Le robinson suisse

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Ernest était debout avant la pointe du jour. En me levant, je l’entendis rôder autour du pigeonnier. Lorsque nous l’eûmes appelé pour déjeuner, il s’avança gravement, tenant un grand papier plié et scellé en forme d’ordonnance, et prononça ces mots, suivis d’une profonde révérence : « Le maître de poste de Felsen-Heim salue humblement Vos Seigneuries, et les supplie de l’excuser s’il ne leur a pas remis plus tôt les dépêches de Waldeck et de Sydney-Cove, la poste étant arrivée très avant dans la nuit. »

Ma femme et moi nous ne pûmes retenir un éclat de rire à cette harangue solennelle, et, pour me prêter à la plaisanterie, je répondis aussi gravement :

« Eh bien, monsieur le secrétaire, qu’y a-t-il de nouveau dans la capitale ? Faites-nous part des nouvelles que nous attendons de nos sujets ou de nos alliés. »

Aussitôt Ernest, ayant déplié sa lettre, en commença la lecture en ces termes :

Le gouverneur général de New-South-Wales, au gouverneur de Felsen-Heim, Falken-Horst, Waldeck et Zuckertop, salut et considération.

Très aimé et féal sujet, nous apprenons avec déplaisir qu’une troupe de trente aventuriers vient de sortir de votre colonie pour vivre de chasse, au grand détriment du gros et du menu gibier de cette province. Nous savons en même temps qu’une troupe d’hyènes, qui s’est introduite dans votre gouvernement, a déjà causé de grands ravages dans le bétail des colons. En conséquence, nous prions Votre Seigneurie, d’une part, de rappeler ses chasseurs dans la colonie, et, d’autre part, d’avoir à mettre un terme aux ravages des animaux féroces. Dieu vous garde.

Donné à Sydney-Cove, dans le port de Jackson, le douze du mois du courant, l’an trente-quatre de la colonie.

Le gouverneur, Philip Philipson.

En terminant cette lecture, Ernest laissa échapper un soupir de triomphe, et, dans son brusque mouvement de satisfaction, un second paquet tomba de sa poche. Je me dérangeai pour le ramasser; mais il se hâta de me prévenir en s’écriant : « Ce sont quelques lettres particulières de Waldeck. » Toutefois je les lirai avec plaisir à Vos Seigneuries. Nous y trouverons peut-être des détails plus exacts que dans les dépêches du bon sir Philipson, qui s’est évidemment laissé tromper par des rapports exagérés.

MOI. En vérité, monsieur le docteur, voilà une étrange plaisanterie ! Fritz t’aurait-il laissé une lettre pour moi en partant, et auriez-vous réellement découvert les traces de bêtes féroces ?

ERNEST. La vérité, mon cher père, c’est que la lettre a été apportée hier au soir par un de nos pigeons, et, sans l’obscurité, j’aurais pu vous dire dès lors comment nos voyageurs se trouvent de la vie sauvage, et toutes leurs aventures depuis hier matin.

MOI. Je comprends maintenant. Mais l’hyène m’inquiète toujours; à moins que ce ne soit une imagination de ton cerveau poétique.

ERNEST. Vous allez le savoir, car je lis la lettre mot pour mot :

Chers parents et cher frère,

Une hyène énorme a mis en pièces deux agneaux et un bélier; mais elle a succombé sous les coups de nos chiens et du vaillant Franz. Nous avons passé presque tout le jour à l’écorcher : la peau en est superbe. Notre pemmican ne vaut pas grand-chose. Nous vous embrassons tendrement.

Votre affectionné, FRITZ.

MOI. Voilà une vraie lettre de chasseur. Dieu soit loué de l’heureuse issue du combat contre le terrible animal ! Mais par quel moyen a-t-il pu s’introduire dans notre domaine ? Il faut que le passage de l’Écluse ait été forcé depuis peu, sans quoi il n’aurait pas attendu jusqu’à présent pour faire connaissance avec notre bétail.

MA FEMME. Pourvu que les enfants soient prudents. Ne serait-il pas plus sage de les rappeler que d’attendre leur retour ?

MOI. Je crois que le dernier parti est le plus convenable; car, en agissant d’une manière précipitée, nous courrions risque de les déranger mal à propos. »

Le soir même, ainsi que je l’avais prévu, et une heure plus tôt que la veille, nous aperçûmes un second messager qui alla s’abattre sur le pigeonnier. Ernest se hâta d’y monter, et il nous rapporta le message suivant, dont le laconisme ne me plut pas infiniment.

La nuit tranquille — La matinée sereine. — Excursion en kayak sur le lac de Waldeck. — Chasse aux cygnes noirs. — Prise d’un héron royal. — La grue et le moenura superba. — Un animal inconnu. — Nous partons pour Prospect-Hill. — Bonne santé.

Vos affectionnés, Fritz, Jack et Franz.

Ce billet nous tranquillisa, bien que la plupart de ses articles demeurassent des énigmes pour nous; mais je comptais sur des éclaircissements de vive voix.

Les enfants avaient conçu le projet de lever une carte du lac de Waldeck où seraient marqués les endroits navigables, c’est-à-dire les parties de la rive où l’on pourrait s’embarquer sans courir le risque de demeurer engagé dans le marécage. Pour venir à bout de cette entreprise, Fritz longeait le rivage dans le kayak, tandis que ses frères suivaient la même ligne dans les roseaux, s’approchant du bord toutes les fois que Fritz leur faisait signe avec un long bambou, afin de remarquer la place avec un faisceau de branchages.

Dans son expédition, Fritz, voulant essayer de prendre quelques cygnes vivants, s’arma d’un long bambou muni d’un anneau de laiton à son extrémité. L’entreprise eut un plein succès; car, les animaux l’ayant laissé approcher sans défiance, il eut le bonheur de s’emparer de trois jeunes cygnes de la troupe sans leur arracher une plume. Il ramena sa prise au rivage pour la confier à ses deux frères, qui mirent les captifs hors d’état de s’échapper, en leur attachant les ailes. Quant aux vieux de la troupe, il eût été impossible de les attaquer sans s’exposer à une formidable résistance. Les jeunes prisonniers furent ramenés sans peine à Felsen-Heim, et je leur assignai pour demeure la baie de la Délivrance, après avoir pris la précaution de leur faire couper le bout des ailes.

À peine les captifs étaient-ils en sûreté, que Fritz vit s’élever au-dessus des roseaux un long cou surmonté d’une tête couronnée de plumes brillantes, qu’il ne tarda pas à reconnaître pour appartenir à un héron royal. À l’instant même il lui jeta son lacet, dirigeant en même temps le kayak vers le marécage, pour y trouver un point d’appui contre les efforts désespérés de l’animal. Toutefois la pression du lacet, qui menaçait de lui serrer le cou outre mesure, rendit bientôt l’oiseau si docile, qu’il ne fut pas difficile de s’en emparer et de le mettre hors d’état de nuire. Après cet exploit, Fritz continua de ramer vers une place où il pût commodément opérer son débarquement.

Tandis que la petite troupe était rassemblée autour de son butin, le considérant avec un œil de satisfaction, ils virent tout à coup sortir du marécage un animal de grande taille, qu’une prompte fuite déroba bientôt à leurs regards. D’après leur description, c’était un animal de la grosseur d’un jeune poulain, de couleur brune, et qu’ils auraient pris volontiers pour un rhinocéros s’il avait eu la corne sur le nez. Selon toute apparence, c’était le tapir d’Amérique, animal inoffensif, qui aime le voisinage des grandes rivières.

Jack et Franz, n’ayant pu le suivre dans le taillis où il s’était réfugié, retournèrent à Waldeck avec les prisonniers, tandis que Fritz continua quelques instants une poursuite inutile.

Au moment où les deux enfants approchaient de Waldeck, ils aperçurent une troupe de grues qui vinrent s’abattre au milieu de la rivière. S’armant aussitôt d’arcs, dont Jack s’était muni pour cette expédition, ils se dirigèrent vers les grues, occupées à se régaler de notre grain.

Leurs flèches étaient taillées sur le modèle de celles dont les Groenlandais se servent pour la chasse des oiseaux de mer; seulement, au lieu de pointes, elles étaient garnies de cordelettes enduites de colle à poisson. Lorsque ces flèches atteignaient un oiseau dans son vol, elles demeuraient attachées au plumage, de manière à le priver de l’usage de ses ailes, et l’animal tombait alors vivant entre les mains du chasseur.

À l’aide de cette arme de leur invention, les jeunes archers eurent le bonheur de s’emparer des trois ou quatre plus beaux oiseaux de la troupe. Fritz, au retour de sa chasse merveilleuse, ne put s’empêcher de regarder avec envie la bonne fortune de ses frères. Saisi d’une noble émulation, il sauta sur son fusil, et, l’aigle au poing, il se glissa dans le bois, accompagné des chiens.

Au bout d’un quart d’heure, les chiens firent lever une troupe d’oiseaux de l’espèce des faisans, dont une partie prit son vol vers la plaine, tandis que le reste chercha une retraite dans les branches des arbres voisins. L’aigle fut lancé sur les fuyards, qui cherchèrent dans l’herbe ou dans le taillis un asile contre ses redoutables serres. Un des traînards devint la proie du roi des airs, et un second tomba vivant entre les mains de Fritz. Ce dernier, le plus beau de la troupe, se distinguait des autres par une queue de deux pieds de long, composée de plumes variées. Le reste du plumage, moitié rouge et moitié noir, tenait le milieu entre le faisan et l’oiseau de paradis, et le prisonnier fut reconnu pour le moenura superba de la Nouvelle-Hollande.

Les chasseurs firent un repas frugal composé de pécari fumé, de cassave et de quelques fruits. Ils avaient aussi une bonne provision de pommes de terre cuites sous la cendre. Quant au pemmican si laborieusement préparé, il fut reconnu dès les premières bouchées tout à fait indigne de sa réputation, et abandonné aux chiens, qui s’en régalèrent.

Johann David Wyss

Histoire d'une famille suisse naufragée

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