Les chants de Maldoror

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Isidore Ducasse

Les 6 chants de Maldoror

C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant. Quand le pied glisse sur une grenouille, l’on sent une sensation de dégoût; mais, quand on effleure, à peine, le corps humain avec la main, la peau des doigts se fend, comme les écailles d’un bloc de mica qu’on brise à coup de marteau; et, de même que le cœur d’un requin, mort depuis une heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalité tenace, ainsi nos entrailles se remuent de fond en comble, longtemps après l’attouchement. Tant l’homme inspire de l’horreur à son propre semblable ! Peut-être que, lorsque j’avance cela, je me trompe; mais, peut-être qu’aussi je dis vrai. Je connais, je conçois une maladie plus terrible que les yeux gonflés par les longues méditations sur le caractère étrange de l’homme : mais, je la cherche encore… et je n’ai pas pu la trouver ! Je ne me crois pas moins intelligent qu’un autre, et, cependant, qui oserait affirmer que j’ai réussi dans mes investigations ? Quel mensonge sortirait de sa bouche ! Le temple antique de Dendérah est situé à une heure et demie de la rive gauche du Nil. Aujourd’hui, des phalanges innombrables de guêpes se sont emparées des rigoles et des corniches. Elles voltigent autour des colonnes, comme les ondes épaisses d’une chevelure noire. Seuls habitants du froid portique, ils gardent l’entrée des vestibules, comme un droit héréditaire. Je compare le bourdonnement de leurs ailes métalliques, au choc incessant des glaçons, précipités les uns contre les autres, pendant la débâcle des mers polaires. Mais, si je considère la conduite de celui auquel la providence donna le trône sur cette terre, les trois ailerons de ma douleur font entendre un plus grand murmure ! Quand une comète, pendant la nuit, apparaît subitement dans une région du ciel, après quatre-vingts ans d’absence, elle montre aux habitants terrestres et aux grillons sa queue brillante et vaporeuse. Sans doute, elle n’a pas conscience de ce long voyage; il n’en est pas ainsi de moi : accoudé sur le chevet de mon lit, pendant que les dentelures d’un horizon aride et morne s’élèvent en vigueur sur le fond de mon âme, je m’absorbe dans les rêves de la compassion et je rougis pour l’homme ! Coupé en deux par la bise, le matelot, après avoir fait son quart de nuit, s’empresse de regagner son hamac : pourquoi cette consolation ne m’est-elle pas offerte ? L’idée que je suis tombé, volontairement, aussi bas que mes semblables, et que j’ai le droit moins qu’un autre de prononcer des plaintes, sur notre sort, qui reste enchaîné à la croûte durcie d’une planète, et sur l’essence de notre âme perverse, me pénètre comme un clou de forge. On a vu des explosions de feu grisou anéantir des familles entières; mais, elles connurent l’agonie peu de temps, parce que la mort est presque subite, au milieu des décombres et des gaz délétères : moi… j’existe toujours comme le basalte ! Au milieu, comme au commencement de la vie, les anges se ressemblent à eux-mêmes : n’y a-t-il pas longtemps que je ne me ressemble plus ! L’homme et moi, claquemurés dans les limites de notre intelligence, comme souvent un lac dans une ceinture d’îles de corail, au lieu d’unir nos forces respectives pour nous défendre contre le hasard et l’infortune, nous nous écartons, avec le tremblement de la haine, en prenant deux routes opposées, comme si nous nous étions réciproquement blessés avec la pointe d’une dague ! On dirait que l’un comprend le mépris qu’il inspire à l’autre; poussés par le mobile d’une dignité relative, nous nous empressons de ne pas induire en erreur notre adversaire; chacun reste de son côté et n’ignore pas que la paix proclamée serait impossible à conserver. Eh bien soit ! que ma guerre contre l’homme s’éternise, puisque chacun reconnaît dans l’autre sa propre dégradation… puisque les deux sont ennemis mortels. Que je doive remporter une victoire désastreuse ou succomber, le combat sera beau : moi, seul, contre l’humanité. Je ne me servirai pas d’armes construites avec le bois ou le fer; je repousserai du pied les couches de minéraux extraites de la terre : la sonorité puissante et séraphique de la harpe deviendra, sous mes doigts, un talisman redoutable. Dans plus d’une embuscade, l’homme, ce singe sublime, a déjà percé ma poitrine de sa lance de porphyre : un soldat ne montre pas ses blessures, pour si glorieuses qu’elles soient. Cette guerre terrible jettera la douleur dans les deux partis : deux amis qui cherchent obstinément à se détruire, quel drame !

Deux piliers, qu’il n’était pas difficile et encore impossible de prendre pour des baobabs, s’apercevaient dans la vallée, plus grands que deux épingles. En effet, c’étaient deux tours énormes. Et, quoique deux baobabs, au premier coup d’œil, ne ressemblent pas à deux épingles, ni même à deux tours, cependant, en employant habilement les ficelles de la prudence, on peut affirmer, sans crainte d’avoir tort (car, si cette affirmation était accompagnée d’une seule parcelle de crainte, ce ne serait plus une affirmation; quoiqu’un même nom exprime ces deux phénomènes de l’âme qui présentent des caractères assez tranchés pour ne pas être confondus légèrement) qu’un baobab ne diffère pas tellement d’un pilier, que la comparaison soit défendue entre ces formes architecturales… ou géométriques… ou l’une et l’autre… ou ni l’une ni l’autre… ou plutôt formes élevées et massives. Je viens de le trouver, je n’ai pas la prétention de dire le contraire, les épithètes propres aux substantifs pilier et baobab : que l’on sache bien que ce n’est pas, sans une joie mêlée d’orgueil, que j’en fais la remarque à ceux qui, après avoir relevé leurs paupières, ont pris la très louable résolution de parcourir ces pages, pendant que la bougie brûle, si c’est la nuit, pendant que le soleil éclaire, si c’est encore le jour. Et encore, quand même une puissance supérieure nous ordonnerait, dans les termes le plus précis, de rejeter, dans les abîmes du chaos, la comparaison judicieuse que chacun a certainement pu savourer avec impunité, même alors, et surtout alors, que l’on ne perde pas de vue cet axiome principal, les habitudes contractées par les ans, les livres, les contacts de ses semblables, et le caractère inhérent à chacun, qui se développe dans une efflorescence rapide, imposeraient, à l’esprit humain, l’irréparable stigmate de la récidive, dans l’emploi criminel (criminel, en se plaçant momentanément et spontanément au point de vue de la puissance supérieure) d’une figure de rhétorique que plusieurs méprisent, mais que beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette phrase trop longue, qu’il accepte mes excuses; mais, qu’il ne s’attende pas de ma part à des bassesses. Je puis avouer mes fautes; mais, non, les rendre plus graves par ma lâcheté. Mes raisonnements se choqueront quelquefois contre les grelots de la folie et l’apparence sérieuse de ce qui n’est en somme que grotesque (quoique, d’après certains philosophes, il soit assez difficile de distinguer le bouffon du mélancolique, la vie elle-même étant un drame comique ou une comédie dramatique); cependant, il est permis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocéros, afin de se reposer de temps en temps d’un travail trop escarpé. Pour tuer des mouches, voici la manière la plus expéditive, quoique ce ne soit pas la meilleure : on les écrase entre les deux premiers doigts de la main. La plupart des écrivains qui ont traité de sujet à fond ont calculé, avec beaucoup de vraisemblance, qu’il est préférable, dans plusieurs cas, de leur couper la tête. Si quelqu’un me reproche de parler d’épingles, comme d’un sujet radicalement frivole, qu’il remarque, sans parti pris, que les plus grands effets ont été souvent produits par les plus petites causes. Et, pour ne pas m’éloigner davantage du cadre de cette feuille de papier, ne voit-on pas que le laborieux morceau de littérature que je suis à composer, depuis le commencement de cette strophe, serait peut-être moins goûté, s’il prenait son point d’appui dans une question épineuse de chimie ou de pathologie interne ? Au reste, tous les goûts sont dans la nature; et, quand au commencement j’ai comparé les piliers aux épingles avec tant de justesse (certes, je ne croyais pas qu’on viendrait, un jour, me le reprocher), je me suis basé sur les lois de l’optique, qui ont établi que, plus le rayon visuel est éloigné d’un objet, plus l’image se reflète à diminution dans la rétine.

Le Comte de Lautréamont

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