Le Comte de Lautréamont

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Isidore Ducasse

Les 6 chants de Maldoror

— Où suis-je ? N’ai-je pas changé de caractère ? Je sens un souffle puissant de consolation effleurer mon front rasséréné, comme la brise du printemps ranime l’espérance des vieillards. Quel est cet homme dont le langage sublime a dit des choses que le premier venu n’aurait pas prononcées ? Quelle beauté de musique dans la mélodie incomparable de sa voix ! Je préfère l’entendre parler, que chanter d’autres. Cependant, plus je l’observe, plus sa figure n’est pas franche. L’expression générale de ses traits contraste singulièrement avec ces paroles que l’amour de Dieu seul a pu inspirer. Son front, ridé de quelques plis, est marqué d'un stigmate indélébile. Ce stigmate, qui l’a vieilli avant l’âge, est-il honorable ou est-il infâme ? Ses rides doivent-elles être regardées avec vénération ? Je l’ignore, et je crains de le savoir. Quoiqu’il dise ce qu’il ne pense pas, je crois néanmoins qu’il a des raisons pour agir comme il l’a fait, excité par les restes en lambeaux d’une charité détruite en lui. Il est absorbé dans des méditations qui me sont inconnues, et il redouble d’activité dans un travail ardu qu’il n’a pas l’habitude d’entreprendre. La sueur mouille sa peau; il ne s’en aperçoit pas. Il est plus triste que les sentiments qu’inspire la vue d’un enfant au berceau. Oh ! comme il est sombre !… D’où sors-tu ?… Étranger, permets que je te touche, et que mes mains, qui étreignent rarement celles des vivants, s’imposent sur la noblesse de ton corps. Quoi qu’il en arrive, je saurais à quoi m’en tenir. Ces cheveux sont les plus beaux que j’aie touchés dans ma vie. Qui serait assez audacieux pour constater que je ne connais pas la qualité des cheveux ?

—    Que me veux-tu, quand je creuse une tombe ? Le lion ne souhaite pas qu’on l’agace, quand il se repaît. Si tu ne le sais pas, je te l’apprends. Allons, dépêche-toi; accomplis ce que tu désires.

—    Ce qui frissonne à mon contact, en me faisant frissonner moi-même, est de la chair, à n’en pas douter. Il est vrai… je ne rêve pas ! Qui donc es-tu, toi, qui te penches là pour creuser une tombe, tandis que, comme un paresseux qui mange le pain des autres, je ne fais rien. C’est l’heure de dormir, ou de sacrifier son repos à la science. En tout cas, nul n’est absent de sa maison, et se garde de laisser la porte ouverte, pour ne pas laisser entrer les voleurs. Il s’enferme dans sa chambre, le mieux qu’il peut, tandis que les ombres de la vieille cheminée savent encore réchauffer la salle d’un reste de chaleur. Toi, tu ne fais pas comme les autres; tes habits indiquent un habitant de quelque pays lointain.

—    Quoique je ne sois pas fatigué, il est inutile de creuser la fosse davantage. Maintenant, déshabille-moi; puis, tu me mettras dedans.

—    La conversation, que nous avons tous les deux, depuis quelques instants, est si étrange, que je ne sais que te répondre… Je crois qu’il veut rire.

—    Oui, oui, c’est vrai, je voulais rire; ne fais plus attention à ce que j’ai dit.

Il s’est affaissé, et le fossoyeur s’est empressé de le soutenir !

—    Qu’as-tu ?

—    Oui, oui, c’est vrai, j’avais menti… j’étais fatigué quand j’ai abandonné la pioche… c’est la première fois que j’entreprenais ce travail… ne fais plus attention à ce que j’ai dit.

—    Mon opinion prend de plus en plus de la consistance : c’est quelqu’un qui a des chagrins épouvantables. Que le ciel m’ôte la pensée de l’interroger. Je préfère rester dans l’incertitude, tant il m’inspire de la pitié. Puis, il ne voudrait pas me répondre, cela est certain : c’est souffrir deux fois que de communiquer son cœur en cet état anormal.

—    Laisse-moi sortir de ce cimetière; je continuerai ma route.

—    Tes jambes ne te soutiennent point; tu t’égarerais, pendant que tu cheminerais. Mon devoir est de t’offrir un lit grossier; je n’en ai pas d’autre. Aie confiance en moi; car, l’hospitalité ne demandera point la violation de tes secrets.

—    Ô pou vénérable, toi dont le corps est dépourvu d’élytres, tu me reprocheras avec aigreur de ne pas aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laisse pas lire; peut-être avais-tu raison, puisque je ne sens même pas de la reconnaissance pour celui-ci. Fanal de Maldoror, où guides-tu ses pas ?

—    Chez moi. Que tu sois un criminel, qui n’a pas eu la précaution de laver sa main droite, avec du savon, après avoir commis son forfait, et facile à reconnaître, par l’inspection de cette main; ou un frère qui a perdu sa sœur; ou quelque monarque dépossédé, fuyant de ses royaumes, mon palais vraiment grandiose, est digne de te recevoir. Il n’a pas été construit avec du diamant et des pierres précieuses, car ce n’est qu’une pauvre chaumière, mal bâtie; mais, cette chaumière célèbre a un passé historique que le présent renouvelle et continue sans cesse. Si elle pouvait parler, elle t’étonnerait, toi, qui me parais ne t’étonner de rien. Que de fois, en même temps qu’elle, j’ai vu défiler, devant moi, les bières funéraires, contenant des os bien plus vermoulus que le bois de ma porte, contre laquelle je m’appuyai. Mes innombrables sujets augmentent chaque jour. Je n’ai pas besoin de faire, à des périodes fixes, aucun recensement pour m’en apercevoir. Ici, c’est comme chez les vivants; chacun paie un impôt, proportionnel à la richesse de la demeure qu’il s’est choisie; et, si quelque avare refusait de délivrer sa quote-part, j’ai ordre, en parlant à sa personne, de faire comme les huissiers : il ne manque pas de chacals et de vautours qui désireraient faire un bon repas. J’ai vu se ranger, sous les drapeaux de la mort, celui qui fut beau; celui qui, après sa vie, n’a pas enlaidi; l’homme, la femme, le mendiant, les fils de rois; les illusions de la jeunesse; les squelettes des vieillards; le génie, la folie; la paresse, son contraire; celui qui fut faux, celui qui fut vrai; le masque de l’orgueilleux, la modestie de l’humble; le vice couronné de fleurs et l’innocence trahie.

—    Non certes, je ne refuse pas ta couche, qui est digne de moi, jusqu’à ce que l’aurore vienne, qui ne tardera point. Je te remercie de ta bienveillance… Fossoyeur, il est beau de contempler les ruines des cités; mais, il est plus beau de contempler les ruines des humains !

Le frère de la sangsue marchait à pas lents dans la forêt. Il s’arrête à plusieurs reprises, en ouvrant la bouche pour parler. Mais, chaque fois, sa gorge se resserre, et refoule en arrière l’effort avorté. Enfin, il s’écrie : “Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé contre une écluse qui l’empêche de partir, n’aille pas, comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis en dépecer un grand nombre, en te disant que, toi aussi, tu ne seras pas plus que ce chien. Quel mystère cherches-tu ? Ni moi, ni les quatre pattes nageoires de l’ours marin de l’océan Boréal, n’avons pu trouver le problème de la vie. Prends garde, la nuit s’approche, et tu es là depuis le matin. Que dira ta famille, avec ta petite sœur, de te voir si tard arriver ? Lave tes mains, reprends ta route, qui va où tu dors… Quel est cet être, là-bas, à l’horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts obliques et tourmentés; et quelle majesté, mêlée d’une douceur sereine ! Son regard, quoique doux, est profond. Ses paupières énormes jouent avec la brise, et paraissent vivre. En fixant ses yeux monstrueux, mon corps tremble; et c’est la première fois, depuis que j’ai sucé les sèches mamelles de ce qu’on appelle une mère. Il y a comme une auréole de lumière éblouissante autour de lui. Quand il a parlé, tout s’est tu dans la nature, et a éprouvé un grand frisson. Puisqu’il te plaît de venir à moi, comme attiré par un aimant, je ne m’y opposerai pas. Qu’il est beau ! Ça me fait de la peine de te le dire. Tu dois être puissant; car, tu as une figure plus qu’humaine, triste comme l’univers, belle comme le suicide. Je t’abhorre autant que je le peux; et je préfère voir un serpent, entrelacé autour de mon cou depuis le commencement des siècles, que non pas tes yeux… Comment !… c’est toi, crapaud !… gros crapaud !… infortuné crapaud !… Pardonne !… Pardonne !… pardonne !… que viens-tu faire sur cette terre où sont les maudits ? Mais, qu’as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pour avoir l’air si doux ? Quand tu descendis d’en haut, par un ordre supérieur, avec la mission de consoler les diverses races d’êtres existants, tu t’abattis sur la terre, avec la rapidité du milan, les ailes non fatiguées de cette longue, magnifique course; je te vis ! Pauvre crapaud ! Comme alors je pensais à l’infini, en même temps qu’à ma faiblesse. “ Un de plus qui est supérieur à ceux de la terre, me disais-je : cela, par la volonté divine. Moi, pourquoi pas aussi ? À quoi bon l’injustice, dans les décrets suprêmes ? Est-il insensé, le Créateur; cependant le plus fort, dont la colère est terrible !” Depuis que tu m’es apparu, monarque des étangs et des marécages ! couvert d’une gloire qui n’appartient qu’à Dieu, tu m’as en partie consolé; mais, ma raison chancelante s’abîme devant tant de grandeur ! Qui es-tu donc ? Reste… oh ! Reste encore sur cette terre ! Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec des paupières inquiètes…Si tu pars, partons ensemble !” Le crapaud s’assit sur ses cuisses de derrière (qui ressemblent tant à celles de l’homme !) et, pendant que les limaces, les cloportes et les limaçons s’enfuyaient à la vue de leur ennemi mortel, prit la parole en ces termes : “Maldoror, écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir, et je crois avoir une intelligence égale à la tienne. Un jour, tu m’appelas le soutien de ta vie. Depuis lors, je n’ai pas démenti la confiance que tu m’avais vouée. Je ne suis qu’un simple habitant des roseaux, c’est vrai; mais, grâce à ton propre contact, ne prenant que ce qu’il y avait de beau en toi, ma raison s’est agrandie, et je puis te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer de l’abîme. Ceux qui s’intitulent tes amis te regardent, frappés de consternation, chaque fois qu’ils te rencontrent, pâle et voûté, dans les théâtres, dans les places publiques, ou pressant, de deux cuisses nerveuses, ce cheval qui ne galope que pendant la nuit, tandis qu’il porte son maître-fantôme, enveloppé dans un long manteau noir. Abandonne ces pensées, qui rendent ton cœur vide comme un désert; elles sont plus brûlantes que le feu. Ton esprit est tellement malade que tu ne t’en aperçois pas, et que tu crois être dans ton naturel, chaque fois qu’il sort de ta bouche des paroles insensées, quoique pleines d’une infernale grandeur. Malheureux ! qu’as-tu dit depuis le jour de ta naissance ? Ô triste reste d’une intelligence immortelle, que Dieu avait créée avec tant d’amour ! Tu n’as engendré que des malédictions, plus affreuses que la vue de panthères affamées ! Moi, je préférerais avoir les paupières collées, mon corps manquant des jambes et des bras, avoir assassiné un homme, que ne pas être toi ! Parce que je te hais. Pourquoi avoir ce caractère qui m’étonne ? De quel droit viens-tu sur cette terre, pour tourner en dérision ceux qui l’habitent, épave pourrie, ballottée par le scepticisme ? Si tu ne t’y plais pas, il faut retourner dans les sphères d’où tu viens. Un habitant des cités ne doit pas résider dans les villages, pareil à un étranger. Nous savons que, dans les espaces, il existe des sphères plus spacieuses que la nôtre, et donc les esprits ont une intelligence que nous ne pouvons même pas concevoir. Eh bien, va-t’en !… retire-toi de ce sol mobile !… montre enfin ton essence divine, que tu as cachée jusqu’ici; et, le plus tôt possible, dirige ton vol ascendant vers la sphère, que nous n’envions point, orgueilleux que tu es ! Car, je ne suis pas parvenu à reconnaître si tu es un homme ou plus qu’un homme ! Adieu donc; n’espère plus retrouver le crapaud sur ton passage. Tu es la cause de ma mort. Moi, je pars pour l’éternité, afin d’implorer ton pardon !”

S’il est quelquefois logique de s’en rapporter à l’apparence des phénomènes, ce premier chant finit ici. Ne soyez pas sévère pour celui qui ne fait encore qu’essayer sa lyre : elle rend un son si étrange ! Cependant, si vous voulez être impartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte forte, au milieu des imperfections. Quand moi, je vais me remettre au travail, pour faire paraître un deuxième chant, dans un laps de temps qui ne soit pas trop retardé. La fin du dix-neuvième siècle verra son poète (cependant, au début, il ne doit pas commencer par un chef d’œuvre, mais suivre la loi de la nature); il est né sur les rives américaines, à l’embouchure de la Plata, là où deux peuples, jadis rivaux, s’efforcent actuellement de se surpasser par le progrès matériel et moral. Buenos-Aires, la reine du Sud, et Montevideo, la coquette, se tendent une main amie, à travers les eaux argentines du grand estuaire. Mais, la guerre éternelle a placé son empire destructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimes nombreuses. Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m’as lu. Toi, jeune homme, ne désespère point; car, tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire. En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis !

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