Johann David Wyss

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Johann David Wyss

Le robinson suisse

Avec quelle émotion je reprends la plume pour tracer ce dernier chapitre ! Dieu est grand, Dieu est bon, telles sont les premières paroles qui se présentent à ma pensée lorsque je reporte mes souvenirs pour la dernière fois sur cette partie de notre histoire. Le salut miraculeux de ma famille est encore présent à mes regards, et, au milieu du conflit de sentiments divers qui agitent mon esprit, j’ai peine à retrouver le fil de mes idées pour achever dignement ce livre, que je vais fermer pour jamais. Le lecteur me pardonnera le désordre de ce récit, dont je me propose de lui donner la fin, si jamais il m’est accordé de revoir l’Europe et ma chère patrie. À peine suis-je en état de trouver quelques mots sans suite pour raconter les événements de mes dernières heures d’exil.

Toutefois celui qui s’est intéressé jusqu’à ce jour au destin de l’innocente famille ne pourra voir sans un sentiment de satisfaction le dénouement inespéré de sa trop longue histoire.

Mais trêve de fastidieux préambules. Le temps presse, j’arrive à la conclusion de cette œuvre intéressante, qui vient d’occuper dix années de ma vie. Nous touchions au terme de la saison pluvieuse, et la nature semblait vouloir se ranimer plus tôt que d’habitude.

Le ciel était sans nuages, et chacun prenait plaisir à se dédommager de sa réclusion de deux mois, en exerçant de nouveau ses membres engourdis par une longue inaction. Tout le jour la famille était répandue dans les jardins, dans les plantations, sur les rives de la mer, faisant usage avec délices d’une liberté si longtemps attendue.

Fritz ayant annoncé la résolution d’aller faire une visite à l’île aux Requins, pour voir si les besoins de la colonie ne réclamaient pas notre présence, je le laissai partir accompagné de Jack. Les deux voyageurs furent bientôt dans l’île, où leur œil exercé se promena longtemps sur la mer et sur le rivage, sans apercevoir ni monstres marins, ni dommage notable dans l’établissement. J’avais recommandé aux deux jeunes gens de tirer deux coups de canon en débarquant, tant pour nous annoncer l’heureuse issue du voyage que pour nous servir de signal, si par hasard la Providence avait envoyé quelque bâtiment à portée du rivage.

Leur premier soin avait été de se conformer à mes ordres. Mais quel ne fut pas leur étonnement lorsque, au bout d’environ deux minutes, ils entendirent distinctement trois coups de canon vers l’ouest, dans la direction de la baie du Salut ! La surprise, l’espérance et la crainte les tinrent quelque temps immobiles; mais Fritz rompit le premier le silence en s’écriant : « À la mer ! à la mer ! » Et en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter, la rapide embarcation volait sur la surface des flots.

« Qu’y a-t-il de nouveau ? » m’écriai-je en voyant les deux enfants accourir vers moi de toute la vitesse de leurs jambes.

« N’avez-vous pas entendu ? » me répondit Fritz, qui respirait à peine; et son frère arriva bientôt près de lui en répétant : « N’avez-vous pas entendu ? »

Le récit des enfants me fit secouer la tête avec l’expression du doute; mais la pensée qu’ils pouvaient ne s’être pas trompés agitait vivement mon esprit. Dans l’incertitude qui me préoccupait, je rassemblai la famille, afin de tenir un grand conseil de guerre, car la chose était de trop d’importance pour m’en rapporter à mes deux interlocuteurs.

Comme la nuit approchait, je décidai qu’un de nous demeurerait à monter la garde dans la galerie, afin d’épier le moindre signal qui pourrait annoncer de nouveau la présence d’un bâtiment dans notre voisinage. Mais la soirée ne fut pas aussi tranquille que nous l’avions espéré : on eût dit que les éléments conjurés avaient repris toute leur fureur pour cette terrible nuit, et qu’un nouvel hiver allait recommencer.

L’orage dura deux jours et deux nuits. Vers le matin du troisième jour, la mer devint plus calme, et il fut possible d’aller à la découverte. J’emmenai Jack avec moi, et nous nous mîmes en route munis d’un pavillon qui devait instruire la garnison du succès de nos recherches.

Arrivés en peu de temps à l’île aux Requins, notre premier soin fut de gravir la cime du rocher et de promener un regard inquiet sur les flots. La mer était déserte, et rien ne paraissait à l’horizon lointain. Après quelques instants d’attente, je me décidai à tirer trois coups de canon à deux minutes d’intervalle, afin de m’assurer si la première fois l’écho du rocher n’avait pas trompé les oreilles inexpérimentées de mes jeunes gens.

Nous prêtâmes l’oreille attentivement, et au bout d’une minute un faible coup retentit dans l’éloignement, puis un second, puis un troisième, et le silence se rétablit. Je demeurai immobile de surprise. Jack dansait autour de moi comme un homme pris de vin. Le pavillon fut hissé deux fois en haut du mât, signal dont nous étions convenus en cas de bonne nouvelle.

Laissant mon compagnon à la garde de la batterie, avec l’injonction de faire feu aussitôt qu’il apercevrait quelque chose, je me hâtai de reprendre le chemin de Felsen-Heim, afin de combiner nos mesures ultérieures.

La garnison était dans un trouble inexprimable. Fritz s’élança à ma rencontre, en s’écriant : « Où sont-ils ? Est-ce un navire européen ? » Bien qu’il me fût impossible de satisfaire son avide curiosité, je ne laissai pas de réjouir tout mon monde en annonçant ma résolution de m’embarquer avec Fritz pour aller à la recherche du bâtiment.

Il était environ midi lorsque je montai dans le kayak avec mon compagnon de voyage. Ma femme nous vit partir les yeux mouillés de larmes et en adressant au Ciel une ardente prière pour notre conservation. Au reste, nous étions parfaitement armés, et préparés à la plus vigoureuse résistance en cas de besoin.

Le kayak ne tarda pas à s’éloigner en silence, se dirigeant à l’ouest de Felsen-Heim, vers des parages demeurés inconnus jusqu’à ce jour. Malgré tous les dangers d’une navigation incertaine au milieu de cette mer hérissée de rochers et d’écueils, nous finîmes, au bout de cinq quarts d’heure d’une marche fatigante, par atteindre un promontoire escarpé que je me préparai à doubler; car, suivant toute apparence, le bâtiment que nous cherchions devait se trouver de l’autre côté du cap.

Parvenus à la pointe la plus avancée du promontoire, le rivage nous offrit un groupe de rochers favorable à nos observations : et quels ne furent pas nos sentiments d’allégresse et de reconnaissance pour le Tout-Puissant en apercevant un beau navire à l’ancre dans une petite baie à peu de distance ! Le bâtiment paraissait fatigué; le pavillon anglais flottait au haut des mâts, et au même instant nous aperçûmes la chaloupe se détacher du bord pour aller débarquer au rivage.

Fritz voulait s’élancer hors du kayak et gagner le navire à la nage; j’eus besoin de toute mon autorité pour le retenir, en faisant observer que le pavillon pouvait nous tromper; car il n’est pas rare de voir un bâtiment pirate arborer le pavillon de la nation la plus connue sur les mers, afin d’attirer plus sûrement sa proie.

Nous demeurâmes donc cachés dans notre retraite, nous servant de la longue-vue pour examiner à loisir tous les mouvements du bâtiment. Il me parut être un yacht de construction légère, mais toutefois armé de huit canons de calibre ordinaire. Il était facile de distinguer sur le rivage trois tentes d’où s’élevait une légère colonne de fumée. Selon toute apparence, l’équipage n’était pas nombreux; car nous n’aperçûmes à bord que deux créatures humaines.

D’après ces observations, je crus qu’il n’y avait aucun danger à quitter notre retraite, et bientôt le léger kayak parut dans les eaux du navire, accomplissant autour de lui de capricieuses évolutions. Au bout de quelques minutes, nous vîmes paraître sur le pont un officier que Fritz reconnut facilement pour le capitaine. En deux coups de rames nous étions à portée de la voix, chantant à plein gosier un refrain national dans lequel il eût été difficile de reconnaître une musique européenne.

Notre bizarre apparition ne tarda pas à attirer l’attention du capitaine et de ceux qui l’entouraient : des mouchoirs furent agités en signe de paix, et, voyant que la chaloupe ne faisait pas mine de s’occuper de nous, je me décidai à tourner la pointe de mon esquif vers le bâtiment.

En voyant le kayak s’approcher, le capitaine saisit son porte-voix pour nous demander qui nous étions, d’où nous venions, et comment s’appelait la côte voisine. Élevant alors la voix aussi haut que mes forces me le permirent, je me bornai à répondre ces trois mots : Englishmen good men ! (Les Anglais sont de braves gens.) Nous nous trouvions alors assez près du bâtiment pour remarquer que l’ordre le plus parfait régnait à bord, et que tout indiquait un navire de commerce assez richement chargé. Pendant qu’on nous montrait des haches, des étoffes et d’autres légères marchandises destinées au commerce avec les sauvages, Fritz me communiquait ses observations, qui toutes étaient à l’avantage de nos nouvelles connaissances. Voyant bientôt que la gravité de mon compagnon ne tarderait pas à se démentir, je donnai le signai de la retraite, et nous reprîmes le chemin du rivage, après un congé amical de part et d’autre.

Toute la famille attendait impatiemment notre retour, et nous fûmes reçus avec une vive allégresse. Ma femme, tout en louant notre prudence, était d’avis qu’il n’y avait plus maintenant d’obstacle à nous faire connaître, et qu’il fallait mettre la pinasse en mer pour aller aborder le bâtiment anglais. On ne saurait décrire l’agitation qui suivit cette résolution, adoptée à l’unanimité. Les plans les plus extravagants se succédaient sans relâche : c’était un conflit de volontés, de projets, de désirs au milieu desquels l’esprit le plus sage eût eu de la peine à se reconnaître, et il semblait que nous allions mettre à la voile dans un quart d’heure pour retourner en Europe.

Ma position de chef de famille rendait mon rôle difficile dans cette importante circonstance : je me retirai donc en silence pour adresser à Dieu une fervente prière, lui demandant humblement de m’inspirer la résolution la plus conforme aux intérêts du petit peuple qui m’était confié; mais, sentant bientôt la folie de songer au départ avant d’en reconnaître la possibilité, je pris le parti de subordonner mes résolutions ultérieures au résultat d’une seconde visite que je me proposais de faire, avec tout mon monde, au bâtiment étranger.

Tout le jour suivant fut consacré à l’équipement de la pinasse, qui reçut une cargaison de fruits que le capitaine avait paru vivement désirer lors de notre première visite. Quelques dernières dispositions occupèrent encore la matinée du lendemain, et ce fut seulement vers midi que la pinasse déploya majestueusement ses voiles. Fritz, revêtu d’un brillant uniforme de marine, nous servait de pilote comme à l’ordinaire.

L’escadre traversa la baie avec précaution, et ne tarda pas à atteindre heureusement la pointe du cap qui nous dérobait l’ancrage du bâtiment anglais. Arrivé en vue du navire, je fis hisser le pavillon anglais, et commandai la manœuvre de manière que la pinasse pouvait se mettre en rapport avec le yacht, tout en demeurant à une distance respectable de ce dernier.

Mon cœur est encore pénétré d’émotion lorsque je me reporte à cet instant solennel, et il m’est impossible de donner autre chose qu’une esquisse rapide des circonstances qui signalèrent cette journée.

Il est tout aussi impossible de décrire la surprise de l’équipage anglais à la vue de notre entrée dans la baie; mais la joie et la confiance ne tardèrent pas à remplacer l’inquiétude des premiers instants. La pinasse ayant jeté l’ancre à environ deux portées de fusil du bâtiment, le salua d’un brillant hourra, qui ne resta pas longtemps sans réponse. Faisant mettre aussitôt le petit canot à la mer, j’y montai avec Fritz, afin de me rendre à bord pour avoir une entrevue avec le capitaine.

Celui-ci nous reçut avec la franche cordialité d’un marin, et, faisant apporter une bouteille de vieux vin du Cap, il nous demanda affectueusement à quel heureux hasard il devait la satisfaction de voir flotter le pavillon anglais sur cette côte sauvage et inhospitalière. Il ajouta que lui-même s’appelait Littlestone, qu’il avait le grade de lieutenant de la marine royale, qu’il était en route pour le cap de Bonne-Espérance, où il apportait les dépêches de Sydney-Cove.

J’invitai le capitaine à passer à bord de la pinasse pour faire visite à ma chère famille : offre qu’il accepta cordialement, en me priant d’annoncer moi-même son arrivée aux dames.

Je ne perdis pas une minute pour m’acquitter de mon message, qui causa d’abord un certain trouble parmi les gens de la pinasse; mais on ne tarda pas à se remettre, et au bout de quelques instants tout était prêt pour accueillir dignement le capitaine.

Une demi-heure après, la chaloupe du navire se dirigea vers nous, portant le capitaine, maître Willis le pilote, et le cadet Dunsley. Ma femme s’empressa de leur offrir des rafraîchissements, qui furent acceptés avec reconnaissance.

La plus aimable franchise ne tarda pas à s’établir entre la famille et ses nouveaux hôtes, et il fut résolu que toute la compagnie débarquerait le soir dans la baie pour aller visiter les malades. Le capitaine nous dit que parmi eux se trouvait un mécanicien, qui était confié aux soins de sa femme et de ses deux filles.

Johann David Wyss

Le robinson suisse, texte intégral

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