvelle-Suisse. « Vive à jamais la Nouvelle-Suisse ! » répondit un chœur de voix attendries, en même temps que les verres s’entrechoquaient en signe d’allégresse. « Et à la santé de quiconque veut y vivre et y mourir ! » ajouta Ernest en approchant son verre du mien. « Je vois bien, repris-je avec gravité, qu’il va falloir nous séparer de Fritz. Il est juste qu’il soit chargé d’aller représenter la famille en Europe. Ernest demeurera près de nous avec la place de premier professeur d’histoire naturelle de la Nouvelle-Suisse. Et quant à maître Jack… — Maître Jack reste ici ! s’écria l’impétueux jeune homme d’une voix bruyante. N’est-il pas le meilleur cavalier, le meilleur chasseur, le meilleur soldat de la colonie, après son frère aîné ! Si l’on m’en promet autant dans votre Europe, à la bonne heure; mais jusque-là n’en parlons plus. — Quant à moi, reprit Franz, » je ne suis pas de cet avis. Il y a plus d’honneur à gagner dans une société nombreuse qu’au milieu d’une demi-douzaine de Robinsons, et j’offre de m’embarquer pour la Suisse, avec l’approbation de mon père, toutefois. — Bien pensé, mon cher enfant, lui répondis-je, et puisse Dieu bénir nos résolutions, comme il l’a fait jusqu’à ce jour ! L’univers appartient au Tout-Puissant, et la patrie de l’homme est partout où il peut vivre heureux et utile à ses semblables. Maintenant il ne s’agit plus que de savoir si le capitaine Littlestone voudra favoriser nos projets. » Chacun garda le silence, attendant avec anxiété la réponse du capitaine, qui prit la parole en ces termes : « Il faut admirer les décrets de la Providence et s’y conformer. J’étais parti pour recueillir des naufragés, et me voici au milieu d’une famille naufragée. Au moment où trois passagers abandonnent mon bâtiment de leur propre mouvement, en voici d’autres qui s’offrent pour les remplacer. En un mot, je me réjouis d’être l’instrument que la Providence a choisi pour rendre à la société une si digne famille, et pour donner peut-être à ma patrie une colonie florissante. » Cette réponse me soulagea le cœur d’un poids terrible, et je remerciai la Providence de l’heureuse réussite d’un projet qui avait fait naître dans mon esprit tant de doutes et d’inquiétudes. Le lecteur imaginera facilement comment se passèrent les dernières journées qui devaient précéder une si longue et si douloureuse séparation. Le bon capitaine pressait les préparatifs du départ; car les avaries de son bâtiment lui avaient déjà fait perdre plusieurs jours. Cependant il nous laissa le temps dont il pouvait raisonnablement disposer, et il eut même l’attention d’amener son navire à l’ancre dans la baie du Salut, afin de favoriser notre embarquement. Tout le temps que le yacht demeura en rade, l’équipage fut consigné à bord, afin d’épargner à Felsen-Heim les visites des curieux et des importuns. Le capitaine avait mis à notre disposition le pilote et le menuisier du navire, dont les secours furent inutiles, car il s’était établi une telle émulation d’activité parmi les habitants de la colonie, qu’on aurait manqué plutôt de besogne que d’ouvriers. La pacotille de Fritz et de Franz occupa longtemps ma sollicitude paternelle; ils reçurent chacun leur part de nos plus précieux articles de commerce, tels que perles, coraux, noix muscades, et généralement tout ce qui pouvait avoir quelque valeur en Europe. J’avais reçu du capitaine Littlestone quelques armes à feu de nouvelle fabrique et une bonne provision de poudre. En échange de ce présent, je m’empressai de lui offrir, parmi les objets sauvés autrefois du bâtiment naufragé, tout ce qui pouvait être utile à un marin. Je lui remis en même temps quelques papiers qui avaient appartenu à notre infortuné capitaine, en le priant de s’informer s’il restait quelque membre de sa famille en état de les réclamer. Le yacht fut avitaillé de toutes les provisions dont nous pouvions disposer. Bétail, viande salée, poisson, légumes et fruits, tout était prodigué en raison de nos faibles ressources; le bonheur est toujours généreux. Il me restait à accomplir un dernier devoir avant de prendre congé de mes enfants pour une si longue et si douloureuse séparation. J’eus avec eux un entretien de plusieurs heures, où je leur fis un touchant discours sur le monde et la vie, sur la grandeur de Dieu et les devoirs de l’homme, et, après leur avoir donné ma bénédiction, je remis à l’aîné un manuscrit renfermant mes dernières instructions et mes derniers conseils. Chaque heure, chaque minute ramenait quelque nouveau soin, quelque nouveau conseil, quelque parole de tendresse à adresser aux jeunes voyageurs. Chacun était douloureusement affecté du départ, quoique plein de confiance dans le retour. Plût au Ciel que les hommes se séparassent toujours avec de telles pensées ! car, dans les âmes bien nées, ces moments solennels ne laissent de place qu’aux plus nobles sentiments qui puissent honorer la nature humaine. Le soir qui précéda la journée du départ, chacun voulut montrer du courage, et nous invitâmes le capitaine et ses officiers à un grand repas d’adieux. Au dessert, je fis apporter le manuscrit de notre exil, et, le confiant solennellement à Fritz, je lui recommandai de le faire imprimer à son arrivée en Europe, avec les changements et les corrections nécessaires. « J’espère, ajoutai-je en finissant, que le récit de notre vie sur ces rivages abandonnés ne sera pas perdu pour le monde, si Dieu permet qu’il arrive un jour sous les yeux de la jeunesse de ma patrie. Ce que j’ai écrit pour l’éducation et l’instruction de ma famille peut devenir utile aux enfants des autres, et je m’estimerai bien récompensé de mes peines si mon simple récit peut fixer l’attention de quelques jeunes esprits sur les fruits bienfaisants de la méditation, sur les heureux résultats de l’obéissance filiale et de la tendresse fraternelle. Trop heureux aussi si quelque père de famille peut trouver dans ces pages d’un exilé quelques paroles de consolation, quelques sages conseils, quelques bienveillantes instructions. Dans la position exceptionnelle où le sort nous avait jetés, mon livre ne renferme et ne peut renfermer aucune théorie : c’est le récit simple et sans art de nos actions et de nos aventures durant dix années d’une vie exempte de blâme et de malheur. Pour nous il a eu trois grands avantages : en premier lieu de nous inspirer une confiance résignée envers le souverain auteur de toutes choses, ensuite de développer l’activité de notre âme, enfin de nous faire mépriser cette maxime vulgaire de l’ignorance : « À quoi cela peut-il servir ? » « Jeunesse de tous les âges et de toutes les nations, n’oubliez pas qu’il est bon de tout apprendre excepté le mal, et que l’homme est sur la terre pour développer ses forces et exercer son intelligence dans les voies qu’il a plu à la Providence de lui ouvrir. « Mais l’heure s’avance. Demain, à la pointe du jour, ce dernier chapitre ira rejoindre les précédents, entre les mains de mon fils aîné. Que Celui sans lequel nous ne sommes rien demeure avec lui et avec nous, ses fidèles serviteurs ! Salut à l’Europe, salut à toi, antique pays de mes pères ! Puisse la Nouvelle-Suisse fleurir bientôt comme tu fleurissais dans les premières années de ma jeunesse ! Johann David WyssLe robinson suissePage: .72./.72. |