Les maîtres sonneurs

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George Sand

Les maîtres sonneurs

Le grand bûcheux eût souhaité endormir son fiel par un peu de vin, et je crois que Joseph s’y serait prêté de bon cœur pour s’oublier lui-même; mais jamais le vin n’avait eu de prise sur lui, et, moins que jamais, il en ressentit le bon secours. Il but quatre fois comme nous autres, qui n’avions pas de raisons pour vouloir enterrer nos entendements, et il n’en eut que les idées plus claires et la parole plus nette.

Enfin, à une méchanceté un peu trop forte qui lui vint, sur la finesse des femmes et la traîtrise des amis, Huriel, frappant du poing sur la table et prenant dans ses mains le bras de son père, qui depuis longtemps le poussait du coude pour le rappeler à la patience :

—    Non, mon père, dit-il, pardonnez-moi, mais je n’en puis endurer davantage, et il vaut mieux s’expliquer ouvertement quand on y est. Que ce soit demain, ou dans une semaine, ou dans une année, je sais que Joseph aura la dent aussi pointue qu’à cette heure, et si j’ai l’oreille fermée jusque-là, il faudra bien toujours qu’elle finisse par s’ouvrir aux reproches et aux injustices. Voyons, Joseph, il y a une bonne heure que je comprends, et tu as dépensé beaucoup d’esprit de trop. Parle chrétien, j’écoute. Dis ce que tu as sur le cœur, le pourquoi et le comment. Je te répondrai de même.

—    Allons, soit ! expliquez-vous, dit le grand bûcheux, en renversant son verre et prenant son parti comme il savait le faire à l’occasion : on ne boira plus, si ce n’est pour trinquer de franche amitié, car il ne faut pas mêler le venin du diable au vin du bon Dieu.

—    Vous m’étonnez beaucoup tous les deux, dit Joseph, qui devint jaune jusque dans le blanc de l’œil, et qui cependant continua de rire mauvaisement. À qui diantre en avez-vous, et pourquoi vous grattez-vous quand nulle mouche ne vous pique ? Je n’ai rien contre personne; seulement je suis en humeur de me moquer de tout, et je ne pense pas que vous m’en puissiez ôter l’envie.

—    Peut-être ! dit Huriel, dépité à son tour.

—    Essayez-y donc ! reprit Joseph toujours ricanant.

—    Assez ! dit le grand bûcheux, frappant sur la table avec sa grosse main noueuse. Taisez-vous l’un et l’autre, et puisqu’il n’y a pas de franchise chez toi, Joseph, j’en aurai pour deux. Tu as méconnu dans ton cœur la femme que tu voulais aimer; c’est un tort que le bon Dieu peut te pardonner, car il ne dépend pas toujours d’un homme d’être confiant ou méfiant dans ses amitiés; mais c’est, à tout le moins, un malheur qui ne se répare guère. Tu es tombé dans ce malheur, il faut t’y accoutumer et t’y soumettre.

—    Pourquoi donc ça, mon maître ? dit Joseph, se redressant comme un chat sauvage. Qu’est-ce qui s’est chargé de dire mon tort à celle qui n’en avait pas eu connaissance et qui n’a rien eu à en souffrir ?

—    Personne ! répondit Huriel. Je ne suis pas un lâche.

—    Alors, qui s’en chargera ? reprit Joseph.

—    Toi-même, dit le grand bûcheux.

—    Et qui m’y obligera ?

—    La conscience de ton propre amour pour elle. Un doute ne va jamais seul, et si tu es guéri du premier, il t’en viendra un second qui te sortira des lèvres aux premiers mots que tu lui voudras dire.

—    M’est avis, Joseph, dis-je à mon tour, que c’est déjà fait, et que tu as offensé, ce soir, la personne que tu veux disputer.

—    C’est possible, répondit-il fièrement; mais cela ne regarde qu’elle et moi. Si je veux qu’elle en revienne, qui vous dit qu’elle n’en reviendra pas ? Je me rappelle une chanson de mon maître dont la musique est belle et les paroles vraies :

On donne à qui demande.

Eh bien, marchez, Huriel ! Demandez en paroles, moi je demanderai en musique, et nous verrons si on est trop engagé avec vous pour ne pas se retourner de mon côté. Voyons, allez-y franchement, vous qui me reprochez d’y aller de travers ! Nous voilà à deux de jeu, nous n’avons pas besoin de nous déguiser. Une belle maison n’a pas qu’une porte, et nous frapperons chacun à la nôtre.

—    Je le veux bien, répondit Huriel; mais vous ferez attention à une chose, c’est que je ne veux plus de reproches, ni sérieux, ni moqueurs. Si j’oublie ceux que j’aurais à vous faire, ma douceur n’ira pas jusqu’à souffrir ceux que je ne mérite pas.

—    Je veux savoir ce que vous me reprochez ! fit Joseph, à qui le trouble de sa bile ôtait la souvenance.

—    Je vous défends de le demander, et je vous commande de vous en aviser vous-même, répondit le grand bûcheux. Quand vous échangeriez quelque mauvais coup avec mon fils, vous n’en seriez pas plus blanc pour cela, et vous n’auriez pas sujet d’être bien fier, si je vous retirais le pardon que, sans rien dire, mon cœur vous a accordé !

—    Mon maître, s’écria Joseph, très échauffé d’émotion, si vous avez cru avoir quelque pardon à me faire, je vous en remercie; mais, dans mon idée, je ne vous ai pas fait d’offense. Je n’ai jamais songé à vous tromper, et si votre fille avait voulu dire oui, je n’aurais pas reculé devant mon offre; c’est une fille sans pareille pour la raison et la droiture; je l’aurais aimée, mal ou bien, mais sincèrement et sans trahison. Elle m’eût peut-être sauvé de bien des torts et de bien des peines ! mais elle ne m’en a pas trouvé digne. Or donc, je suis libre, à cette heure, de rechercher qui me plaît, et je trouve que celui qui avait ma confiance et me promettait son secours s’est bien dépêché de profiter d’un moment de dépit pour me vouloir supplanter.

—    Ce moment de dépit a duré un mois, Joseph, répondit Huriel, soyez donc juste ! Un mois, pendant lequel vous avez, par trois fois, demandé ma sœur. Je devais donc penser que vous en faisiez une dérision, et, pour vous justifier d’une pareille insulte auprès de moi, il faut que vous me blanchissiez de tout blâme. J’ai cru à votre parole, voilà tout mon tort : ne me donnez point à croire que c’en soit un dont je me doive repentir.

Joseph garda le silence; puis, se levant :

—    Oui, vous avez raison dans le raisonnement, dit-il. Vous y êtes tous deux plus forts que moi, et j’ai parlé et agi comme un homme qui ne sait pas bien ce qu’il veut; mais vous êtes plus fous que moi si vous ne savez pas que, sans être fou, on peut vouloir deux choses contraires. Laissez-moi pour ce que je suis, et je vous laisserai pour ce que vous voudrez être. Si vous êtes un cœur franc, Huriel, je le connaîtrai bientôt, et, si vous gagnez la partie de bon jeu, je vous rendrai justice et me retirerai sans rancune.

—    À quoi connaîtrez-vous mon cœur franc, si vous n’avez pas encore été capable de le juger et de m’en tenir compte ?

—    À ce que vous direz de moi à Brulette, répondit Joseph. Il vous est commode de l’indisposer contre moi, et je ne peux pas vous rendre la pareille.

—    Attends ! dis-je à Joseph. N’accuse personne injustement. Thérence a déjà dit à Brulette que tu l’avais demandée en mariage il n’y a pas quinze jours.

—    Mais il n’a pas été dit et il ne sera pas dit autre chose, ajouta Huriel. Joseph, nous sommes meilleurs que tu ne crois. Nous ne voulons pas t’ôter l’amitié de Brulette.

Cette parole toucha Joseph, et il avança la main comme pour prendre celle d’Huriel; mais son bon mouvement demeura en route, et il s’en alla, sans dire un mot de plus à personne.

—    C’est un cœur bien dur ! s’écria Huriel, qui était trop bon pour ne pas souffrir de ces airs d’ingratitude.

—    Non ! c’est un cœur malheureux, lui répondit son père.

Frappé de cette parole, je suivis Joseph pour le gronder ou le consoler, car il me semblait qu’il emportait la mort dans ses yeux. J’étais aussi mal content de lui qu’Huriel, mais l’habitude que j’avais eue de le plaindre et de le soutenir, m’emportait vers lui quand même.

Il marchait si vite sur le chemin de Nohant, que je l’eus bientôt perdu de vue; mais il s’arrêta au bord du Lajon, qui est un petit étang sur une brande déserte. L’endroit est triste et n’a, pour tout ombrage, que quelques mauvais arbres mal nourris en terre maigre; mais le marécage foisonne de plantes sauvages, et, comme c’était le moment de la pousse du plateau blanc et de mille sortes d’herbages de marais, il y sentait bon comme en une chapelle fleurie.

Joseph s’était jeté dans les roseaux, et, ne se sachant pas suivi, se croyant seul et caché, il gémissait et grondait en même temps, comme un loup blessé. Je l’appelai, seulement pour l’avertir, car je pensais bien qu’il ne me voudrait pas répondre, et j’allai droit à lui.

—    Ça n’est pas tout ça, lui dis-je, il faut s’écouter, et les pleurs ne sont pas des raisons.

—    Je ne pleure pas, Tiennet, me répondit-il d’une voix assurée. Je ne suis ni si faible ni si heureux que de me pouvoir soulager de cette manière-là. C’est tout au plus si, dans les pires moments, il me vient une pauvre larme hors des yeux, et celle qui cherche à en sortir, à cette heure, n’est pas de l’eau, mais du feu, que je crois, car elle me brûle comme un charbon ardent; mais ne m’en demande pas la cause; je ne sais pas la dire ou ne veux pas la chercher. Le temps de la confiance est passé. Je suis dans ma force et ne crois plus à l’aide des autres. C’était de la pitié; je n’en ai plus besoin, et ne veux plus compter que sur moi-même. Merci de tes bonnes intentions. Adieu. Laisse-moi.

—    Mais où vas-tu passer la nuit ?

—    Je vas voir ma mère.

—    Il est bien tard, et il y a loin d’ici à Saint-Chartier.

—    N’importe ! dit-il en se levant. Je ne saurais rester en place. Nous nous reverrons demain, Tiennet.

—    Oui, chez nous, car c’est demain que nous y retournons.

—    Ça m’est égal, dit-il encore. Où elle sera, je saurai bien la retrouver, votre Brulette, et elle n’a peut-être pas encore dit son dernier mot !

George Sand

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